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Les luttes qui se superposent dans le conflit irakien lui confèrent une importance décisive

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23 octobre 2005

Soldat US en patrouilleU

ne semaine après le référendum réussi sur la constitution en Irak, ce pays reste plus que jamais le point focal de luttes locales, régionales et globales qui se combinent et s’influencent. Analyse.

Voici maintenant 2 ans et demi que les forces de la coalition ont pris position dans tout le territoire irakien pour accomplir l’objectif final de leur mission : contribuer à l’installation d’un Etat raisonnablement stable, démocratique et prospère. Le succès du référendum sur la nouvelle constitution, avec une forte participation et un nombre très réduit de violence, rappelle que cet objectif n’est pas irréaliste. Malgré cela, l'Irak aujourd'hui n'est pas seulement une opération complexe de construction de nation. Il constitue un espace où viennent de superposer et interagir des luttes très différentes les unes des autres, une cause dont l'importance ne diminue pas. A mon avis, ces luttes sont au nombre de quatre. Et comprendre leur déroulement, puis leur interaction, est une démarche nécessaire.


«... La viabilité d'un Etat pluriethnique et multiconfessionnel, l'équilibre des forces au Moyen-Orient, la démocratisation du monde arabe et la pérennité de l'intervention armée comme option stratégique sont aujourd'hui dans la balance. »




Lutte n°1 : l’ordre contre le chaos

Les images de l’Irak que diffusent les médias occidentaux, consacrées avant tout aux attaques terroristes et aux actions de combat, ne correspondent pas à la réalité vécue par les Irakiens. Leurs principales préoccupations sont en effet les services, le logement et le chômage, c’est-à-dire des questions de qualité de vie, et non de survie puisque l’insécurité vient loin derrière. Cependant, le délabrement des infrastructures, la corruption généralisée, mais aussi les exactions du crime organisé et les accrochages entre milices rivales font que le taux de désordre reste élevé, et ne diminue que lentement dans les centres urbains. Le civisme limité de la société irakienne en est une cause majeure.

La première lutte du conflit irakien est donc celle de l’ordre contre le chaos. La construction d’une nation moderne, pluriethnique, démocratique et honnête est combattue par tous ceux qui tiraient un meilleur parti de l’ancien régime, et par tous ceux dont les activités profitent du désordre. Les baasistes rêvant de reprendre le pouvoir, les sunnites refusant le processus politique, les tribus comptant sur leurs revenus illégaux, les bandes criminelles essayant d’étendre leurs activités ont en commun leur opposition à un Etat fort sur le plan sécuritaire, à des forces de l’ordre capables d’imposer les directives du gouvernement.

Cette lutte est très difficile à mener pour celui-ci. La corruption, le tribalisme, le schisme religieux, les tensions ethniques sont des facteurs aggravants. Mais le soutien de la population reste très largement majoritaire, et l’aspiration des Irakiens à une existence paisible et prospère contribue à expliquer pourquoi le pays n’a pas sombré dans la guerre civile généralisée, connaît une croissance économique constante et améliore lentement mais sûrement tous les segments de son existence. Le processus politique en cours est d’ailleurs la marque d’une conscience nationale émergente, d’une identité à la fois composite et commune qui se révèle au fil des scrutins.

Une telle lutte n’est bien entendu pas le propre de l’Irak, et tous les Etats modernes sont contraints de la mener à un degré variable ; les plus fragiles d’entre eux ne parviennent d’ailleurs pas à y survivre et subissent une désagrégation le plus souvent violente. En Irak, l’action de la communauté internationale et notamment de la coalition a jusqu’ici fourni un appui considérable, non sans effets collatéraux dommageables comme la dépendance, mais c’est bien la volonté des Irakiens à vivre ensemble, dans les frontières que l’Histoire leur a léguées, avec les divisions de leur société, qui à terme sera déterminante. Ils semblent pour l’instant en prendre le chemin.



Lutte n°2 : la domination régionale

L’Irak est une puissance régionale en devenir. Son économie a rapidement surmonté les suites immédiates de l’invasion et connaît une croissance prometteuse (29,3 milliards USD de PIB en 2005 contre 18,4 en 2002 selon la Banque mondiale). Sa population adopte avec enthousiasme les technologies de communication modernes (4,5 millions d’abonnés au téléphone – fixe et mobile – en août 2005 contre 833'000 avant l’invasion ; 147'000 abonnés à Internet en mars 2005 contre 4500 sous Saddam Hussein). Ses forces armées se développent à un rythme soutenu (5400 soldats en octobre 2003, 93'600 aujourd’hui) et sont engagées quotidiennement dans des opérations de combat qui l’aguerrissent. Quelques années encore à ce rythme, et l’Irak sera un acteur déterminant au Moyen-Orient.

