Le nœud gordien n’a pas été tranché : interview de Laurent Murawiec
29 février 2004
’analyste stratégique français Laurent Murawiec s’est fait connaître du grand public par son réquisitoire impitoyable à l’endroit de l’Arabie Saoudite. Il répond ici à nos questions sur l’évolution de la situation au Moyen-Orient et sur l’avenir de la lutte contre le terrorisme fondamentaliste islamique.
Le dernier livre de Laurent Murawiec, La guerre d’après, a été résumé sur notre site, et l’auteur déjà été présenté dans un autre guide de lecture consacré à son ouvrage consacré à la chose militaire, La guerre au XXIe siècle. Mais ses réflexions iconoclastes sur l’Arabie Saoudite méritaient un approfondissement, car elles indiquaient une marche à suivre on ne peut claire pour la suite du combat entrepris par les Etats-Unis : l’ultimatum adressé à Riyadh.
Français expatrié aux Etats-Unis, Laurent Murawiec juge sans ambages les menaces pesant aujourd’hui sur les nations occidentales et l’incapacité de l’Europe – et de la France – à les admettre. Ce faisant, il se situe à l’opposé du politiquement correct, mais son discours est fondé par des réflexions de fond sur la nature des nations et l’ancrage stratégique des conflits modernes. Il répond ci-dessous aux questions écrites que nous lui avons adressées.
«... C'est l'enjeu fondamental des élections américaines : une victoire démocrate, et c'est le retour à la passivité clintonienne, à l'idée que lutter contre le terrorisme, c'est traduire les vilains devant un tribunal, etc. »
Quelles réactions vous a valu votre livre La guerre d’après, en particulier en France ? Est-ce que votre réquisitoire a suscité le débat sur le rôle que joue l’Arabie Saoudite dans le terrorisme islamiste et la radicalisation des communautés musulmanes ?
Le livre a eu une bonne presse. Les media se sont largement fait l’écho de la thèse qu’il défend. Les ventes sont excellentes. Je reçois des lettres de lecteurs, on m’invite à en parler. La presse et les media islamo-arabophiles n’ont pas été contents, certains on manifesté leur agacement devant mon refus de la bien-pensance et le fait que je n’ai pas gardé ma langue dans ma poche. Un pseudo-journaliste franco-suisse m’a même consacré quelques pages dans son dernier ouvrage, en inventant la quasi totalité des « faits » relatés : c’est étonnant à quel point une attaque contre l’Arabie saoudite soulève de levées de boucliers à gauche. Les idées développées dans le bouquin font leur bonhomme de chemin : il est devenu impossible de contourner ou d’ignorer l’idée.
N’avez-vous pas l’impression que votre fracassante conférence au Pentagone en 2002 a fini par porter ses fruits, lorsque l’on constate la pression croissante exercée par les Etats-Unis sur l’Arabie Saoudite – comme l’expulsion récemment ordonnée de diplomates ?
Les signes s’en amoncellent, en effet, mais le nœud gordien n’a toujours pas été tranché. Quand Rumsfeld annonce le depart des troupes américaines d’Arabie ; que le FBI saisit et passe au peigne fin une partie des comptes de l’ambassade saoudienne à Washington ; que le ministère de la Justice révoque le statut et le visa diplomatique de 70 « diplomates » saoudiens, en réalité propagandistes extrémistes, etc. – ce sont autant de signes positifs. Par contre, laisser le régime saoudien soutenir, par omission et par dessein, les insurgés jihadistes en Irak sans réagir, en continuant d’afficher le respect officiel américain… voilà le signe d’une schizophrénie continuée. Ce sont les faits qui comptent : continuer, comme le fait Colin Powell, de donner la moindre crédibilité aux fariboles d’une prétendue « lutte anti-terroriste » de la part du régime de Riyadh, c’est du déni de réalité. On en est là – Bush se meut à la façon d’un crabe, ce n’est ni efficace, ni droit.
