L’Iran et la bombe : un défi brûlant pour la communauté internationale

20 juin 2005

Installation atomique de NatanzL

a question du programme nucléaire iranien agite les chancelleries. Mais la diplomatie européenne est pénalisée par l'absence de véritable moyen de pression, alors que la diplomatie américaine privilégie la voie onusienne. Une issue militaire est-elle évitable ?

Depuis plusieurs mois, un dossier particulièrement brûlant est au cœur des préoccupations internationales : le nucléaire iranien. En clair, certains Etats, dont les Etats-Unis, suspectent l’Iran de vouloir se doter de l’arme suprême, sous couvert d’un programme nucléaire civil. Face à l’éventualité d’un tel danger, la communauté internationale agit en ordre dispersé. Si les Etats-Unis souhaitent un transfert du dossier au Conseil de Sécurité de l’ONU, afin de décider de sanctions internationales, les pays de l’Union européenne ont préféré jusqu’ici la mise en œuvre de négociations diplomatiques avec l’Iran, dans le but manifeste de couper l’herbe sous les pieds des Américains, et d’éviter d’éventuelles sanctions diplomatiques et surtout économiques envers l’Iran.


«... Il est difficile de voir comment la troïka européenne pourrait éviter l'échec, tant ses moyens de persuasion sont faibles face aux Iraniens. Les Européens ont négligé les principes de base de la diplomatie coercitive. »


Sur place, les inspecteurs de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) tentent, depuis quelques mois, de découvrir les preuves de l’existence d’un éventuel projet nucléaire militaire iranien, dans le cadre limité des libertés d’investigations octroyées par l’Iran, longuement négociées par les diplomates européens et régulièrement remises en questions, à des fins de renégociations, par le régime iranien. Pourtant, les indices ne manquent pas, s’accumulent et renforcent chaque jour davantage les soupçons de nombre d’observateurs, experts, services de renseignement ou Etats, quant à la volonté de l’Iran de développer secrètement l’arme nucléaire.

La longue et difficile évolution du dossier irakien a cependant montré la faillibilité des services de renseignements occidentaux, incapables d’informations claires et précises quant à la teneur des programmes d’armement de l’Irak, à la veille du récent conflit, autant que celle d’organismes de contrôle telle, précisément, l’AIEA, qui a par exemple été surprise par les révélations du Général Hussein Kamel, suite à sa défection en Jordanie en 1995, sur l’ampleur du programme nucléaire irakien alors qu’elle y était pourtant présente, tandis que plusieurs tonnes de gaz de combat, pourtant répertoriées en 1998, restent encore à l’heure actuelle totalement introuvables ! Autant dire que la tâche de la communauté internationale en Iran s’annonce rude !

Dans ce contexte, de nombreux analystes tentent de décrypter les motivations iraniennes, autant que celles des différents acteurs de la communauté internationale, ainsi que les moyens déployés par ceux-ci dans le cadre de cette crise, les conséquences possibles découlant des différentes options qui se profilent à l’horizon des mois à venir, comme autant de développements possibles de cette question pour le moins épineuse.

Le texte qui va suivre abordera la question du nucléaire iranien à travers l’analyse comparative des conséquences, pour l’Iran, de la possession d’une éventuelle arme nucléaire, en termes d’avantages et d’inconvénients. En regard d’une telle grille d’analyse, quelle est la crédibilité de la volonté iranienne ? Représente-t-elle une menace ? De quels moyens la communauté internationale dispose-t-elle pour faire face au défi iranien ? Quel peut être le degré d’efficacité des différentes stratégies adoptées par les différents acteurs de la crise ? Au-delà de ces questions, cet article vise enfin une compréhension critique et comparative des approches respectives des Etats-Unis et de l’Union européenne vis-à-vis du dossier iranien.



