Le jugement de Bellasi laisse les contempteurs du renseignement suisse sur les bancs des accusés
15 février 2003
vec le verdict du tribunal pénal économique du canton de Berne, la plus vaste escroquerie survenue au sein de l'administration fédérale trouve son épilogue officiel. Mais l'histoire de cette fausse affaire d'Etat utilisée pour attaquer la sécurité nationale attend encore ses conséquences politiques, et l'étude détaillée de ses mécanismes.
Condamné à 6 ans de réclusion pour escroquerie, faux dans les titres, blanchiment d'argent, dénonciation calomnieuse et port illégal d'arme, Dino Bellasi s'en tire à bon compte: après 3 ans et demi de détention préventive, il peut en effet espérer une libération conditionnelle en août prochain. Bien entendu, l'ancien comptable du Groupe des renseignement devra rembourser 6 millions de francs sur les 9,3 que ses agissements ont coûté à la Confédération. Mais les officiers visés par ses accusations délirantes conservent une amertume légitime, alors que les hommes et femmes politiques ayant tenté de saborder les services de renseignements suisses sont aujourd'hui aussi transparents que l'innocence – même si l'ampleur de leur irresponsabilité est évidente pour tous depuis le 11 septembre 2001.
«... rien de cela n'aurait expliqué l'agitation qui s'est emparée de la classe politique et des médias suisses si des motivations plus profondes ne s'étaient pas manifestées. »
La Confédération n'a certes pas été absoute par le procès qui s'est tenu du 27 janvier au 14 février, et les manquements dans les contrôles au sein des services de renseignements ont abouti à diminuer la peine de Bellasi. De même, les supérieurs de ce dernier ont été trompés et abusés par des stratagèmes de petite envergure, ce qui rappelle à quel point les chefs militaires ont traditionnellement un intérêt limité pour les détails comptables. Pourtant, rien de cela n'aurait expliqué l'agitation qui s'est emparée de la classe politique et des médias suisses entre août et septembre 1999 si des motivations plus profondes ne s'étaient pas manifestées. Avec le recul, il est possible de faire aujourd'hui de cette affaire politico-médiatique une relecture éclairante, qui révèle notamment la manière dont sont considérées les questions de sécurité dans certaines élites du pays.
Des proportions inimaginables
Les faits sont néanmoins désespérément simples: entré au Groupe des renseignements en 1988, Dino Bellasi est un individu instable qu'une ambition militaire frustrée – il a été exclu de l'école d'officiers d'infanterie pour insuffisance physique, et n'a pu accéder au grade de capitaine qu'en devenant secrétaire d'état-major – et des déconvenues personnelles ont précipité dans la mythomanie. Grâce des détournements de fonds perpétrés à l'abri de la confidentialité propre aux services de renseignements, il s'invente une double vie fantastique, sombre dans la débauche et le luxe à coup de dépenses somptuaires, et assouvit sa passion pour les armes en accumulant une collection gigantesque. Ecartelé entre ses liaisons multiples et incapable d'assurer ses activités professionnelles, il avance un nouveau mensonge – un cancer en phase terminale – avant de prendre la fuite avec l'ex-cover girl devenue sa femme, et est appréhendé à l'aéroport de Kloten au soir du 12 août 1999.
A cet instant, l'affaire Bellasi n'est qu'un embarras de plus pour les services de renseignements suisses, diabolisés et largement laissés à eux-mêmes depuis l'affaire des réseaux P-26 et P-27: par ses fonctions, le comptable avait en effet accès aux coordonnées de dizaines d'officiers de renseignements de milice, tous spécialistes de questions aussi bien économiques que scientifiques ou politiques. Les spéculations sur les informations compromises, les fonds écoulés et l'incurie des contrôles tranchent sur l'actualité assez plate de l'été 1999. Malgré l'importance des sommes impliquées, il est d'ailleurs piquant de remarquer que la gestion des comptes au sein du Groupe des renseignements avait fait l'objet d'un rapport très favorable des experts de la Confédération. La malversation ne semble alors qu'un problème de contrôle.
