Les événements d’Algérie et d’Arabie Saoudite : des similitudes, mais une évolution divergente
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27 juin 2004
l faut se garder de voir dans les morts de deux dirigeants terroristes, l’un en Algérie et l’autre en Arabie Saoudite, des progrès décisifs de la lutte antiterroriste. Si le « djihadisme » algérien est bien affaibli, il reste néanmoins dangereux, notamment en Europe. Quant à l’Arabie saoudite, rien n’y est réglé et de nouveaux attentats sont à craindre dans les semaines ou mois à venir. Analyse.
Par un curieux hasard, deux évènements assez similaires se sont produits, en Algérie et en Arabie Saoudite, le week-end dernier : à Riyad, Abdulaziz al-Moqrin, chef local d’Al-Qaïda, a été tué dans la soirée du 18 juin ; dimanche, Alger annonçait la mort de Nabil Sahraoui, l’un des principaux responsables du GSCP (Groupe Salafiste pour le Combat et la Prédication).
«... L'organisation pourrait être forcée à une période de repli et de reconstruction de quelques semaines, mais les réseaux d'Al-Qaïda sont sans doute loin d'avoir dit leur dernier mot. »
S’il y a entre ces deux évènements un certain parallélisme, ils sont surtout le reflet de situations très différentes. Les deux similitudes essentielles sont évidemment l’élimination de chefs terroristes importants, mais aussi l’opacité qui entoure leur mort : on ne comprend pas très bien comment les choses se sont passées à Riyad tandis que, à Alger, on ne sait pas avec exactitude quand et comment Sahraoui a été tué.
Mais les points communs s’arrêtent là. Si, à Alger, la mort de Sahraoui est un progrès incontestable dans la lutte antiterroriste, on ne peut afficher les mêmes certitudes en ce qui concerne la mort d’Al-Moqrin à Riyad. Cette différence tient au fait que le gouvernement algérien mène, depuis des années, une lutte sans merci contre le terrorisme. Ce qui est loin d’être le cas des autorités saoudiennes.
La situation algérienne
A Alger, la guerre antiterroriste est émaillée de nombreux mystères et tragédies. Il est évident qu’elle a donné lieu à des excès – on pense notamment aux quelques milliers de « disparitions » jamais expliquées, à l’usage systématique de la torture, aux diverses infiltrations (pas toujours réussies) des GIA par les forces de sécurité – mais, globalement, le choix du gouvernement était clair : écraser l’insurrection islamique et éradiquer le terrorisme. Et ce choix était partagé par l’ensemble de la société algérienne.
On peut, certes, regretter les bavures de ce que certains ont appelé « la sale guerre », mais ce serait ignorer que, dans l’histoire contemporaine, toutes les guerres contre-insurrectionnelles et antiterroristes, sans exception et quelle que soit la qualité démocratique des gouvernements qui s’y livraient, ont donné lieu, à un degré divers, aux mêmes excès. Même la très démocratique Grande-Bretagne a souffert de ces dérives (assassinats, tortures, procès truqués), en Ulster, en combattant l’IRA. Pourquoi l’Algérie aurait-elle été épargnée ?
De même, on peut regretter que, pour des raisons purement politiques, le gouvernement algérien ait décrété qu’il n’y avait plus en Algérie qu’un « terrorisme résiduel » – qui continue quand même à faire plus de 1000 morts par an ! – et ait imposé au pays une « réconciliation nationale » qui, du côté des victimes, a le plus grand mal à passer. Mais c’était peut-être le prix à payer pour compenser les abus que nous venons d’énumérer.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui le terrorisme islamique en Algérie est en déroute. Les GIA sont atomisés et le GSPC, qui restait l’organisation la plus menaçante sur le terrain, est éclaté en branche rivales et pourchassé, en Afrique du Nord comme en Europe où, depuis 2001, nombre de ses membres intégrés dans les réseaux djihadistes internationalistes ont été neutralisés. En Algérie même, deux dissidences, menées l’une par le numéro 2 du GSPC, Amar Saïfi, dit « Abderrazak le Para », un ancien militaire des forces spéciales algériennes, et l’autre par Nabil Sahraoui, ex-chef d’un maquis du GIA, avaient encore affaibli le groupe. La rumeur de l’assassinat d’Hassan Hattab (fondateur du GSPC) par ses anciens lieutenants a même couru, mais a été démentie. Le GSPC se diviserait désormais en deux ailes concurrentes, l’une active dans l’Est algérien (essentiellement en Kabylie) et dirigée jusqu’à sa mort par Nabil Sahraoui, et l’autre présente dans le sud algérien et commandée par « le Para ».