L'essor d'un Iran nucléaire

La lutte contre la prolifération nucléaire ne date pas d’hier. Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale et suite à la première utilisation de l’arme atomique dans l’histoire de l’humanité, plusieurs puissances tentent d’obtenir la maîtrise de l’atome militaire tandis que les populations s’installent dans l’angoisse du déclenchement d’une apocalypse annihilant la Terre et toute présence de civilisation humaine avec elle. Très vite cinq pays parviennent à disposer de l’arme atomique. Mais il faudra attendre 1970 et la mise en place du Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP) pour voir la communauté internationale se doter d’un instrument concret visant à limiter la dissémination de la technologie nucléaire à usage militaire au–delà de ses cinq possesseurs officiels. Depuis lors, ce traité a été ratifié par 188 Etats. Néanmoins, la lutte contre la prolifération nucléaire reste une préoccupation majeure de la plupart des pays. Car depuis lors, d’autres nations non-signataires de ce fameux traité ont pu acquérir l’arme atomique : le Pakistan, l’Inde et sans doute Israël. Le cas de l’Inde et du Pakistan est particulièrement inquiétant puisque ces deux pays sont en état de belligérance latent et qu’un conflit impliquant des armes nucléaires a bien failli éclater et souffler tout le sous-continent indien, lors de la crise de Kargil en 1999.

L’attentat du 11 septembre 2001 a renforcé la volonté de certain pays, Etats-Unis en tête, de lutter contre la prolifération nucléaire. D’une part, il s’agit d’éloigner l’angoisse que le spectre de l’hyper terrorisme fait planer sur les relations internationales et d’autre part, c’est la crainte de voir un « Etat voyou » (« rogue state ») accéder à l’arme suprême et bouleverser les équilibres géopolitiques qui sert d’argument à cette lutte résolue de la part d’un certain nombre de pays.

C’est dans ce contexte que la communauté internationale s’inquiète de la possibilité que l’Iran dispose de l’arme atomique. Les efforts visant à convaincre celui-ci de renoncer à une telle voie se font particulièrement intenses depuis plusieurs mois. Ici, les stratégies et moyens déployés semblent diverger. D’un côté, les Etats-Unis plaident pour la transmission du dossier au Conseil de Sécurité de l’ONU afin de décider de sanctions économiques et diplomatiques à l’encontre de l’Iran, considéré comme contrevenant TNP qu’il a pourtant signé. D’un autre, l’Europe, à travers une troïka rassemblant Français, Allemands et Britanniques, a préféré engager des discussions diplomatiques avec l’Iran afin de le persuader de renoncer à ses ambitions, en échange d’un certain nombre d’avantages et de garanties, évitant ainsi toute menace de sanctions envers Téhéran. Les démarches respectives des Etats-Unis et de l’Europe se présentent donc sous deux aspects différents, voire opposés.

Si les premiers affichent leur désir de recourir aux instances internationales afin de mettre en œuvre une résolution contraignante envers le régime des mollahs, les Européens favorisent quant à eux la voie de la persuasion, cherchant ainsi à éviter tout rapport coercitif avec l’Iran. Par conséquent, c’est le moyen de dissuasion qui diffère dans les deux cas. Dans le premier, la menace d’une possible sanction, dans le deuxième, le recours à l’amadouement. En fait, la stratégie des Européens prend l’exact contre-pied de celle des Etats-Unis. En effet, il ne s’agit pas de faire comprendre aux Iraniens que la recherche, voire la possession de l’arme atomique leur est plus désavantageuse que d’y renoncer mais, au contraire, le but est de convaincre l’Iran que renoncer à l’arme atomique est plus avantageux que la posséder. Simple question de vocabulaire me direz-vous ? Détrompez-vous ! Au-delà des intérêts des différentes puissances européennes représentées à travers ces tractations, c’est tout le concept de « soft power » cher à de nombreux dirigeants d’Europe qui est en jeu. Autrement dit, nous avons affaire à deux conceptions divergentes de la diplomatie coercitive.

Penchons-nous un peu sur l’approche européenne du dossier iranien. Tout d’abord, est-on sûr que l’Iran veut réellement se doter de l’arme atomique ? L’absence de preuve formelle (le flagrant délit) ne nous permet pas autre chose que des supputations à partir d’un faisceau d’indices qui, s’ils semblent converger et apparaissent comme probants, seront néanmoins forcément matière à interprétation de la part des uns et des autres (surtout des Iraniens évidemment) en fonction de leurs intérêts respectifs. Cependant, Une chose est sûre, l’Iran effectue des progrès très importants sur la voie de la maîtrise de l’atome, fruits de ses efforts manifestement considérables consentis pour y parvenir. Autre certitude, la frontière entre le nucléaire civil et le militaire est fine et le passage entre la maîtrise des technologies respectives est très aisé. La suspicion reste donc de mise pour la plupart… même si le doute persiste pour d’autres (les Russes par exemple). Cependant, ne serait-ce que la bonne conscience internationale, il s’agit de préserver les limites et les maigres « acquis » du TNP et de tenter de s’assurer que l’Iran ne sera jamais tenté par le fruit défendu, le militaire bien sûr !

