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La Russie revisite les règles du grand jeu en tirant revenus et puissance de son énergie

25 avril 2004

Pipeline en SibérieA

 en croire le Président Vladimir Poutine, le grand jeu du XXIe siècle est de nature économique, et la Russie entend changer la manière de le pratiquer. Avec ses atouts énergétiques, Moscou compte retrouver une partie du pouvoir que l'Union soviétique obtenait par l'entremise de ses capacités militaires.

Poutine a clairement souligné les règles de ce nouveau jeu en décembre, lorsqu’il a annoncé à la nation que le principal danger pour la Russie est une économie faible. « Notre plus grande menace est le retard sur le plan économique », a dit Poutine lors de sa téléconférence annuelle. « Une bataille dure et acharnée se déroule dans le monde. Mais au contraire du passé, cette bataille est passée du domaine des conflits militaires à celui de la compétition économique. »


«... Aux jours anciens de l'Union soviétique, le pouvoir politique de la Russie se mesurait aux 14'000 missiles nucléaires pointés vers l'Occident. Il se mesure aujourd'hui aux pipelines reliés à l'Occident. »


Dans ce jeu d'échecs, comme dans les précédents, l'énergie est reine. Mais cette fois-ci, la Russie exploite comme jamais ses avantages. Sur le front oriental, elle a contraint le Japon et la Chine à mener une guerre de surenchères pour le pétrole sibérien, alors qu'à l'ouest elle voit l'Europe lutter pour gérer sa dépendance envers le gaz de Gazprom ; au sud, elle étend lentement ses tentacules électriques à travers le monopole étatique des Systèmes d'Energie Unifiés.



La doctrine Poutine

Toutefois, ce qui apparaît comme une sorte de « doctrine Poutine » ne s’arrête pas là. Elle semble considérer la Russie comme le pivot autour duquel évolue le marché global du pétrole et veut en faire un acteur-clef pouvant faire pencher la balance entre l’OPEP et les Etats-Unis. Elle semble également appeler à une expansion internationale rapide des sociétés patriotiques – à la fois publiques et privées, énergétiques ou non.

Dans cette quête, Poutine paraît avoir le soutien du milieu des affaires. « Si vous n’êtes pas actif au niveau global, alors vous allez certainement perdre », affirme Kakha Bendukidze, président du conseil d’administration de United Heavy Machinery, le plus grand motoriste du pays et l’une de ses principales multinationales. « Si vous n’allez pas en territoire étranger, les concurrents mondiaux viendront sur votre marché et entreront en compétition avec vous », a-t-il déclaré lors d’une récente interview.

Les leaders de l’économie sont cependant divisés sur la meilleure manière d’y parvenir, entre celle de Poutine, qui s’appuie sur la puissance de l’État, et une approche libérale qui pourrait être meilleure. Mais le débat n’a pas pour l’heure de signification. Grâce à un Parlement renouvelé et docile, et grâce à l’emprisonnement de Mikhail Khodorkovsky, Poutine a désormais toutes les cartes en mains. Certains considèrent même l’arrestation de Khodorkovsky comme faisant partie de la stratégie de Poutine vers un développement élargi.

Bien que le milliardaire réponde aux charges de fraude et d’évasion fiscale, ses tentatives de défier l’autorité étatique ont apparemment été à la source de ses ennuis, et notamment ses efforts pour briser le monopole gouvernemental des pipelines. En recherchant la construction de pipelines privés, l’un directement en Chine et l’autre par Mourmansk pour mieux approvisionner les Etats-Unis, « Khodorkovsky poursuivait des intérêts… qui étaient une menace pour la politique étatique de Poutine », a souligné un responsable de l’administration américaine au cours d’un entretien à Washington au début de l’année.

De plus, selon le responsable, les tentatives de Khodorkovsky pour fusionner sa compagnie pétrolière Yukos avec son rival plus petit Sibneft, puis de vendre une partie de celui-ci à un géant américain comme ExxonMobil, l’auraient rendu « intouchable ». « Il s’agissait fondamentalement d’une question de puissance », a-t-il dit. « Ce que proposait Khodorkovsky posait des problèmes pour la politique à la fois intérieure et étrangère… Le contrôle de l’État sur les pipelines était un levier pour les deux politiques. »

A présent, toute discussion sur la construction de pipelines privés – ou même de vendre une participation d’une producteur pétrolier russe à une compagnie US – est cependant taboue. « Ce n’est pas le plan que les Etats-Unis souhaitent voir », relève Julia Nanay, analyste principale en énergie de la Petroleum Finance Corporation à Washington. « Ils voudraient voir de nombreuses compagnies privées, des pipelines privés et davantage d’exportations. »