Comment jugez-vous la situation stratégique des Etats-Unis au Moyen-Orient, en particulier avec la consolidation des acquis et le maintien d’une forte présence militaire en Irak ?
Evidemment, la situation sur le terrain est infiniment meilleure que l’image qu’en donnent les media européens, à l’affût de l’attentat qui « confirme » la sagacité dont ils ont fait preuve depuis le départ – troupes américaines « embourbées » pendant la campagne militaire, etc. Mais quand je parle du Monde, du Guardian, du New York Times, je parle d’une presse militante et non d’une presse qui rapporte des faits et les analyse – ou de France 2, sans parler de l’ineffable BBC.
D’un autre côté, les Etats-Unis, en respectant le droit d’ingérence des régimes terroristes syrien, iranien et saoudien en Irak, se sont transformés en Sisyphe roulant sans cesse son rocher. Il y a des succès certains, une certaine stabilisation, des avancées sur le terrain – mais l’insurrection est nourrie, par l’Iran en particulier. N’avoir pas dé-baassifié conduit à des pertes américaines. Les pertes accentuent la pression en faveur d’élections – comme si les élections étaient la démocratie au lieu de son résultat et l’un de ses moyens d’action : on est dans le politiquement correct. Je crains que l’administration américaine, et le proconsul Bremer, n’aient mélangé leurs priorités.
La nouvelle théorie américaine des dominos fonctionne-t-elle, comme semble le montrer le cas lybien ? Et est-ce que l’Arabie Saoudite sera le prochain – et inévitable – champ de bataille de la guerre contre le terrorisme ?
Pour que les dominos tombent, encore faut-il les pousser. C’est l’enjeu fondamental des élections américaines : une victoire démocrate, et c’est le retour à la passivité clintonienne, à l’idée que lutter contre le terrorisme, c’est traduire les vilains devant un tribunal, etc. En cas de réélection du président Bush, la partie ne sera pas gagnée pour autant : il faut de l’ambition et une vision d’envergure, dont le manque se fait cruellement sentir. Les effets induits de la victoire en Irak et de la capture de Saddam ont été suffisants pour effrayer Kaddhafi. Ils sont insuffisants pour faire basculer les autres dominos. Les régimes arabes, et l’iranien, ces infectes dictatures, sont coalisés pour faire échouer l’entreprise américaine, quelles que soient les bonnes paroles dont ils enduisent les diplomates américains les jours où cela leur chante. Si la guerre contre la terreur doit aboutir, elle ne peut manquer de s’attaquer à ses sources – les régimes : Iran, Saoudie, Syrie, et le quasi-régime palestinien.
Quelles options s’offrent encore à la famille royale saoudienne, dont l’arme du pétrole a perdu en efficacité, et qui semble confrontée aux prétentions et à l’impatience accrues des islamistes ?
Je crois que le régime saoudien est en cours d’effondrement, et qu’il s’agite de tous côtés pour donner des gages à toutes les sections de la société saoudienne. Il y a en Arabie saoudite une guerre civile « au ralenti » où l’on tue, où l’émeute gronde, où les différentes factions de la famille royale, incapables de se mettre d’accord sur les grandes options et en particulier la succession du roi paralysé, n’ont désormais plus les moyens d’acheter le bon vouloir de tous. La contradiction est inextricable, le régime en perdition. Chacun, je crois, prépare déjà ses positions de repli et d’attaque: un gorbatchévisme saoudien sans Gorbatchev. Le Hejaz et d’autres régions se rebiffent. Le régime n’en a pas pour longtemps. Il est coincé entre l’Islamo-fascisme qu’il a lui-même suscité, et les besoins de sa propre survie.
Vous consacrez quelques lignes sarcastiques à l’armée saoudienne dans La guerre d’après, mais est-ce que les missiles chinois dont dispose l’Arabie Saoudite et ses contacts avec des proliférateurs nucléaires notoires ne constituent pas une forme de dissuasion ?