Pour y parvenir, les Européens ont choisi, jusqu’à présent, de déployer d’intenses efforts diplomatiques afin de persuader les Iraniens de renoncer à l’arme suprême. En échange, ils promettent d’éviter à l’Iran un éventuel passage devant le Conseil de sécurité de l’ONU et de damer le pion aux américains en ce qui concerne donc de possibles sanctions internationales. De plus, ils proposent une aide substantielle en vue de faire progresser encore plus les Iraniens dans le domaine nucléaire civil, en offrant leur propre technologie ! En outre, ils s’engagent à faciliter l’intégration de la république iranienne au sein de la communauté internationale, notamment à travers ses structures et organisations, comme l’OMC par exemple.



Les avantages de la bombe

La question qui se pose évidemment est de savoir dans quelle mesure une telle attitude peut convaincre les Iraniens de l’intérêt d’un renoncement à toute ambition militaire en matière de nucléaire. Autrement dit, et comme nous l’avons écrit plus haut, en quoi les propositions européennes présenteraient-elles de meilleurs avantages que la possession par l’Iran de l’arme atomique ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord se demander quels seraient les avantages éventuels que « la bombe » apporterait à l’Iran.

On peut ranger ces avantages dans trois catégories différentes : le domaine strictement militaire, le prestige politique national et international (interne et externe) et, d’un point de vue géopolitique, l’hégémonie régionale avec les implications internationales qui en découlent.

Tout d’abord, la possession de la bombe atomique donnerait à l’armée iranienne une capacité inédite en lui permettant de disposer de l’arme la plus puissante qui soit. Si par exemple, l’Iran avait pu disposer d’une telle arme lors du conflit qui l’opposait à l’Irak, ans les années 80, l’issue de la guerre aurait totalement basculé !

Sur le plan politique, l’accession à l’arme suprême, au nez et à la barbe des grandes puissances internationales et, en particulier, de l’Occident ne peut qu’auréoler de prestige un pouvoir politique que l’ont dit volontiers érodé par le temps. En effet, en Iran, le consensus est très large concernant l’acquisition de l’arme nucléaire et on peut véritablement parler de projet national. Dans une telle perspective, non seulement la description binaire en modérés et conservateurs, traditionnelle dans les milieux journalistiques et politiques occidentaux, s’efface, mais on peut même penser que le régime qui donnera l’arme atomique à Iran, quel qu’il soit, en récoltera un prestige considérable et se renforcera certainement face à ses éventuels adversaires sur le plan de l’échiquier politique interne.

Au niveau religieux, un tel succès de la part de l’Iran devrait également insuffler un élan nouveau à sa révolution islamique, inaugurée par l’ayatollah Khomeyni, et qu’on décrit en perte de vitesse, voire moribonde. Au-delà, du cadre strictement iranien, ce sont les rapports entre le chiisme et le sunnisme qui seraient bouleversés. En effet, n’oublions pas que l’Iran est « le » grand pays chiite (le chiisme en est la religion officielle et l’Iran abrite sur son territoire de nombreux lieux saints chiites, témoins de l’histoire de ce mouvement religieux). En possédant l’arme atomique, l’Iran aurait l’opportunité de se présenter comme la grande puissance musulmane, son voisin pakistanais, sunnite lui, étant « neutralisé » par son puissant rival indien. Dans une telle perspective, l’Iran se poserait définitivement comme le centre de gravité de l’islam chiite tandis qu’il « rééquilibrerait » le rapport entre chiites et sunnites. Dans la géopolitique de l’islam, les répercussions d’une telle évolution seraient considérables.