Le sujet prend une autre dimension le dimanche 22 août lorsque, à l'occasion d'une conférence de presse qui restera dans l'histoire comme un modèle d'égarement politique, Adolf Ogi annonce que l'affaire a "pris des proportions inimaginables". Entouré du divisionnaire Peter Regli, chef du Groupe des renseignements, et de Felix Bänziger, substitut du procureur général Carla del Ponte, le chef du Département de la Défense, de la Protection de la population et des Sports (DDPS) parle fébrilement de trafic d'armes, de crime organisé et de constitution d'une armée secrète, en promettant de faire toute la lumière sur ces soupçons. Suspendu à sa demande pour ne pas perturber l'enquête, le divisionnaire Regli qualifie ces accusations de "mensonges grotesques" et s'attend à retrouver son poste sitôt l'enquête achevée.
«... le chef du DDPS parle fébrilement de trafic d'armes, de crime organisé et de constitution d'une armée secrète, en promettant de faire toute la lumière sur ces soupçons. »
Le mardi 24 août, le Ministère public de la Confédération prend les devants et procède à des perquisitions dans les locaux du Groupe des renseignements; les scellés sont apposés, et deux cadres-clefs sont suspendus: le colonel EMG Fred Schreier, chef du service de renseignement stratégique, et le colonel EMG Jean-Denis Geinoz, chef d'état-major du Groupe. Ce dernier est ainsi emmené à son domicile par des policiers en uniforme, devant toute sa famille, pour répondre aux questions de Carla del Ponte. Le Ministère public annonce également qu'une cache d'armes aurait été découverte à Bümpliz. Malgré le caractère fantastique des accusations proférées par l'ancien comptable dans sa cellule, le mythe d'une armée secrète subsiste quelques jours, notamment lorsqu'il apparaît que Bellasi avait organisé des séances de tir avec des armes étrangères pour un petit groupe de militaires.
Mais la baudruche se dégonfle le 30 août, lorsque Carla del Ponte mène un interrogatoire que l'on devine serré de Dino Bellasi, au cours duquel celui-ci avoue avoir intégralement fabriqué cette fable d'armée secrète pour dévier l'opprobre et la culpabilité sur ses supérieurs. L'affaire reprend immédiatement ses véritables dimensions, celle d'une escroquerie majeure accomplie par un individu dépourvu de tout scrupule. Par la suite, Bellasi et son avocat André Seydoux – dont le rôle exact reste encore inconnu, et qui n'a jamais été capable d'apporter une seule preuve pour fonder les dires de son client – affirmeront que ces aveux ont été extorqués. Les trois cadres supérieurs des renseignements n'en sont pas moins lavés de tout soupçon, même si le divisionnaire Regli sera mis en retraite anticipée.
Le procès qui s'est achevé hier n'a pas permis d'amener de nouveaux éléments dans cette affaire, mais bien de préciser clairement le caractère et les motivations de Dino Bellasi, ainsi que l'invraisemblance de ses accusations. L'intérêt très limité du public pour les dépositions a succédé aux turpitudes et aux vertiges de l'été 1999, qui ont amené les déclarations fracassantes d'un escroc à être prises au sérieux par le Ministère public de la Confédération. Aujourd'hui encore, Bellasi s'en tient à son armée de l'ombre et donne aux médias des entretiens et des réponses dont il a privé la justice. Et si la complaisance des uns contraste avec l'impartialité de l'autre, le fait qu'une dénonciation calomnieuse condamnée en bonne et due forme soit encore utilisée pour faire planer le doute est révélateur. Dino Bellasi ne devrait pas avoir de difficulté à trouver une plume complice pour écrire un livre à grand succès sur sa vie. Il est plus complexe d'expliquer pourquoi une escroquerie a permis de décapiter le renseignement suisse.
La presse première accusée
Les médias ont été les premiers accusés dans le cadre de l'affaire Bellasi. Le 21 septembre 1999, un appel signé par 145 politiciens, militaires et économistes a dénoncé l'abus de la confiance populaire consistant à avoir transformé en affaire d'Etat un délit isolé. Principale visée, la presse a rejeté de manière dédaigneuse toute accusation et toute incitation à l'autocritique, en incriminant l'incurie des services de renseignements et les propres déclarations du Gouvernement. Cet appel a d'ailleurs été dénoncé sur la forme, parce que plusieurs officiers généraux en fonction et au moins un conseiller national du Parti de la Liberté l'avaient cosigné, sans que son argumentation ne soit prise en compte. Aujourd'hui, avec le recul et suite notamment à l'affaire Borer/Ringier, il n'est plus possible d'ignorer la décrépitude déontologique qui ronge certaines rédactions, ni les inclinations majoritaires des rédacteurs.