Faudrait-il encore avoir des servants compétents. La Garde nationale du prince héritier Abdallah est une force militaire plus sérieuse, mais pas inquiétante pour une armée sérieuse. Le dilemme militaire de l’Arabie est le même que son dilemme technologique : pour avoir des servants compétents, il faut les former – mais il faudrait pour cela inverser le système de valeurs qui sont au cœur du nexus saoudo-wahhabite. Il ne l’a évidemment pas fait – les servants sont donc absents, ou étrangers, et donc pas sous contrôle.
Comment interprétez-vous la répression qui a récemment frappé au Pakistan les scientifiques nucléaires ayant contribué à distribuer leur savoir-faire dans le monde islamique ?
Répression ? Le Pakistan, pris la main dans la sac, après y avoir plongé depuis vingt ans, émet quelques miaulements désapprobateurs… Zulfikar Ali Bhutto, le féodal pseudo-socialiste, ou islamo-corrompu, avait lancé le programme nucléaire pakistanais comme « bombe islamique ». Le programme a constamment été financé par l’Arabie saoudite, qui s’achetait ainsi une capacité nucléaire (et balistique) comme elle s’était attachée les services mercenaires du Pakistan en général. Tout au Pakistan est vérolé de la même manière. Quand Musharraf explique que l’ISI (Inter-Service Intelligence) est un service obéissant, discipliné, etc., il se plie aux volontés de ce gouvernement parallèle. Donc, la prolifération hyperactive dont s’est systématiquement rendu couplable le Pakistan a été démasquée. On s’applique à faire semblant d’y remédiant… en amnistiant illico le chef du gang des proliférateurs nucléaires.
Avec le recul, quel jugement peut-on porter aujourd’hui sur la Guerre du Golfe et la décision de contenir l’Irak pendant 12 ans ? Est-ce qu’il n’aurait pas été préférable, soit de laisser Saddam Hussein envahir l’Arabie Saoudite, soit de mettre un terme à son régime ?
Non. Saddam, adossé sur le pétrole kowéitien et le saoudien, c’était vraiment Hitler appuyé sur toute l’industrie européenne conquise, sans avoir à se soucier d’une invasion. Saddam devenait l’hégémon du Moyen-Orient, la grande puissance régionale. La conclusion prématurée de la première guerre du Golfe a donné à l’ensemble du monde arabe la pire des leçons : que les Américains n’iraient pas jusqu’au bout, qu’ils préfèraient un despote stable à tout autre solution, qu’ils étaient prêts à suivre les Saoudiens – en un mot, que si les Américains pouvaient être à craindre tactiquement, ils étaient stratégiquement ineptes. Bush Senior a fait la pire des erreurs : s’arrêter à mi-chemin. On ne coupe pas la moitié des têtes de l’hydre – ou l’on s’abstient complètement – les moitiés repoussent, le reste s’énerve encore plus.
L’Europe découvre ces jours la longue liste des entreprises et des particuliers ayant bénéficié des largesses de Saddam Hussein. Dans quelle mesure ces versements ont-ils pu influencer la politique de certains pays, et notamment la France, par rapport à l’Irak ?
La corruption exercée par l’intermédiaire des « renvois d’ascenseur » et des commissions sur les grands contrats : suivez ces contrats, les ministres qui les ont négociés, appuyés, cofacés. La « politique arabe de la France » lancée par le général de Gaulle sera toujours resté ce qu’elle fut de son vivant, une fiction lamentable, l’achat d’une délétère « influence » en contre-partie d’une politique de soutien au despotisme, à la dictature. De Gaulle était intègre, comme Pompidou. Cela ne garantissait pas du tout la pureté de la foule d’intermédiaire politico-affairistes qui grouillaient (et grouillent) autour de tout cela. Amitiés particulières, amitiés intéressées. La France a massivement soutenu Saddam – et les régime assadien en Syrie, le régime fantoche du Liban, le régime riche en contrats de Riyadh, et les autres. Faites vos comptes – ou les leurs.