Cette dernière faction a « importé » le terrorisme islamiste dans le sud algérien d’où il avait longtemps été absent : elle circule entre le sud du pays et le nord du Mali, du Niger et du Tchad. C’est à elle que l’on doit, entre autres, la prise d’otages d’une trentaine de touristes européens dans le Sahara au printemps 2003. Ce sont ces hommes, encore, qui auraient organisé une embuscade contre le rallye Paris-Dakar en janvier 2004. Tentative déjouée in extremis par la DGSE – Direction Générale de la Sécurité Extérieure – très présente dans cette région. « Abderrazak le Para » a depuis été capturé au Tchad, avec plusieurs de ses hommes, par le Mouvement pour la Justice et la Démocratie au Tchad (MTJD) qui souhaiterait le livrer à un pays désireux de le juger.
La mort de Sahraoui et de plusieurs de ses adjoints ne peuvent qu’affaiblir encore ce mouvement.
La situation saoudienne
La situation saoudienne est totalement différente. Le premier attentat marquant et récent attribué à Al-Qaïda en Arabie Saoudite a eu lieu le 12 mai 2003, avec l’attaque d’un compound, habité par des Occidentaux, entre autres américains. Les autorités saoudiennes faisaient alors savoir qu’elles mettraient tout en œuvre pour éliminer la menace terroriste, mais les résultats n’ont pas été à la hauteur des engagements de Riyad. En novembre 2003, un nouvel attentat du même genre tuait, à nouveau, quelques dizaines de personnes.
En 2004, le rythme s’est accéléré :
- 22 avril : Attaque contre un immeuble des services secrets saoudiens (4 morts et 148 blessés) ;
- 1er mai : Attentat commis contre des employés d’une firme étrangère dans le port de Yanbu ;
- 22 mai : Assassinat ciblé d’un ressortissant allemand dans un supermarché de Riyad ;
- 29 et 30 mai : Prise d’otages de Khobar (22 morts) ;
- 2 juin : fusillade contre des militaires américains, à Riyad (pas de victimes) ;
- 5 juin : Fusillade entre policiers et islamistes présumés à Djeddah ;
- 6 juin : Assassinat du cameraman irlandais de la BBC Simon Cumbers à Riyad, le journaliste Frank Gardner est blessé ;
- 8 juin : Assassinat, à Riyad, de Robert Jacobs, un cadre américain de la société Vinnell (qui forme la Garde nationale saoudienne) ;
- 12 juin : Assassinat d’un ressortissant américain à Riyad ;
- 13 juin : Assassinat d’un autre ressortissant américain, à son domicile de Riyad ;
- 18 juin : Assassinat, par décapitation, de Paul Marshall Johnson.
Plusieurs de ces attentats – notamment la prise d’otages de Khobar, une ville clé de « l’Arabie pétrolière », à l’issue de laquelle les terroristes avaient pu s’enfuir sans être inquiétés – et certains des assassinats ciblés de citoyens américains dans des quartiers extrêmement protégés de la capitale saoudienne posent des questions qui restent, à ce jour, sans réponses. De même, l’attaque de Yanbu est difficile à expliquer : ce port de la Mer Rouge, une infrastructure vitale pour le commerce saoudien, est lui aussi sous haute surveillance. Enfin, on remarquera que plusieurs des attaques ciblées commises en juin nécessitaient des renseignements précis sur l’identité, le domicile et les habitudes d’étrangers habitués à appliquer certaines mesures de sécurité minimales.