Il vaut la peine de noter, souligne-t-elle, que depuis l’arrestation de Khodorkovsky les conditions ont empiré pour les sociétés pétrolières américaines qui ont déjà un pied en Russie – et notamment ExxonMobil, qui a perdu à la fin de l’an passé sa licence pour le champ géant Sakhalin-3. « Tout ceci semble éroder le dialogue énergétique américano-russe », conclut Nanay. Et si ces développements ont été de mauvaises nouvelles pour Washington, qui souhaite vivement réduire ses approvisionnements OPEP, ils ont accru le pouvoir de la Russie sur la scène mondiale.



Le pétrole ne suffit pas

Renforcer ses liens avec le monde arabe sans aliéner totalement les Etats-Unis est une tâche délicate, mais c’est celle que Poutine semble tenter d’accomplir. Par le passé, à la grande satisfaction des Etats-Unis, la Russie et l’OPEP ont été en désaccord. La Russie augmentait ses exportations à une vitesse prodigieuse, alors que l’OPEP faisait exactement l’inverse, en déclarant qu’elle avait besoin de prix plus élevés pour compenser la décision américaine de laisser le dollar se déprécier.

Mais maintenant, dans ce qui pourrait se révéler comme un changement politique essentiel, la Russie semble réduire ses visées exportatrices. Le mois dernier, le ministre du Développement économique et du commerce, German Gref, a audacieusement déclaré que 2004 serait la dernière année où l’exportation augmenterait nettement pour l’avenir prévisible. D’après Gref, les exportations vont probablement croître de 14% cette année pour atteindre 266 millions de tonnes, et la croissance serait ensuite minimale, environ 2% par an.

Une telle décision ferait aimer la Russie à l’OPEP et à tout le monde arabe, déclarent des analystes. Nombreux sont ceux qui s’attendent à ce que l’OPEP subisse une pression augmentée ces prochaines années, avec la croissance de l’instabilité au Proche-Orient et le fait que des membres individuels comme le Venezuela et le Nigeria soient poussés à quitter l’organisation. En réduisant ainsi la croissance de ses exportations, la Russie pourrait aider le cartel à survivre, précise Chris Weafer, un stratège principal d’Alfa Bank et ancien conseiller de l’OPEP qui conserve des liens étroits avec l’organisation.

Qui plus est, d’après Weafer, avec le ralentissement délibéré des exportations ces prochaines années, « tout le monde arabe va considérer la Russie comme un allié important, et l’influence politique de la Russie dans le monde arabe va s’accroître. » Les principales sociétés pétrolières russes ont déjà capitalisé ces liens croissants. En janvier, Lukoil est devenue l’une des quelques firmes étrangères à obtenir les droits pour le développement d’un champ gazier au potentiel gigantesque en Arabie Saoudite. Il faut noter qu’aucune société US n’a reçu les mêmes droits, et elles trouvent apparemment de plus en plus difficile à s’implanter dans le royaume.

Tout en essayant de maximiser son pouvoir pétrolier, la Russie essaie de développer avec agressivité d’autres secteurs de son économie et aide ses capitaines d’industrie à gagner des positions stratégiques sur les marchés globaux. « Je pense qu’une révolution transforme peu à peu les relations économiques étrangères », affirme Bendukidze. « On reconnaît de plus en plus au ministère des Affaires étrangères et à celui du Développement économique et du commerce qu’ils ont besoin de soutenir les entreprises russes à l’extérieur, y compris en essayant d’investir hors de Russie. »

Un développement récent à même de faciliter l’expansion globale est une nouvelle loi qui simplifie les règles pour le transfert d’argent liquide hors du pays à des fins d’investissements. La loi, que Bendukidze a contribué à rédiger, entrera en vigueur cet été. Cette innovation pourrait accélérer l’expansion de compagnies comme Severstal, qui a récemment acquis l’aciérie Rouge Industries du Michigan pour 286 millions de dollars, et Norilsk Nickel, qui à la fin du mois dernier a réalisé la plus grande acquisition d’une société russe à ce jour – son rachat pour 1,16 milliards de dollars de 20% du minier aurifère sud-africain Gold Fields. Mais compte tenu des lois actuelles sur les devises, l’essentiel de l’argent utilisé par Norilsk pour cette acquisition a dû venir de l’américain Citigroup.