De fait, l'affaire Bellasi est avant tout une escroquerie médiatique rythmée par les manipulations sémantiques et les fuites anonymes, principalement par l'entremise et au bénéfice pécuniaire de la presse de boulevard alémanique, et qui s'est rapidement étendue à l'ensemble des médias. Moins d'une semaine après l'arrestation de Bellasi, des fuites affirment que les signatures du colonel EMG Geinoz et du divisionnaire Regli figuraient sur les chèques encaissés par l'escroc auprès de la BNS. Le 22 août, le Sonntagsblick rend publiques les accusations d'armée secrète que Bellasi a faites auprès du Ministère public, et affirme que 200 armes sophistiquées et un stock important de munitions appartenant à l'ancien comptable ont été retrouvés. Le 29, c'est encore le Sonntagsblick qui affirme que Bellasi a organisé des entraînements au tir avec des armes de précision. En fait, c'est tout le déroulement de l'enquête qui est influencé par ces révélations, sans que celles-ci n'aient de considération pour la présomption d'innocence ou pour la qualité des sources exploitées.
Il faudra attendre que la bulle médiatique éclate pour se rendre compte que tout cela n'est que mensonge. Ainsi, les signatures sur les chèques avaient été falsifiées par Bellasi. La fable de l'armée secrète a été largement colportée par son avocat André Seydoux, dont la haine pour l'institution militaire est connue, et qui a lui-même déclaré que Peter Regli avait "confié de très importantes responsabilités" à son client. Les armes entreposées par l'ancien comptable constituaient une collection couvrant toutes les époques du XIXe au XXe siècle, et dont la majorité des exemplaires étaient uniques. Le stock de munitions rassemblait un nombre invraisemblable de calibres différents. Les armes dites de précision utilisées pour des séances de tirs entre amis n'étaient que des fusils d'assaut de qualité médiocre. On ne s'en rendra pas bien compte à l'époque, mais l'affaire Bellasi a contribué au même titre que l'affaire des fonds en déshérence à perpétuer la défiance populaire à l'endroit des médias.
«... l'affaire Bellasi est avant tout une escroquerie médiatique rythmée par les manipulations sémantiques et les fuites anonymes, qui s'est étendue à l'ensemble des médias. »
Pourtant, les reproches qui leur sont adressés ne correspondent pas tous à la réalité. En soi, le fait que le Sonntagsblick ou d'autres organes de presse aient des sources au sein du Ministère public de la Confédération ou Département de la Défense ne mérite nul grief, et garantit au contraire un contrôle plus démocratique de l'appareil gouvernemental et judiciaire. C'est bien l'exploitation commerciale à outrance de ces renseignements qui est en cause. Pour attirer le chaland et augmenter son audience, la presse suisse n'a pas hésité à reprendre à son compte des mensonges éhontés, et ainsi pratiquer une désinformation délibérée sans égard à son impact sur la sécurité collective. De nos jours, les médias sont avant tout des entreprises à but lucratif où le civisme et l'anticipation n'ont guère cours. En 1999, la première ligne de défense que constituent de facto les services de renseignements importait bien moins que le spectre de l'affaire – déjà! – des fiches. Il en est probablement de même aujourd'hui.
La manière avec laquelle les révélations successives sur les délits de Dino Bellasi ont été accueillies par nombre de journalistes en dit long sur leur opinion. Une véritable jubilation – qui ne doit rien au calme estival – s'est emparée des rédactions en août 1999. Plusieurs d'entre eux, comme Gérard Delaloye dans les colonnes de Largeur.com, n'ont pas hésité à exprimer leurs sentiments en affirmant "adorer" cette affaire leur permettant de gloser longuement sur la prétendue nullité des services de renseignements suisses. Lorsqu'un journal ambitieux comme l'Hebdo se permet de titrer un article "Comment se débarrasser des militaires", les pulsions qui alimentent ces critiques ne font aucun doute. On se demande d'ailleurs quels sont les produits concrets étayant des conclusions pareillement définitives: rabâcher des affaires datant de la guerre froide sans avoir accès à seul document ne fonde pas une analyse actuelle. Il est piquant de relever que parallèlement à l'affaire Bellasi était publiée la documentation "Le combat moderne en Europe", produit du Groupe des renseignements, qui est depuis devenue une référence didactique sur le continent européen.