Par ailleurs, on ne peut que s’étonner que Al-Moqrin ait été abattu quelques heures après l’assassinat de Paul M. Johnson alors que « 15'000 hommes » recherchaient ce dernier, ainsi que l’a déclaré M. Adel al-Joubeir, conseiller diplomatique du prince Abdallah. On remarquera, en tout état de cause, que cette élimination, intervenant peu de temps après un crime horrible commis contre un citoyen américain, ne peut que renforcer la position de Riyad à Washington.
Dès lors se pose la question des soutiens dont les terroristes ont pu bénéficier dans l’appareil d’Etat et, en particulier, dans les services de sécurité, voire au cœur du pouvoir ainsi que celle du jeu politique auquel ce pouvoir pourrait se livrer en laissant le terrorisme se développer assez largement, pour prouver que l’Arabie saoudite est bien une victime du salafisme combattant qu’elle a, pourtant, elle-même encouragé et financé pendant des années.
Par ailleurs, les communiqués officiels qui ont suivi la mort d’Al-Moqrin semblent, pour le moins, pêcher par excès d’optimisme. On a ainsi dit à Riyad que « la seule cellule connue d’Al Qaïda » en Arabie Saoudite avait été anéantie. Il est pourtant difficile à des spécialistes de croire qu’une unique cellule terroriste ait pu, dans un pays aussi surveillé que l’Arabie Saoudite et disposant d’aussi peu de routes praticables, exécuter 11 opérations en moins de deux mois dans des lieux distants, parfois, de plusieurs centaines de kilomètres l’un de l’autre.
Il est ainsi particulièrement douteux qu’un seul et même groupe ait pu agir à Khobar les 29 et 30 mai, frapper à Riyad (à 400 km de Khobar) le 2 juin, participer à une fusillade à Djeddah (plus de 800 km de Riyad) le 5 juin et parcourir, à nouveau 800 km pour commettre un nouvel attentat à Riyad le lendemain. Ou alors il faudrait prendre comme hypothèse de départ le fait que les forces de sécurité saoudiennes sont particulièrement incompétentes et que personne ne surveille l’autoroute Darhan-Riyad-Jeddah (plus de 1200 km) qui est le principal axe routier est-ouest du pays.
Pour finir, on soulignera que la mort de Youssef Al-Ayri, responsable des attentats de mai 2003 et celle de Khaled Ali Haj, son successeur et le prédécesseur de AL-Moqrin, tué en mars 2004, n’avaient été suivies, respectivement, que de quatre mois et de deux mois de « calme » tout relatif. Beaucoup de choses dépendent donc de la rapidité avec laquelle le nouveau chef d’Al-Qaïda en Arabie Saoudite, Saleh Mohammad Al-Oufi, pourra reconstituer ses réseaux et rétablir les liaisons intérieures et extérieures des djihadistes saoudiens.
Conclusion
Concernant l’Algérie, l’élimination de Nabil Sahraoui est une étape importante dans la lutte antiterroriste. Elle affaiblit davantage encore un GSPC déjà fragilisé. Mais cette organisation existe toujours et pourrait être tentée de passer à l’action, entre autres en Europe, dans le cadre de ses liens avec Al-Qaïda, pour prouver qu’elle reste dangereuse et essayer de remobiliser ses sympathisants.
Concernant l’Arabie Saoudite, l’élimination de Abdel Aziz Al-Moqrin n’est probablement qu’une péripétie dans la lutte antiterroriste. L’organisation pourrait être forcée à une période de repli et de reconstruction de quelques semaines, mais les réseaux d’Al-Qaïda sont sans doute loin d’avoir dit leur dernier mot. De nouveaux attentats anti-occidentaux sont donc à craindre, d’autant plus rapidement que les réseaux djihadistes locaux doivent prouver qu’ils gardent toutes leurs capacités d’action.
Claude Moniquet, esisc.org