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Islamisme contre Occident, ou la lutte entre la méduse et le requin

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8 août 2004

Marines en IrakL

a lutte à mort entre la mouvance Al-Qaïda et les Etats-Unis met aux prises deux adversaires diamétralement opposés dans leurs objectifs, les moyens et leurs méthodes. Une métaphore tirée du monde animal éclaire ces différences et leur comportement respectif.

Près de 3 ans après les attaques du 11 septembre 2001, le contexte de la lutte mettant aux prises le fondamentalisme musulman et les démocraties occidentales apparaît plus clairement. L’une des principales différences entre les protagonistes de ce conflit global réside ainsi dans leur emploi et dans leur perception du temps. Schématiquement, les islamistes se réfèrent constamment à une histoire millénaire, fourbissent lentement leurs armes et projettent d’avancer peu à peu vers un succès inéluctable, alors que les occidentaux se focalisent sur l’instantané, réagissent au quart de tour et peinent à poursuivre des objectifs lointains. Pour emprunter une métaphore au monde animal marin, on pourrait écrire que la méduse et le requin symbolisent les acteurs au centre de cette guerre : Al-Qaïda et la mouvance islamiste d’une part, les Etats-Unis et l’Occident d’autre part.


«... La réponse américaine, consistant à déclencher une opération d'interdiction en Afghanistan, quelques guerres d'attrition ailleurs puis une opération de conquête en Irak, a pris les islamistes au dépourvu. »


Nous savons aujourd’hui que la planification détaillée des attentats de New York et Washington a commencé en 1996, soit 5 ans avant leur exécution, à une époque où la première administration Clinton assurait la poursuite chaotique du processus de paix israélo-palestinien, venait de mettre un terme au massacre des musulmans en Bosnie et s’abstenait de réagir suite à l’attaque des tours Khobar, en Arabie Saoudite. Pourtant, l’Occident a réagi à ces attentats en les expliquant par le soutien américain à la politique d’Ariel Sharon, élu en février 2001, voire même par le refus du Président Bush d’assister à la conférence de l’ONU contre le racisme, à Durban, la semaine précédente.

Nous savons également, depuis quelques semaines, que la préparation des attentats du 11 mars à Madrid a débuté en octobre 2000, soit 3 ans et demi avant leur déclenchement effectif qui fera 191 morts ; à cette époque, le Gouvernement de José Maria Aznar avait déclaré comme toute l’Europe sa solidarité avec les Etats-Unis, dont un navire de guerre – le destroyer USS Cole – venait de subir une attaque meurtrière au Yemen. Pourtant, l’Occident a perçu ces attentats comme étant une réponse directe à la présence militaire espagnole en Irak, effective depuis avril 2003, et de nombreux commentateurs ont applaudi la défaite électorale d’un Gouvernement dont la communication, il est vrai, s’est révélée pour le moins douteuse.

Enfin, nous savons aussi que la préparation de la campagne d’Afghanistan déclenchée le 7 octobre 2001 a commencé au lendemain des attentats, et que 4 semaines ont suffi aux Etats-Unis pour développer un plan opérationnel novateur, déployer des forces navales, aériennes et spéciales, puis déclencher des actions offensives dans toute la profondeur du territoire afghan. La rapidité et l’efficacité de cette réponse ont totalement surpris les dirigeants d’Al-Qaïda ; toutefois, la perte des camps d’entraînement afghans et le renversement du régime des Taliban ne constituent pas une défaite décisive pour un mouvement avant tout spirituel. Tout au plus ont-ils confirmé les forces et les faiblesses respectives des belligérants, qui sont d’une espèce radicalement différente.



Le nombre contre la flexibilité

La méduse est un invertébré de grande taille, translucide et flasque, qui s’épanouit discrètement dans les eaux de la planète. Difficile à percevoir, elle vit en communautés diffuses et dispersées qui flottent discrètement, parfois non loin des rivages. Ses variantes les plus venimeuses ont des piqûres instantanément mortelles, mais elles n’attaquent qu’en cas de contact ou de menace. A l’inverse, le requin est souvent un prédateur féroce, à l’aise dans les grands espaces marins et obligé de rester perpétuellement en mouvement. Il chasse sans se dissimuler, et peut au besoin rôder longuement autour de sa proie ou former des meutes de circonstance. Ses attaques mortelles sont rarement préméditées et suivent son instinct, en cas de menace ou de besoin.

La mouvance Al-Qaïda répond largement à la description de la méduse. Malgré l’importance de quelques figures de proue comme Oussama ben Laden, elle tire sa force d’une idéologie extrémiste, l’islamisme à coloration wahhabite, et d’un projet global, l’instauration d’un califat rénové et puissant. Sa force physique limitée et son ambition démesurée l’obligent à placer la prudence, la dissimulation et la décentralisation au cœur de son existence. En revanche, son attrait spirituel bénéficie des frustrations et des craintes que suscite notre monde en pleine révolution pour obtenir partout ou presque des appuis, des relais et des prolongements. La survie constitue l’objectif central d’Al-Qaïda, et elle passe d’abord par la multiplication. La mort des individus reste accessoire.