La deuxième lutte est donc celle pour la domination régionale. Le contrôle des ressources pétrolières et l’augmentation des capacités de production forment un enjeu évident, qui a un impact sur l’économie mondiale. L’équilibre des armes, avec le développement qualitatif des formations irakiennes et le maintien probable d’un dispositif US conséquent, est également une préoccupation. La répartition du pouvoir entre chiites et kurdes, des communautés dont la présence dans plusieurs pays voisins est déjà source de tensions, est en soi un bouleversement diversement considéré. Enfin, la modernisation d’une société très jeune, le contrôle de lieux saints très prisés et la liberté d’expression inusitée confèrent à l’Irak une capacité d’influence cognitive à prendre en compte.

La Syrie baasiste et l’Iran khomeyniste sont naturellement les deux pays régionaux que l’avènement du nouvel Irak menace le plus, et il est logique qu’ils se soient rapidement lancés dans des actions subversives et déstabilisatrices. L’instrumentalisation de groupes armés (comme la milice d’Al-Sadr par Téhéran), l’infiltration de combattants ou d’agents ainsi que l’influence directe de dirigeants politiques font partie de leurs méthodes. Mais la Turquie et l’Arabie Saoudite sont également inquiètes par l’équilibre régional, notamment sur la question de leurs minorités et des ressources. Enfin, l’expérience démocratique arabe qui se déroule en Irak a des effets déstabilisateurs loin à la ronde.

Cette lutte régionale intéresse également toutes les puissances du monde, ne serait-ce que sous l’angle économique. Emmenée par les Etats-Unis, une partie des nations occidentales est solidement présente en Irak et contribue à faire de celui-ci un allié au Moyen-Orient. Mais la Russie et la Chine continuent de jouer notamment la carte de l’Iran pour faire valoir leurs intérêts, alors la majorité des pays musulmans considèrent d’un œil très méfiant la présence occidentale. De plus, les ressources pétrolières ou les réseaux de télécommunication suscitent une concurrence intense. Il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte que l’Irak constitue aujourd’hui un enjeu stratégique à bien des égards. L’empêcher d’en tirer parti est un réflexe défensif bien compréhensible, sans grandes chances de succès.



Lutte n° 3 : la démocratie contre l’islamisme

La transformation de l’Irak en une nation démocratique n’est pas une vaine locution. La liberté d’expression en est un indicateur fiable : depuis l’arrivée des troupes de la coalition, près de 30 stations TV, 80 stations radios et 170 titres de presse commerciaux ont été ouverts dans le pays. Les Irakiens, même si leur approvisionnement en électricité ne dépasse par 15 heures par jour, ont accès à un éventail inhabituellement large – pour la région – de sources d’information et de divertissement. Les effets à terme de cette libéralisation sur l’opinion publique sont difficiles à prévoir, même si le succès des scrutins fournit un indice intéressant. En revanche, que cela ne plaise pas à tout le monde relève de l’évidence.

La troisième lutte est donc celle qui oppose la démocratie à l’islamisme. Elle se déroule en Irak même, notamment dans le sud du pays, où les milices chiites tentent d’imposer leur vision d’une société ultrareligieuse à une jeunesse attirée par l’Occident et par ses valeurs libérales. Mais elle fait surtout partie d’un affrontement inévitable au niveau planétaire, et dont le pays des deux fleuves est devenu le point focal lorsque les Etats-Unis ont décidé d’y lancer leur offensive. La conquête du territoire irakien ne serait pas aussi provocatrice si elle ne symbolisait également une conquête des esprits, si les soldats de la coalition n’avaient pas été suivis par tous les vecteurs de la culture occidentale moderne – téléphones portables, Internet, presse libre, campagne électorale, etc.

Pour les islamistes du monde entier, l’instauration d’une démocratie à Bagdad, siège historique du califat et élément majeur dans leur projet de reconquête, constitue une défaite cauchemardesque. Faiblement présente en Irak avant l’invasion, sous la forme d’un groupe fondamentaliste au nord du pays, la mouvance Al-Qaïda a ainsi déployé des efforts considérables pour mener le combat contre la démocratisation de l’Irak, et entre 3000 et 5000 combattants islamistes se trouveraient aujourd’hui sur sol irakien. Mais les initiatives souvent malheureuses d’Al-Zarqaoui, à coups de décapitation médiatisées et d’attentats anti-chiites, ont donné de l’islamisme une image essentiellement négative. Malgré les travers parfois très dommageables de leurs ennemis, comme les sévices d’Abou Ghraib, les fondamentalistes musulmans n’ont qu’une faible influence sur la population irakienne.