Par dessus tout, c'est donc la méconnaissance, les préjugés et la suffisance qui ont fondé les errements des médias dans cette affaire. Il paraît vain de leur imputer une démarche subversive d'ensemble, même si les attaques de certains titres Ringier contre des hauts fonctionnaires également officiers de milice se sont systématiquement multipliées ces dernières années. Une anecdote vécue par l'auteur souligne mieux le problème: le lundi 30 août, le quotidien Le Matin avait ainsi repris sous la plume de Vincent Donzé une assertion publiée la veille par le Sonntagsblick, et selon laquelle Dino Bellasi avait entreposé 100'000 cartouches, "de quoi armer une division". L'après-midi même, j'ai téléphoné à M. Donzé pour lui expliquer que 100'000 coups représentaient la dotation standard pour un engagement de quelques heures d'une compagnie d'infanterie mécanisée comme celle que je commandais ; le journaliste a alors reconnu ne pas savoir exactement ce que représentaient une division ou une compagnie, soit des formations rassemblant en moyenne et respectivement 12'000 et 120 hommes !
Les politiques derniers responsables
Pourtant, si les médias se hasardent parfois à traiter par-dessus la jambe les questions militaires, le comportement de certaines franges de la classe politique a constitué pour sa part une attaque frontale et délibérée visant à saborder un pan entier de la sécurité nationale. Tout ce que la gauche compte d'opposants viscéraux à l'institution militaire a repris à son compte les délires de Dino Bellasi pour en tirer un bénéfice politique et occuper le devant de la scène, à quelques semaines des élections fédérales, tout en les utilisant comme arguments pour son initiative populaire visant à diminuer de moitié le budget de l'armée. Comptant sur la presse pour créer un climat favorable, au vu et au su de celle-ci, le parti socialiste a ainsi tenté plusieurs jours durant d'imposer une commission d'enquête parlementaire non pas pour améliorer les services de renseignements suisses, mais simplement pour en tirer un avantage politique à court terme.
Les ténors de ce parti ont d'ailleurs tout bonnement revendiqué la suppression des services de renseignements. Outre-Sarine, la présidente de l'époque – Ursula Koch – s'est ainsi livrée à des prestations verbales qui laissent pantois aujourd'hui encore, affirmant tour à tour que "la Suisse n'a pas besoin de services secrets, car nous n'avons pas de grands secrets" ou que "CNN nous fournit toutes les informations dont nous avons besoin". Le fait que les mêmes caciques de gauche dénoncent à présent CNN comme étant l'incarnation de la propagande américaine illustre la constance exemplaire de leur argumentation. En Suisse romande, c'est le Vaudois Pierre Chiffelle qui a occupé le devant de la scène médiatique, n'hésitant pas à fournir son numéro de téléphone portable sur les communiqués du PS pour être davantage accessible et plus facilement revendiquer le démantèlement complet des SR.
En 1999, de telles déclarations étaient accueillies et écoutées avec intérêt : le monde était en paix, la Suisse libre de toute menace et un homme comme Peter Regli, s'alarmant des manipulations médiatiques ou de l'islamisation rampante, aurait été pris davantage au sérieux en parlant d'extraterrestres conquérants ou de phénomènes paranormaux. Ce n'est d'ailleurs guère un hasard si le parti socialiste a fait pression à l'époque pour que le divisionnaire Regli se taise, malgré sa suspension provisoire, et s'abstienne de toute présence dans les médias. Le rôle même d'un professionnel du renseignement, consistant à informer les dirigeants quant aux menaces qui se profilent afin de s'y préparer et de les contrer, ne peut naturellement que déplaire souverainement à des idéologues pour lesquels les menaces ne sont que des prétextes pour écarter leurs revendications.