Les compagnies russes ont encore de nombreux désavantages lorsqu’elles sont en concurrence pour des contrats à l’étranger, dont selon Bendukidze le coût du capital. Elles doivent en effet subir des coûts plus élevés pour leurs emprunts, en partie parce que la Russie n’a pas d’équivalent aux énormes plans de financement à l’exportation gérés par des agences gouvernementales comme Eximbank aux Etats-Unis ou Hermes en Allemagne. « Une partie importante du commerce mondial est construite sur le financement à l’exportation », souligne Bendukidze. « L’État verse des fonds et garantit contre des risques politiques… Mais en Russie, il n’y a presque aucun crédit de financement à l’exportation bon marché. Comment peut-on mener des projets dans de telles conditions ? »



Retour vers le futur

Il existe cependant des régions où les compagnies russes ont l’avantage, et où plusieurs d’entre elles en profitent avec agressivité : les républiques de l’ancienne Union soviétique. « Les compagnies russes ont beaucoup de capitaux et un avantage compétitif, de sorte qu’il n’est guère surprenant que nombre d’entre elles essaient de resserrer les liens de l’ère soviétique », affirme Roland Nash, responsable de la stratégie à Renaissance Capital.

En tête figurent des géants étatiques comme Gazprom et UES. Gazprom cherche à utiliser son influence comme fournisseur principal et payeur de taxes de transit à l’Ukraine et à la Biélorussie pour gagner de grandes participations dans le réseau de pipeline de ces deux pays. Et UES, sous le slogan de « l’impérialisme libéral » de son PDG Anatoly Chubais, tente de recréer le monopole russe sur la production et la distribution de l’électricité dans l’ancien espace soviétique. Elle a déjà acheté des parts de biens électriques en Arménie, au Kazakhstan et en Géorgie, alors que Chubais a dit vouloir entrer en Bulgarie, en Lettonie, en Lituanie et en Slovaquie. Le monopole énergétique est également en discussion pour louer une grille électrique qui connecte l’Arménie, la Géorgie, l’Iran et la Turquie.

Alors que l’OTAN dominée par les Etats-Unis déplace des troupes vers les frontières russes, Moscou réagit en prenant le contrôle d’infrastructures critiques. « Les anciens États soviétiques ne peuvent se permettre d’ignorer les souhaits de la Russie », souligne Weafer. « En définitive, la Russie peut simplement couper le courant. Vous ne pouvez pas contrôler un câble électrique depuis Washington. »

Mais les compagnies étatiques ne sont pas les seules à être actives dans l’ancienne Union soviétique. Les entreprises privées, comme Russian Aluminum, le deuxième producteur d’aluminium au monde, sont actives dans la région depuis des années et cherchent à s’étendre. « C’est ce que Poutine obtient pour sa contribution à la croissance économique », relève Nash. « Plus les sociétés russes ont de pouvoir économique dans ces zones, plus le pouvoir politique s’accroît. »

Les entreprises russes semblent avoir plus de difficultés dans les anciens satellites soviétiques, toutefois, car l’OTAN et l’Union européenne s’approchent toujours plus. Lukoil, par exemple, a été récemment interdite de participer à la privatisation d’une grande raffinerie polonaise, de peur qu’une telle acquisition stratégique ravive l’influence russe dans l’ancienne nation du Pacte de Varsovie.

La Pologne est l’un des 8 anciens membres qui va entrer dans l’Union européenne le 1er mai, ce qui complique la tâche pour les sociétés russes désireuses de commercer avec leurs anciens alliés de la guerre froide, notent plusieurs analystes. Pendant ce temps, la Russie cherche à obtenir des compensations pour cette expansion. Dans une récente lettre à l’UE, elle a transmis une liste de 14 demandes comprenant par exemple l’élévation des quotas pour l’importation d’acier russe.

L’UE peut bien être le plus grand partenaire commercial de la Russie, mais celle-ci a certainement un atout dans la manche. Dans l’avenir prévisible, son meilleur outil pour obliger l’Occident à écouter ses inquiétudes sera ses vastes réserves énergétiques. « Il n’y a aucun doute à ce sujet », affirme Weafer. « Aux jours anciens de l’Union soviétique, le pouvoir politique de la Russie se mesurait aux 14'000 missiles nucléaires pointés vers l’Occident. Il se mesure aujourd’hui aux pipelines reliés à l’Occident. »



Texte original: Catherine Belton, "Russia Revising Great Game Rule Book",The Moscow Times, 15.4.2004  
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat
  








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