L’OTAN semble aujourd’hui de plus en plus favorable à un engagement nominal en Irak. Compte tenu des opérations en cours en Afghanistan et de l’extension du Partenariat pour la Paix aux républiques d’Asie centrale, quelle évaluation faites-vous de cette influence croissante ?
Influence ? Déploiement, oui. C’est bien : il faut que l’organisation militaire serve à quelque chose, puisqu’elle n’a plus aucune raison d’être en Europe.
Dans votre livre, vous détaillez l’influence subversive de l’Arabie Saoudite par la propagation de l’idéologie wahhabite dans le monde entier. Ne pensez-vous pas que les pays européens commencent à prendre conscience de cette influence ?
Je l’espère. Reste à voir les actions. Faire une loi sur le voile – quid d’interdire et d’empêcher le financement des mosquées par les Wahhabites? D’expulser tous les imams et autres cadres wahhabites et Frères musulmans? Quid de dénonciations en règle de la subversion islamiste? “L’Islam est une religion de paix” serinent à tout propos les jihadistes et les bonnes âmes à la crédulité munichoise, ou vichyssoise. Il serait bon, par exemple, d’imiter les Américains et d’éjecter les Sections diplomatiques saoudiennes ès-affaires islamiques de toutes les embassades.
Comment jugez-vous la polémique secouant actuellement la France après la décision d’interdire le port ostensible de signes religieux à l’école, en tout spécialement du voile islamique ? La France risque-t-elle d’être l’objet de fatwas enflammées et d’actes terroristes ?
La France (chiraquienne en particulier) essaie depluis longtemps d’acheter le bon vouloir du monde arabo-musulman, en particulier en contribuant ostentoirement à tout ce qui peut affaiblir – et, à terme, provoquer le fléchissement, voire la destruction – d’Israël. Ce genre de lâcheté ne produit pas le respect, mais le mépris. Les Islamistes, Iraniens en particulier, ont déjà à deux reprises mis Paris à feu et à sang. Pour parler avec force de conviction au Hezbollah, à l’Iran ayatollesque, comme aux terroristes palestiniens du Hamas, il ne faut pas essayer de les amadouer, de recommander (Villepin) de « ne pas les isoler » : il faut les tuer. S’en priver, c’est capituler. Certes, la France continue de purger son sentiment de culpabilité né de la Guerre d’Algérie, de soupirer bondieusement dans le sens du tiers-mondisme (Che Guevara et Fidel Castro, idoles mitterrandiennes), et de puiser une grandeur factice aux sources empoisonnées de l’héritage soviétique. C’est cette faiblesse qui la rend vulnérable. Permettre la moindre introduction de la loi islamique (charia) et des mœurs et coutumes qui l’accompagnent – statut de la femme pour commencer – c’est manifester la funeste faiblesse qui enhardit les islamistes. La France, si ses chefs avaient quelque honneur, aurait dû répondre en faisant bastonner les misérables terroristes qui se permettent de la menacer. Je suis blessé qu’elle ne l’ai pas fait.
Enfin, quelles sont vos prochaines publications, dont sauf erreur un livre intitulé Les ateliers de Vulcain ?
« Vulcain », c’est mon séminaire d’il y a près d’une décennie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales – c’est l’histoire de la planification économique comme système idéologique et comme pratique d’Etat. C’est pour l’an prochain – c’est un livre purement universitaire, qui approche la question du totalitarisme d’un point de vue nouveau, celui de l’économie et de son soubassement intellectuel.
Je prépare aussi une étude – j’espère en faire un livre – de réinterprétation de Sun Zi comme penseur daoïste : j’essaie d’y comprendre le système stratégique chinois comme une non-bataille fondée sur l’action psychologique et politique : un anti-Clausewitz, pour ainsi dire. C’est pour cette année. Et ensuite, un gros boulot sur ce qu’on peut appeler « The Arab Way of War. »
Questions : Maj EMG Ludovic Monnerat