«... Il s'est trouvé 39 conseillers nationaux contre 79 pour approuver une motion qui aurait privé la Suisse de toute capacité de renseignement hors de ses frontières »
Le dégonflement soudain de l'affaire Bellasi et la révélation au grand jour des mensonges qui ont fondé sa dimension politique n'ont pas empêché cette lutte contre les services de renseignements de se poursuivre. Le 19 juin 2000, le Conseil national s'est ainsi prononcé sur une motion déposée fin août 1999 par le Genevois Christian Grobet, qui revendiquait directement la suppression des services de renseignements stratégiques et militaires, et la prise en charge par la Police fédérale de toutes les activités de renseignement sur le territoire suisse. Il s'est ainsi trouvé ce jour-là 39 conseillers nationaux contre 79, soit un tiers des députés présents, pour approuver une motion qui aurait littéralement privé la Suisse de toute capacité de renseignement hors de ses frontières, à une époque où la diff&eacuce;rente entre menace intérieure et extérieure est de plus en plus floue.
Bien entendu, la roue a commencé à tourner. L'incompétence notoire d'Ursula Koch a fini par insupporter ses propres camarades, qui l'ont envoyé bouler sans ménagement, alors que Pierre Chiffelle doit aujourd'hui se coltiner l'opposition résolue des habitants de Vugelles-La Mothe, au nom desquels il s'exprimait si souvent au Conseil national pour blâmer les activités de l'armée. Depuis le 11 septembre 2001 et suite aux nombreuses arrestations effectuées en Europe dans les milieux islamistes, la notion de menace ne peut aussi facilement être détournée. Il n'en demeure pas moins qu'une véritable culture du renseignement, qui amènerait les parlementaires à épauler les services de la Confédération au lieu de s'en méfier, fait toujours défaut à la classe politique suisse. Les années de démantèlement et de désintérêt ayant suivi l'affaire des fiches attendent encore d'être corrigées.
La responsabilité des femmes et hommes politiques dans l'affaire Bellasi n'a ainsi jamais été effleurée. Aux hurlements opportunistes de la gauche se sont en effet ajoutés les cris d'orfraie scandalisés des partis bourgeois, qui ont pourtant maintenu une tradition de regards veules et détournés vis-à-vis des services de renseignements. Comme l'a encore démontré la publication de l'enquête administrative du professeur Schweizer sur les relations des SR suisses avec leurs homologues d'Afrique du Sud, en novembre dernier, le prix à payer pour l'obtention de renseignements utiles à la conduite stratégique du pays reste tabou. Les hommes qui ont consacré leur vie et leur énergie à prévenir les menaces de la guerre froide et à anticiper celles du prochain conflit mondial ne reçoivent aujourd'hui encore que l'opprobre d'une classe politique s'accrochant à l'intervalle éphémère qui les sépare.
Un nouveau départ
Bien entendu, l'affaire Bellasi a également eu des effets positifs: en formant une nouvelle commission sous l'égide de l'ancien ambassadeur Edouard Brunner, Adolf Ogi a magistralement corrigé son erreur politique et contribué à poser les bases d'une réforme des services de renseignements suisses. Depuis l'an 2000, le service de renseignement stratégique a en effet été directement subordonné au Département de la Défense, alors qu'un coordinateur du renseignement aux ordres du Conseil fédéral assure la fusion des informations produites par les différents Départements. Loin de se débarrasser des militaires comme le réclamaient fébrilement certains journalistes, les deux hommes-clés de ces nouvelles structures – respectivement Hans Wegmüller et Jacques Pitteloud – ont tous deux des compétences reconnues, dont une formation d'officier d'état-major général avec le grade de colonel. Dirigé par le brigadier Charles Pfister, le renseignement militaire a pour sa part été intégré à l'EMG, et formera logiquement la cellule J2 de l'Etat-major de conduite de l'Armée XXI.
Cependant, toutes ces transformations exigeront encore des années d'efforts avant de porter pleinement leurs fruits, et les circonstances douloureuses de la transition mettront du temps avant d'être effacées. La décapitation menée durant l'affaire Bellasi a entraîné une crise de confiance et l'exode d'un personnel hautement qualifié, que les multinationales soucieuses de leur vision à long terme sont en général ravies de consulter. Les conséquences exactes de cette affaire ne peuvent d'ailleurs pas être mesurées précisément, et la décennie en cours nous dira à quel prix nous paierons les délires d'un escroc mythomane. Dans l'immédiat, les mécanismes qu'elle a utilisés – aveuglement médiatique et irresponsabilité politique – doivent être soigneusement analysés, car il serait étonnant que les prochaines crises en fassent l'économie.
Cap Ludovic Monnerat