Les forces armées belges :
vers une réforme révolutionnaire ?
15 février 2004
a réforme de l'armée belge annoncé par le plan directeur 2003 suscite
plusieurs questions, que la polémique sur la brigade para-commando souligne en
partie. Surtout lorsque l'investissement intellectuel ne correspond pas à
l'investissement matériel. Analyse.
Immanquablement,
toute évolution dans quelque organisation que ce soit nous pose des questions
et l'actuelle réforme des forces armées belges n'y échappe pas. Ainsi, le plan
directeur 2003 de la Défense belge, ligne de conduite publiée dans la foulée
des plans stratégiques de réforme des forces armées, ne liste plus l'état-major
de la brigade para-commando dans la suite des « modules
opérationnels » qui seront conservés, faisant naître une polémique quant à
l'opérationnalité de nos forces.
«... Bruxelles aura besoin d'une avant-garde légère, flexible, apte au combat comme aux missions
humanitaires et de maintien de la paix : les paras. »
Pourtant,
cet épisode d'une réforme peu discutée - mais peu discutable quant à son
indéniable nécessité - devrait nous faire poser plus de questions que ce ne fut
le cas jusqu'à présent et nous montre à quel point la recherche d'une
innovation conceptuelle peut constituer une problématique opérationnelle.
Un positionnement de niche relatif
Fondamentalement,
force est de constater que le niveau politique s'est enfin attelé à une véritable
réforme des forces, qui dépasserait le strict cadre des révisions budgétaires
et de la réduction du nombre d'unités pour prendre en compte les évolutions de
l'environnement stratégique comme des doctrines et des tactiques utilisées pour
y intervenir efficacement. Le plan directeur est, de ce point de vue, un
document particulièrement ambitieux. A sa lecture, il nous montre ainsi que
l'on recherche « des forces armées belges plus petites, mais mieux équipées,
plus flexibles et rapidement projetables » dans le très communiquant
contexte de leur réaffectation à des missions d'aide humanitaire.
De facto, la
structure proposée pour la Composante terrestre montre que l'on chercherait à projeter
la quasi-entièreté de nos forces opérationnelles en se basant sur des
états-majors de brigade (2), des modules de combat médians (4), des modules de
combat médians/légers (3) et des modules de combat médians (2) disposant d'une
capacité antichars (2). Le commandement recherche alors une plus grande
interopérabilité entre les unités et, visiblement, joue sur la possibilité de
monter des assemblages de forces modulaires, en fonction des contingences
rencontrées.
Les
forces belges seraient ainsi en pointe, montées sur des blindés à roues qu'il
faut encore acheter, dans la plus pure foulée d'une Révolution dans les
Affaires Militaires initialement américaine mais qui serait adaptée aux
objectifs et aux moyens de Bruxelles. Or, si la vision américaine de la guerre
était souvent critiquée, nier l'influence de la pensée et des concepts
stratégiques US sur ces forces serait méthodologiquement délicat, le plan
directeur démontrant que les forces belges visent le cas échéant à « déstabiliser
l'adversaire, l'anéantir ou le vaincre (partie supérieure du spectre des
conflits, tel que par exemple, la guerre du Golfe) ». Or, la réforme
proposée ne le permettra pas.
Elle
induit par exemple le remplacement à terme des actuels chars Léopard 1
modernisés par « une capacité 'feu tendu de 90 mm' », alors
que ce calibre est très insuffisant pour traiter des chars de combat adverses aux
blindages toujours plus épais et alors qu'il est beaucoup trop élevé pour des
interventions en combat urbain, qui seront selon toute évidence toujours plus
nombreuses. Point positif, la part réservée aux senseurs et moyens de
reconnaissance dans le document est importante. Mais dans le même temps, le
positionnement des missions de l'armée dans des « niches
opérationnelles » qui n'ont pas été définies est relatif.
En
effet, même le spectre des opérations humanitaires requiert une diversité de
fonctions et de pratiques qu'un ouvrage aussi brillant que Maîtriser la
violence montre. Les expériences françaises de Mitrovica à Bunia montrent
ainsi que l'action humanitaire et de maintien de la paix repose sur une part de
dissuasion. Dans le même temps, si le document cite dans les investissements à
réaliser « le renouvellement et la modernisation de l'équipement
individuel », des projets actuellement en développement, comme le Belgian
Soldier Technology (BEST), ne sont pas nommément cités.
Au-delà,
un certain nombre d'enseignements récents doivent encore être tirés avant
qu'ils ne soient effectivement implémentés dans la nouvelle structure. Le
concept même de « modules » (en fait, des bataillons) mis en réseau
et montés sur des véhicules relativement peu protégés est à peine testé par la brigade
Stryker américaine en Irak. Dans le même temps, plusieurs études américaines signalaient
que la capacité à projeter une seule de ces brigades en moins de 96 heures par
voie aérienne était douteuse, même en cas de mobilisation des 70 C-5 Galaxy (120
tonnes de charge) et des 113 C-17 (77 tonnes de charge) de l'US Air Force.
Or,
si la Belgique compte remplacer ses 11 C-130 par 7 Airbus A-400M (de 25 tonnes
de charge), le navire de transport stratégique belgo-luxembourgeois qui avait
été initialement programmé n'est plus listé dans le plan. Plus prudents, les
Américains avaient quant à eux décidé d'adopter une structure de forces pour
l'instant binaire, entre une Legacy Force qui correspond aux forces belges
en l'état actuel et une Interim force, qui serait l'équivalent de ce que
la Belgique mettrait en place à l'échelle de toutes ses forces terrestres. Au-delà,
ils comptent en arriver à une Objective Force autrement plus
ambitieuse : véhicules furtifs de la classe des 20 tonnes, numérisation
complète, très hautes technologies, etc.