Toute l’énergie des islamistes est donc dirigée en premier lieu vers la conquête des esprits, condition sine qua non de leur expansion, avec la pratique du prêche, de l’endoctrinement, de l’entrisme, du chantage et de la subversion. Les actions offensives contre leurs principaux ennemis se doivent d’être à la fois rares et spectaculaires, car leur fonction principale consiste à symboliser la lutte et la résistance, à effrayer les opposants et les neutres, à encourager les fidèles – effectifs ou potentiels. Les années de préparation, le cloisonnement des cellules, la banalisation des membres et la confidentialité des activités forment les bases de la surprise, c’est-à-dire du choc psychologique disproportionné qui caractérise le terrorisme.

La démocratie américaine, pour sa part, répond largement à la description du requin. Malgré les divisions qui la caractérisent, elle tire essentiellement sa force d’une activité incessante, fondée sur l’économie libérale et l’individualisme, ainsi que d’une efficacité ravageuse, axée sur l’empirisme rationnel. Sa puissance brute sans concurrence lui permet de défendre ouvertement ses intérêts et de revendiquer le leadership mondial. A l’inverse, sa faculté de concentration limitée dans le temps l’amène à privilégier les solutions immédiates et à se détourner des entreprises incertaines ou prolongées. La prospérité constitue l’objectif central des Etats-Unis, et elle passe d’abord par la faculté d’adaptation. L’obsolescence des idées reste indolore.

Toute l’énergie des Etats-Unis est donc dirigée en premier lieu vers la conquête des marchés, fondement de leur statut global, et celle-ci mobilise les leviers politiques, diplomatiques, militaires et culturels qui sont à leur disposition. Les actions offensives contre les pays ou les organisations menaçant la puissance américaine doivent être rapides et décisives, car leur rôle comprend autant l’anéantissement que la dissuasion et la persuasion, afin de faire un exemple susceptible de propager le modèle américain de production et de destruction. La recherche scientifique, le renseignement planétaire, la transformation militaire et le prosélytisme cognitif forment les bases de la supériorité, c’est-à-dire de l’aptitude à défaire n’importe quel adversaire suffisamment inconscient pour opposer une résistance frontale.

Comme toutes les métaphores, celle de la méduse et du requin aboutit à une simplification exagérée de notions et d’interactions fort complexes ; elle permet cependant de clarifier la mise en œuvre opérationnelle de leurs ressources respectives. Le requin peut littéralement tailler en pièces la plupart des animaux marins, et reste invincible aussi longtemps qu’il avance à grande vitesse ; mais que l’eau devienne trouble, les proies invisibles, l’espace réduit, et il peut vainement s’agiter, se blesser lui-même ou prendre la fuite. La méduse, pour sa part, peut se multiplier en silence, envahir discrètement les eaux, effrayer les autres espèces et frapper par surprise sans coordination étroite ; mais elle est très sensible aux courants et aux changements d’environnement, tout en restant incapable de conquérir l’espace.

Cette opposition radicale fonde naturellement l’asymétrie qui caractérise ce que l’on nomme outre-Atlantique la guerre contre le terrorisme. Et le fait que les islamistes aient déclaré cette guerre au début des années 90 rappelle qu’ils n’agissent pas en prédateur conquérant, mais bien en espèce menacée, obligée de se reproduire pour faire face à l’environnement de l’après-guerre froide. L’effondrement du communisme les a privés du soutien ou de la tolérance accordés par l’Occident, alors que ce dernier a profité de la globalisation économique pour accroître son rayonnement et propager ses valeurs. Or la démocratie à l’occidentale, avec ses corollaires tels que l’égalité entre les sexes, la primauté du pouvoir temporel et la libre pratique des religions, constitue une idée mortellement dangereuse pour le fondamentalisme musulman. A terme, c’est bien sa survie qui est en jeu. Les dignitaires intégristes n’ont aucun doute au sujet de la lutte mortelle qu’ils ont engagée.

Aux Etats-Unis, et malgré les attentats du 11 septembre, une telle clarté de perception a vite été diluée. La sécurité et l’économie constituent certes les deux priorités de l’électorat américain, mais le déploiement des Forces armées et l’activité des services de renseignements sont les seules vraies preuves que le pays est en guerre. Les médias n’ont pas mis longtemps à privilégier le trivial et ne montrer des opérations en Irak et en Afghanistan qu’un aperçu aussi négatif que tronqué. Pire, une portion majoritaire du parti démocrate considère plus importante la défaite de George W. Bush que celle d’Oussama ben Laden, et elle peine à s’en cacher. La nation américaine est simplement trop impatiente et hyperactive pour percevoir les mouvements lents et déterminés des islamistes.