Les relations entre la république iranienne et ses voisins seraient vraisemblablement bouleversés par la nouvelle donne stratégique. En effet, l’Iran se verrait renforcé face aux monarchies du Golfe, tant du point de vue culturel que religieux ou militaire, consacrant son hégémonie sur cette partie si stratégique du globe aux yeux des nations industrialisées. Car les rapports entre ces deux ensembles politiques sont loin d’être idylliques et sont plutôt teintés d’une méfiance réciproque. Pour les Arabes, l’Iran, c’est la Perse ! C’est d’ailleurs une des dimensions importantes du conflit qui a opposé l’Irak et l’Iran et qui a vu les pétromonarchies soutenir Saddam Hussein dans sa guerre contre le pays des ayatollahs. Ce n’est pas pour rien non plus si récemment, des frictions sont apparues à propos de la qualification de cette région par le « National Geographic » de « Golfe arabique » au lieu de « Golfe persique ». Au-delà de la région du Golfe persique ou du rapport entre chiites et sunnites, c’est l’ensemble des relations entre l’Iran et le monde arabe qui en serait affecté. Car pour les Iraniens, les Arabes, ce sont avant tous les colonisateurs, les anciens conquérants et l’arme suprême consacrerait immanquablement le prestige de la Perse par rapport au monde arabe. Une telle perspective historique ne peut donc certainement pas être occultée dans le cadre du nucléaire iranien tant elle renvoie à un fonds de rivalité vieux de plusieurs siècles.

Mais il y a bien plus que le cadre restreint du Moyen-Orient. L’Iran équipé de l’arme atomique afficherait fièrement son indépendance face au « Grand Satan » américain et à l’Occident chrétien. Quelle perspective ! Pouvoir enfin faire trembler l’Amérique corrompue et les anciens Croisés grâce à la puissance d’une technologie potentiellement dévastatrice, l’indépendance et le prestige se mêlant confusément à un sentiment étrange de vengeance et de défiance. Voilà qui augmenterait singulièrement les moyens d’action d’un Iran trop longtemps isolé aux yeux de ses dirigeants ! Israël n’en serait que plus affaibli et son existence n’en serait que plus précaire tant sa survie se révélerait toujours plus problématique et incertaine. Imaginez seulement ! Avec le Hezbollah sur ses flancs et la perspective de neutralisation de sa dissuasion, Israël serait de plus en plus vulnérables face aux chantages les plus divers, la cause palestinienne servant de prétexte… ou de levier. Qui irait risquer une guerre nucléaire dans une région détenant les principales ressources énergétiques de la planète pour sauver ce petit Etat source de décidément bien des problèmes ? Une telle opportunité ne pourrait que redonner du courage aux musulmans du monde entier, chiites ou sunnites… et ferait en outre oublier les petits problèmes de gestion étatique tels que l’incompétence des dirigeants, la corruption des régimes en place, l’érosion de la particratie au pouvoir, l’essoufflement des révolutions, islamiques ou non, lancées avec fracas et dans le sang purificateur des martyrs de la cause. Car devant la lutte cosmique entre le bien et le mal, et au nom d’Allah, tout s’efface et tous se rassemblent ! Ca, c’est de la politique ! Raffermir les forces de l’Islam triomphant face au christianisme décadent serait donc le grand effet de souffle escompté par les mollahs, une fois l’atome militaire maîtrisé.

Enfin, le conflit opposant Israël et ses voisins, outre la perspective de sa possible fin, grâce à l’éradication de sa source (le « Petit Satan sioniste »), connaîtra enfin la mise en lumière de sa véritable nature religieuse et mystique, pour la plus grande gloire d’Allah, qui pourrait dès lors afficher librement son visage sur la surface du globe. On voit encore une fois comment le religieux peut consacrer sa mainmise sur le politique et le mettre ainsi sous tutelle.

En résumé de ce qui vient de précéder, on peut dire que les avantages que la possession de l’arme atomique donnerait à l’Iran sont très nombreux, qu’ils soient de nature militaire, religieuse ou politique. Ils contribuent à renforcer très fortement la position géopolitique de l’Iran, tant sur le plan régional qu’international. L’arme nucléaire accroîtrait considérablement les capacités d’action de ce pays autant que son indépendance par rapport aux grandes puissances internationales. Autrement dit, l’accession par l’Iran au nucléaire militaire augmenterait sa puissance de manière substantielle. Ce qui lui permettrait de modeler lui-même son environnement immédiat (le Moyen-Orient) ou éloigné (l’équilibre international) en sa faveur et selon ses intérêts.

