Victor Davis Hanson, Ripples of Battle,
Doubleday, 2003
25 janvier 2004
es
effets à long terme des batailles sur les hommes et les sociétés qui les vivent
forment un domaine peu étudié de l'histoire. Ce livre comble une lacune et
montre que le déroulement - au moins autant que l'issue - de certains
affrontements ont encore aujourd'hui un impact considérable.
Victor Davis
Hanson a déjà été présenté dans le guide consacré à Carnage & Culture, un livre qui a grandement
contribué à le faire connaître au-delà du cercle restreint des amateurs
d'histoire militaire classique. Son dernier ouvrage poursuit ces réflexions
novatrices sur l'interdépendance entre la culture, la société et la bataille,
et vise à montrer comment des faits d'armes parfois lointains et oubliés
influencent encore grandement notre manière non seulement de combattre, mais
également de vivre et de penser.
L'origine de
ce livre réside dans l'image persistante que l'auteur a depuis l'enfance de son
oncle, mort au combat à l'âge de 23 ans dans les rangs des Marines à Okinawa. Unanimement
apprécié, ce jeune homme a personnalisé les conséquences humaines des conflits
en étant pendant des décennies une source inépuisable de regrets, et un thème
de conversation fréquent. Finalement, des recherches ont permis à l'historien
de retrouver des camarades de son oncle présents sur l'île japonaise, et l'ont
amené à approfondir ses réflexions.
Victor Davis
Hanson a choisi d'étudier trois batailles relativement peu connues afin de
cerner leur influence jusqu'à ce jour : la longue et sanglante conquête de
l'île japonaise d'Okinawa, du 1er avril au 2 juillet 1945, par les Forces
armées américaines ; la surprise brutale de Shiloh durant la Guerre de
Sécession américaine, les 6 et 7 avril 1862 ; et le choc entre Athéniens
et Béotiens à Délium, en 424 avant notre ère, pendant la Guerre du Péloponnèse.
Moins connus que Iwo Jima, Gettysburg ou Platée, ces affrontements sont
pourtant d'une importance considérable.
Au-delà d'une
gigantesque opération amphibie, Okinawa reste le symbole des attaques suicides
menées par les kamikazes japonais. L'effet terrifiant de ces frappes
désespérées - plus de 5000 marins américains ont péri au large de l'île - a
ainsi dépassé le carnage des combats terrestres et provoqué une indéniable
érosion des valeurs morales au sein des forces US. La décision d'engager l'arme
atomique pour s'éviter des centaines d'Okinawas sur le sol nippon en sera la
conséquence la plus directe.
L'auteur
montre également que ces attaques ont amené les militaires américains à penser
que les Asiatiques accordaient moins d'existence à leur propre vie. Cette
confusion culturelle, à son tour, a eu pour effet d'ériger les pertes infligées
- le body count - en mesure du succès, et d'ouvrir la porte au ciblage
indiscriminé des civils. Les choix stratégiques et opératifs effectués par la
hiérarchie militaire US au Vietnam ne peuvent être compris sans l'arrière-fond
tissé par les massacres d'Okinawa, un quart de siècle plus tôt.
Les
conséquences de la bataille de Shiloh sont encore plus nettes. La célébrité
inespérée de Sherman va promouvoir ses idées, comme la destruction des infrastructures
et la culpabilité collective des populations. La mort soudaine de Johnston va
imposer le mythe de la cause perdue par un caprice du destin, et marquer
durablement la psyché du Sud. La disgrâce de Wallace l'amènera à écrire Ben
Hur pour se justifier, et ainsi créer la fiction populaire américaine. Le
prestige de Forrest sera essentiel dans la popularité du Ku Klux Klan.
Quant à
Délium, cette grande défaite athénienne qui fut également l'un des premiers
exemples d'attaque préemptive, elle provoquera l'exaltation des classes
moyennes dans les tragédies d'Euripide, autorisera la poursuite de la Guerre du
Péloponnèse grâce à l'aura acquise par Alcibiade au combat, inventera la
tactique militaire occidentale par la pratique du commandement, et finalement
déterminera toute la philosophie du monde antique - et même l'exégèse du
christianisme - par le fait que Socrate survivra à la bataille.
L'argumentation
de Victor Davis Hanson est sans faille. C'est bien le sort des nations - voire
des civilisations - qui est en jeu sur le champ de bataille, et le rôle parfois
décisif de certains individus rappelle que l'Histoire n'est pas qu'une suite
déterministe de facteurs économiques, démographiques et environnementaux. La
grande qualité de l'auteur est d'analyser en profondeur les événements retenus
et de discuter avec précision et honnêteté leurs conséquences au fil des
décennies, voire des siècles, compte tenu de nos connaissances.
Ce livre
possède en outre l'avantage d'être ancré dans l'actualité. La croyance selon
laquelle le suicide permet de compenser l'infériorité matérielle reste cruciale
dans les modalités d'action du terrorisme contemporain. Ce qui incite à prendre
du recul et à considérer les conflits de notre ère avec la seule perspective
qui leur convient - celle de l'humanité.
Maj EMG Ludovic Monnerat