Cette lutte ne saurait cependant s’arrêter là. Si les ressources investies par la mouvance islamiste en Irak ne sont pas rentabilisées sur place, le fait de combattre et de résister permet avant tout d’exister aux yeux du monde entier – des ennemis, des neutres comme des fidèles. Les attentats suicides révulsent la majeure partie des Irakiens, mais séduisent toujours un quarteron de suivants dans le monde arabo-musulman. Il faudra de longues années, probablement plusieurs décennies, pour que l’idéologie islamiste perde l’essentiel de son potentiel destructeur, et pour que les communautés musulmanes du monde entier acceptent l’inévitable adaptation de leur religion aux réalités de notre temps. Que Bagdad soit appelée à jouer un rôle dans ce processus est probable.



Lutte n°4 : l’interventionnisme contre le pacifisme

A en croire la majorité des médias occidentaux, l’Irak est un bourbier infernal, un pays mis à feu et à sang par une insurrection toute puissante et par l’incurie des forces armées américaines. La douzaine d’attaques recensée lors du référendum sur la constitution ne les a pas dissuadés ; au contraire, certains commentateurs prompts à annoncer un bain de sang ont regretté la tenue d’un scrutin dans des conditions de siège, avec des forces de sécurité omniprésentes près des bureaux de vote. L’engouement des Irakiens pour la démocratie et la transformation de leur pays sont tout bonnement ignorés, parce qu’une guerre est à la base de ce développement. Et que la guerre serait toujours la pire des solutions.

La quatrième lutte est donc celle qui oppose l’interventionnisme au pacifisme. Elle se déroule au sein de la plupart des démocraties de type occidental, mais tout spécialement en Europe, où elle transcende les barrières entre partis ; aux Etats-Unis, la polarisation partisane provoque en effet à quelques années d’intervalle une inversion des discours caractéristique. L’emploi de la coercition armée tend à être explicitement exclu des outils étatiques, et ce de façon préventive, comme l’ont montré plusieurs gouvernements européens face à l’Iran. De ce fait, les tenants de l’action stratégique dans toutes ses dimensions – diplomatique, économique mais aussi militaire – s’opposent constamment sur ce dernier plan. Puissance dure contre puissance douce.

L’idéologie pacifiste, selon laquelle toute violence ne peut produire qu’une violence plus grande encore, trouve des relais particulièrement puissants dans les milieux médiatiques et académiques, et ceci de part et d’autre de l’Atlantique. L’opposition à l’invasion de l’Irak est ainsi devenue un acte de foi, une conviction qui ne se discute pas. Le pragmatisme qui devrait entourer l’évaluation de toute option stratégique, avec la prise en compte de ses risques comme de ses opportunités, est absent de la plupart des positions publiques sur l’Irak. Et les proclamations sans nuance faites depuis 3 ans, comme celle consistant à dire qu’il est impossible d’amener la démocratie par la force, doivent forcément finir par être confirmées. De là à orienter la perception des réalités dans le sens de ces convictions, il y a un pas qui a été allégrement franchi.

Cette lutte échappe largement aux Irakiens, mais elle a une influence majeure sur leur avenir. Aujourd’hui, avec l’évolution de la situation sur le terrain, il paraît probable que l’entreprise américaine parvienne à ses fins ; les tendances politiques, sociétales, sécuritaires et économiques sont toutes positives. Cependant, ce succès stratégique assez éclatant apparaît pour le moins mitigé, voire carrément inexistant, aux yeux du public occidental. Les pertes étonnamment basses des forces armées US – moins de 2000 morts à ce jour – sont érigées par les opposants à l’intervention en symbole d’une action inutile. Et la lente érosion du soutien pour l’opération Iraqi Freedom aux Etats-Unis pourrait finir par altérer la conduite politique de la guerre, et précipiter un désengagement néfaste. Autant dire que le centre de gravité du conflit se situe à cet échelon.



Conclusion

Cette articulation en quatre luttes superposées reste certainement schématique et incomplète. Dans la mesure où des enjeux de politique intérieure influencent les décisions des gouvernements, les intérêts des uns et des autres sont bien plus complexes. Malgré cela, cette compréhension du conflit a l’avantage de montrer que ces luttes menées sur des plans et parfois en des lieux différents finissent par devenir connexes, et provoquent des rapprochements – voire des alliances – contre nature. Celle entre baasistes et islamistes sunnites, en Irak, avec le soutien pas trop discret de certains pays voisins, n’est pas nouvelle. Celui entre les opposants à la nouvelle démocratie irakienne et les opposants à l’intervention militaire américaine non plus, mais tarde à être identifié comme tel.

Une telle combinaison de luttes locales, régionales et globales explique pourquoi l’Irak constitue un enjeu essentiel de notre temps. La viabilité d’un Etat pluriethnique et multiconfessionnel, l’équilibre des forces au Moyen-Orient, la démocratisation du monde arabe et la pérennité de l’intervention armée comme option stratégique sont aujourd’hui dans la balance. Du succès ou de l’échec de l’entreprise américaine dépendent bien plus que 25 millions d’Irakiens. Nous sommes aussi au cœur de ce conflit.



Lt col EMG Ludovic Monnerat  










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