A la lecture de cette liste impressionnante d’avantages et constatant leur impact direct en terme de puissance pour Téhéran, on peut se demander quels désavantages la bombe implique-t-elle pour ce pays ainsi que les éventuels moyen de pression existant pour éviter la perspective d’un Iran nucléaire. Pour ce qui est des premiers, force est de constater qu’ils sont difficiles à trouver. Le seul, peut être, réside dans un repositionnement stratégique de l’Iran à l’échelle mondiale qui le mettrait en concurrence directe avec les Etats-Unis mais n’est-ce pas ce que les Iranien connaissent déjà depuis l’accession au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny. Néanmoins, serait-il confortable pour l’Iran de se trouver nez à nez avec le pays d’un Oncle Sam au sourire d’autant plus carnassier qu’il sentirait la menace… et armé jusqu’aux dents d’ogives nucléaires de tous calibres ? L’expérience de la Corée du Nord nous démontre que dans un tel cas de figure, un régime totalitaire et fortement idéologisé ne semble pas reculer et, au contraire, peut y trouver des éléments susceptibles d’entretenir et d’alimenter son fondement idéologique. Après tout, comme il a été dit plus haut, n’y a-t-il pas dans la bombe atomique un élément très fortement mobilisateur dont le régime iranien pourrait disposer face à sa propre population… et au delà, de l’ensemble des musulmans ? On peut imaginer sans peine que l’Iran saurait exploiter facilement un éventuel face à face nucléaire avec les Etats-Unis qui verrait une puissance musulmane se présenter comme défenseur de l’Islam face à l’Amérique impie, mobilisant ainsi 1 milliard de musulmans sur la planète, dans un équilibre précaire de la terreur qui prendrait rapidement l’allure d’une lutte cosmique entre le bien et le mal ! Bref, ce n’est finalement pas si inconfortable comme perspective. Reste un autre désavantage possible : l’isolement. Mais l’Union Européenne s’y est précisément toujours refusée, cédant aux divers chantages iraniens. Par ailleurs, l’Iran, fort de ses réserves naturelles, n’est pas l’Afrique du Sud de l’apartheid ou la Corée du Nord, on y reviendra.

A ce stade, on peut déjà formuler une première conclusion, concernant la politique européenne vis-à-vis de l’Iran : à la lumière de ce qui précède, il est difficile de voir comment la troïka européenne pourrait éviter l’échec, tant ses moyens de persuasion sont faibles face aux Iraniens dans le cadre de ce dossier. Il semble bien que les Européens aient négligé les principes de base de la diplomatie coercitive. En effet, d’une part, ils lui ont substitué un improbable marchandage, maquillé par le terme trop flatteur de négociations mais dépourvu de toute crédibilité, en l’absence d’une véritable alternative au développement de l’arme atomique présentée à l’Iran. D’autre part, une authentique diplomatie coercitive ne néglige pas l’utilisation, fût-elle subtile, de la menace. C’est la dialectique bien connue de la carotte et du bâton. Or, de menace, il n’y en a point. Les Européens appellent cela le « soft power », concept visiblement inopérant, au gré de l’évolution du dossier iranien. On dit que le ridicule ne tue pas, mais dans la perspective de l’utilisation, un jour, de l’arme atomique par un régime de fanatiques, on peut commencer à douter sérieusement de l’adage populaire. En tout cas, on ne s’étonnera plus désormais de la duplicité des Iraniens par rapport à ces fameuses négociations : rupture - reprise / rupture – reprise / rupture - reprise… C’est le mythe de Sisyphe, revu et corrigé par les Perses, aux éditions des mille et une nuits !

En regard de l’attitude européenne, l’approche des Etats-Unis semble plus cohérente et par conséquent plus crédible. Loin des clichés devenus malheureusement habituels, y compris dans les milieux de la presse spécialisée ou dans les plus hauts niveaux décisionnels de la politique, pour cause d’anti-américanisme primaire, les Etats-Unis privilégient une approche « multilatérale » cherchant à mettre en œuvre les mécanismes internationaux tel le Conseil de Sécurité de l’ONU, afin d’examiner la possibilité de sanctions économiques et diplomatiques à l’encontre de l’Etat fautif, tout en ne négligeant pas d’autres possibilités, quelles soient diplomatiques… ou militaires. Mais nous reviendrons sur ce point un peu plus loin. Ainsi, l’attitude américaine est doublement subtile. Tout d’abord, à l’égard de l’Iran, ils multiplient les messages tantôt conciliants, tantôt menaçants, laissant la possibilité de l’emploi de la solution militaire dans un jeu complexe d’ombre et de lumière plus ou moins feutrée. Ensuite, vis-à-vis des Européens eux-mêmes, ils disent soutenir leurs démarches diplomatiques et prétendent être sur la même longueur d’onde que leurs alliés, surtout depuis la réélection de Georges Bush en novembre dernier, mais d’un autre côté, ils ne se privent pas de rappeler régulièrement leur profonde méfiance concernant les efforts déployés par la troïka européenne. Ce faisant, ils semblent rester dans l’optique de l’analyse que le magazine « The Atlantic Monthly » a dégagée, au terme d’un article publié à la fin de l’année dernière et découlant d’un wargame ayant pour thème la marge de manœuvre d’un président américain dans le cadre du dossier du nucléaire iranien.