Ces deux adversaires si différents ont cependant un point commun de taille : la maîtrise du cadre spatio-temporel. Entre les attentats réussis de New York, Madrid, Bali, Djerba, Nairobi ou Dharan, ceux ratés de Strasbourg, Londres, Singapour ou Los Angeles, ainsi que les guérillas en Tchétchénie, en Indonésie, aux Philippines ou en Algérie, la mouvance islamiste tire de sa décentralisation une capacité d’action globale et désynchronisée. Les mosquées financées par l’Arabie Saoudite, les réseaux dormants affiliés à Al-Qaïda et les chaînes de télévision satellitaires arabes participent à cette puissance imprévisible. Mais les Etats-Unis ont une présence globale encore plus imposante : entre leurs déploiements militaires dans plus de 100 pays, leur aide financière intéressée et leurs intérêts économiques multiples, ils ont également la capacité de prendre l’initiative et de porter le feu là où les islamistes sont vulnérables – en Afghanistan, dans la Corne de l’Afrique, en Asie centrale, dans le Sahara, et bien entendu en Irak.

En déclenchant l’opération « Iraqi Freedom », les Etats-Unis se sont lancés dans une entreprise risquée et ambitieuse dont le succès nécessitera des années d’efforts. Meurtri par les attaques islamistes sur son sol, le requin américain a planté sa mâchoire en Afghanistan, mais également forgé une stratégie pour obliger son ennemi à combattre dans un milieu peu favorable. Malgré l’existence du groupe Ansar-al-Islam au nord de l’Irak et l’implantation de cellules dormantes dans le pays dès la fin de 2002, la méduse Al-Qaïda est prise au piège : la transformation de Bagdad, siège historique du califat, en une capitale démocratique ouverte sur l’Occident menace en effet tout l’imaginaire nostalgique de l’islamisme sunnite. Et ses tentatives pour conjurer le pire sont pour l’heure un échec.

Si l’Irak est aujourd’hui le point central de l’affrontement entre le fondamentalisme musulman et la démocratie occidentale, la mouvance islamiste accumule en effet les déceptions dans son engagement. Premièrement, la population irakienne n’a opposé aucune résistance aux troupes de la coalition et a même accueilli favorablement leur action, de sorte que les milliers de combattants islamistes infiltrés avant l’invasion ont été massacrés par le feu américain. Deuxièmement, les frictions et frustrations dues à l’occupation militaire n’ont pas incité les Irakiens à soutenir les activités des cellules islamistes, et les attentats aveugles à la voiture piégée ont au contraire déconsidéré celles-ci. Troisièmement, le clergé chiite irakien a condamné en des termes accablants les islamistes sunnites venus propager leur guerre dans le pays.

Les représentants d’Al-Qaïda en Irak ont fait part de ces difficultés dans des courriers rendus publics, et dans lesquels ils regrettaient le manque d’enthousiasme pour le jihad. En l’absence des camps d’entraînement jadis exploités en Afghanistan, les combattants islamistes venus des pays voisins – mais également d’Europe – ne disposent pas d’une expérience et de connaissances suffisantes, de sorte que leur détermination farouche s’est bien souvent conclue par la mort sous les balles de la coalition. Et le piège s’est refermé sur les islamistes à la fin du mois de juin, lorsque la souveraineté du nouvel Irak les ont condamnés à combattre d’autres musulmans et à le revendiquer. Exposée en eau claire et incapable de refuser le combat, la méduse islamiste altère peu à peu son image et gaspille sa force.

Les Etats-Unis ont cependant engagé des ressources considérables, supérieures à leurs estimations initiales, pour placer leur ennemi dans cette position défavorable. Et ils courent aujourd’hui le risque de s’épuiser, de perdre progressivement la volonté nécessaire à l’accomplissement de leur ambition. Le sang versé par les GI’s et les dollars engloutis par la Maison Blanche en Irak ne sont d’ailleurs qu’un aspect du dilemme ; l’impression d’enlisement ou de chaos propagée par les médias ronge la patience de l’électorat américain, même si elle ne correspond pas à la réalité vécue par les troupes sur le terrain. La stratégie indirecte et tentaculaire mise sur pied après le 11 septembre exige la recherche permanente de l’affrontement pour ne pas perdre l’élan initial. Obligé de conserver l’initiative, le requin américain mène une chasse survoltée qui agite les eaux du monde entier et suscite son ressentiment.

La lutte à mort entre la méduse et le requin va se poursuivre des années durant. Après les premiers coups de semonce dans les années 90, elle a ouvertement éclaté avec les attaques de New York et Washington ; la réponse américaine, consistant à déclencher une opération d’interdiction en Afghanistan, quelques guerres d’attrition dans d’autres secteurs puis une opération de conquête en Irak, a pris les islamistes au dépourvu et les a mis en difficulté. Il s’agit maintenant pour eux de surprendre leur ennemi, de frapper ses flancs et ses arrières, ou encore de temporiser, en se souvenant que le vainqueur d’un conflit est souvent celui qui commet le moins d’erreurs. Et que les attentats du 11 septembre, en focalisant les Etats-Unis sur la menace islamiste, ont été une erreur monumentale.

Il reste à espérer que notre Europe recroquevillée sur son intégration se rappelle que cette lutte la concerne totalement, et qu’elle n’a pas le luxe de choisir son camp.



Lt col EMG Ludovic Monnerat  







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