Les paras, une avant-garde légère
Surtout,
dans l'hypothèse de la réalisation de ce programme pour le moins ambitieux, nos
forces ne seraient telles qu'à l'horizon 2015, date d'échéance de la mise en
place du plan. Il va donc exister un délai de 11 ans (c'est stratégiquement
considérable : plus que le temps séparant la chute de l'URSS du 11
septembre), durant lequel Bruxelles aura toujours et immanquablement besoin
d'une avant-garde légère, flexible, apte au combat comme aux missions
humanitaires et de maintien de la paix : les paras. Si le ministre de la
défense, André Flahaut, a souligné à plusieurs reprises que la spécialité et la
spécificité parachutiste en tant que telle serait conservée (un parachutiste
ayant par ailleurs été nommé à la tête de la brigade mécanisée de
Bourg-Léopold), son positionnement implique toutefois une dispersion des
parachutistes dans les modules opérationnels.
Il est significatif dans ce contexte
que les Américains n'aient jamais proposé la dissolution de la 82e division
aéroportée. S'il est vrai que la brigade para-commando n'est jamais intervenue
avec toutes ses unités (on préfère projeter un bataillon et des unités de
soutien), plusieurs éléments lui appartenant (bataillons para-commandos,
batterie d'artillerie, éléments de reconnaissance) sont souvent amenés à se
retrouver de concert sur un théâtre d'opérations.
Aussi la polémique, déclenchée par
des « anciens » de la brigade, doit-elle nous interroger sur
l'évolution des forces. Notamment sur l'importance de la concertation avec les
opérationnels et sur la capacité de nos forces à dégager une réflexion
stratégique qui leur soit propre, particulièrement à une époque où la nécessité
d'une défense européenne s'affirme et que la disponibilité américaine au sein
de l'OTAN s'amoindrit pour cause d'engagements « hors-zone » :
comprenant actuellement 9000 hommes (21'000 en 2006), la Nato Response Force
(NRF) ne compte que pour le moment que… 300 Américains.
Peut-être
faudra-t-il que Bruxelles conserve ainsi la possibilité d'engager ses paras non
comme un appoint dilué dans les deux brigades qui resteraient, mais comme un
corps à part entière, quelque puisse être la volonté d'Evere d'engager la
Défense belge dans une politique cherchant systématiquement l'innovation
conceptuelle. L'histoire militaire nous démontre que même les plus fervents
défenseurs de l'innovation technologique - comme le général Fuller, père de la
guerre blindée - étaient aussi des férus d'histoire et cherchaient d'abord à
tirer des leçons d'une expérience que seulement ensuite, ils amélioreraient
technologiquement.
La
combinaison entre technologie et stratégie est potentiellement très puissante -
décisive même -, y compris lorsqu'elle est appliquée dans un Etat ne disposant
pas de grandes forces armées, mais elle nécessite pour ce faire une vision
congruente à la fois à l'environnement stratégique mais aussi aux principes
stratégiques élémentaires. On ne décrète pas en effet l'innovation, elle est
d'abord un état d'esprit nécessitant en prise en compte globale des
problématiques de défense.
Si
certains soulignaient dans le développement de la polémique sur le démentèlement
de l'état-major de la brigade qu'elle est due à la jalousie pouvant avoir été
suscitée, force est aussi de constater que le premier problème n'est pas celui
des structures. Financièrement, la réforme coûtera cher : personne ne peut
prédire le prix des matériels dans les 10 prochaines années et le gouvernement
belge a souligné à plusieurs reprises que la Défense n'était pas une priorité.
Au-delà, il existe aussi un problème de mentalités, classique en sociologie de
l'innovation.
A
titre d'exemple, des abonnements aux revues de référence ne seront peut-être
pas renouvelés dans les bibliothèques : comment nos futurs cadres
pourront-il s'inspirer pour en arriver à une force innovante, intellectuellement
audacieuse et sans pour autant risquer notre capacité effective à un
déploiement ? Se retrancher derrière le devenu classique « La
Belgique ne peut avoir les ambitions d'une grande puissance » est un
piège à l'heure de réformes nécessitant d'abord un investissement
intellectuel. Le Portugal, au même titre que des armées bien plus technologiquement
intensives, dispose ainsi d'une revue de réflexion stratégique que nous n'avons
pas, même sous la forme peu coûteuse d'un webzine. A ce stade, il est
tout aussi symptomatique que les seules remises en question et analyses de la
réforme ne soient provenues que d'anciens militaires.
Aussi
et in fine nous faut-il nous rappeler qu'aucune planification n'est
jamais parfaite, et plus encore lorsqu'il s'agit de tournants majeurs dans
l'évolution d'un système de défense. Mais aussi que, selon Hervé Coutau-Bégarie,
« plus l'investissement matériel est grand, plus l'investissement
intellectuel doit suivre ». La meilleure arme face à toutes les
contingences de demain sera donc une réflexion adaptée, loin des polémiques et
au plus près d'objectifs qui, faut-il le souligner, ont rarement été aussi consensuels en Belgique. Ne pas le faire, c'est risquer de
rater les possibilités de réellement bénéficier d'une réforme à la portée
révolutionnaire.
Joseph Henrotin (qui s'exprime à titre personnel)
Doctorant en Sciences politiques à l'ULB
Attaché de recherches, ISC
Membres du Réseau Multidisciplinaire en Etudes Stratégiques (RMES)
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