Les moyens de pression

Ceci nous amène alors à revenir à la question des moyens de pression dont la communauté internationale dispose vis-à-vis de l’Iran, pour l’amener à renoncer à l’arme atomique. Parmi les différents moyens de pression dont la communauté internationale dispose, il y a des possibilités de rétorsion économique, de sanctions diplomatiques et de menaces militaires. Est-il possible d’isoler l’Iran et si oui, comment ?

Remarquons tout d’abord que pour y arriver d’une manière véritablement efficace, il faut recourir au Conseil de Sécurité de l’ONU, ce que l’Union européenne, par l’intermédiaire de sa troïka diplomatique, a toujours voulu éviter jusqu’à maintenant, ainsi qu’on vient de l’évoquer plus haut, sauf tout dernièrement, et encore, on peut se l’imaginer, à contrecœur. Par ailleurs, l’envoi du dossier au Conseil de Sécurité n’est pas encore menaçant tant les possibilités de paralysie de cet organe de l’ONU sont importantes. Car, outre la nature même du Conseil de Sécurité et ses règles de fonctionnement, il faudrait une volonté farouche de la part de ses 5 membres permanents pour parvenir à voter des sanctions économiques et diplomatiques lourdes à l’égard de l’Iran. Or, celui-ci, fort de ses réserves de pétrole et de gaz naturel (ses réserves prouvées de gaz naturel sont les deuxièmes du monde), ne manquera pas d’arguments pour dissuader de nombreux pays, même parmi les plus influents, de sanctionner aussi durement Téhéran. Il n’est qu’à voir l’attitude de ce même Conseil de Sécurité face à la tragédie du Rwanda (où il n’y avait pourtant pas de pétrole) ou plus récemment, pour ne pas dire actuellement, concernant le génocide en cours au Darfour ( mais là, il y a du pétrole dans le coin), pour constater que les choses ne sont pas si simples et que l’action peut facilement s’effacer au profit de palabres sans fin… quand ce n’est pas le silence qui s’impose. Bref, la réponse (l’isolement de l’Iran) est plus une question en soi et plutôt du genre épineux (très). Sans oublier la position géostratégique de l’Iran : celui-ci pourrait très bien exercer discrètement un chantage en affolant les chancelleries européennes (le plus facile) ou autres, en évoquant par exemple ses capacités de nuisance en Irak, ou encore au Liban (via le Hezbollah). On voit donc mal, au-delà de quelques remontrances sans effet, comment il serait possible de rompre des relations économiques ou diplomatiques avec un pays aussi stratégique que l’Iran.

Reste alors les moyens militaires. Le pacifisme maladif des Européens, ajouté à la « real politik » moyen-orientale mise en œuvre par certains pays, comme la France, ne permettent pas d’envisager pareille éventualité. A moins que les Etats-Unis ne reprennent l’initiative. Car soit l’article de l’ « Atlantic Monthly » mentionné plus haut a vu juste, et il n’y a d’autre solution pour le président américain que de donner le change. Dans ce cas, on peut penser que les différentes déclarations plus musclées relèvent du bluff, tant l’exécution de la menace d’une intervention militaire serait hasardeuse, voire porteuse de catastrophe. Soit, les Américains, forts de l’expérience irakienne et désireux de ne plus se faire « piéger », notamment par certains de leur alliés européens, France en tête, attendent patiemment de voir les efforts diplomatiques déployés au travers de la fameuse troïka franco – germano – britannique échouer, pour reprendre la main, et peut-être intervenir eux-mêmes militairement, afin de stopper net toute ambition nucléaire iranienne. L’avenir nous le dira.




Emmanuel Dubois  
Philosophe et enseignant
  











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