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L'Asie Centrale aujourd'hui : alliances et rivalités de puissances sur la Route de la Soie

15 février 2004

Gaz naturel, KazakhstanR

égion enclavée à forte capacité énergétique, l'Asie Centrale voit aujourd'hui trois puissances rivales y confronter leurs intérêts : la Russie, qui recherche une frontière méridionale, la Chine, qui tente de satisfaire ses besoins en hydrocarbures, et les Etats-Unis, qui se déploient dans la région pour agir sur toute l'Asie. Analyse.

L'Asie Centrale se révèle aujourd'hui géopolitiquement convoitée. Fruit d'une histoire tumultueuse, cet espace détient l'atout d'être un pont entre l'Europe et l'Asie, ce qui la rend géographiquement stratégique. Une terre où se sont succédées la conquête arabe et l'expansion de l'Islam, mais aussi un espace tourmenté par les invasions mongoles dont les conquérants barbares déferlaient à cheval aux ordres de Gengis Khan puis de Tamerlan. Des noms mythiques qui résonnent encore dans les vastes déserts steppiques et les oasis marchandes.


«... La mer Caspienne, centre névralgique de la géopolitique centrasiatique, s'affirme comme bassin international d'énergies mondiales et une zone d'influence des intérêts étrangers. »


Longtemps citées pour recouvrir le tracé mythique de la Route de la Soie et l'essor de son commerce caravanier, les dynasties turco-mongoles se sont également épanouies sur ce vaste territoire, résultant de civilisations entremêlées allant de la Chine à la Russie, de l'Inde à la Perse. L'Asie Centrale s'affirme comme carrefour des mondes et revêt des richesses d'empires. Les riches cités marchandes, lieux de passage du commerce caravanier, déclineront pour laisser place au commerce maritime à l'aube du XVIème siècle. Date historique puisque cet espace sera conquis par la soif expansionniste de la Russie tsariste puis tombera sous le joug soviétique.



Pivot énergétique et zone enclavée

Au fil des siècles, l'Asie Centrale se constituera autour de cinq républiques s'étendant du Kazakhstan à l'Ouzbékistan, du Turkménistan au Tadjikistan, du Kirghizstan au Turkestan chinois, région du Xinjiang, patrie des ouïgours.

L'Islam et la turcité appartiennent à la conscience historique de ces peuples et témoignent de sa spécificité. Un islam au visage chamanisé dans les steppes kazakhes auprès des bergers nomades, un islam plus orthodoxe chez les peuples tadjiks tolérant le prosélytisme religieux, un islam traqué par le discours obsessionnel ouzbèk focalisé sur son hypothétique maturation politique, un islam plus éparpillé sur les hauts plateaux kirghizes, un islam imprégné par un culte de la personnalité incarné par un turkménebashi.

Malgré la volonté politique d'écarter l'islam et de russifier les contrées et populations, cet islam identitaire a subsisté avec ses cultes, rites et traditions empreints de cultures nomado-sédentaires. Dans cette immensité géographique, la renaissance de l'Asie Centrale se nourrit d'islam comme identité des peuples. Après soixante-dix ans de communisme son ambiguïté se situe non pas dans une renaissance ex-nihilo, mais dans une survivance de l'islam. Cette confession religieuse sunnite de rite hanéfite (modérée parmi les quatre branches juridiques de l'islam) est aussi vécue comme source d'instabilité.

L'invasion soviétique en Afghanistan et la révolution iranienne ont généré la diffusion du Coran mais aussi du trafic d'armes et de drogues manipulé par les extrémistes religieux. La vallée de Ferghana sert de plaque tournante aux terroristes fondamentalistes alimentant les réseaux du M.I.O. (Mouvement Indépendantiste Ouzbèk) et du Hizb-Ut-Tahrir, et nourrissant les causes de l'embrasement ethnique du Caucase et conflictuel de la Tchétchénie. Les influences fondamentalistes, les soutiens logistiques et financiers, « l'importation » de prédicateurs extrémistes proviennent d'Arabie Saoudite, du Pakistan, de Palestine, d'Iran et de Turquie.

Au lendemain de la chute de l'URSS, en 1991, ces cinq républiques « subissent » une indépendance non revendiquée. Projetées dans un vide structurel et politique, elles se heurtent aujourd'hui à des caractéristiques communes. Enclavées géographiquement, elles subsistent à travers un système politique embryonnaire régenté par des apparatchiks autoritaires et corrompus appartenant à la vieille garde soviétique, trop stigmatisés pour assurer la transition. Un contexte qui s'inscrit dans un paysage social en crise et une désarticulation économique générant des réformes désorganisées mais s'inscrivant dans une volonté d'autonomie face à la tutelle omniprésente de la Russie.

Sur le plan militaire, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan acceptent de jouer le rôle de bases militaires américaines. Le Kazakhstan pour sa part sert de base de coordination humanitaire pour les Etats-Unis sur toute l'Asie Centrale, alors même qu'il répond à une logique de continuum géographique de l'empire russe puis soviétique. Le territoire kazakh sert de zone tampon, de bouclier stratégique face au « ventre mou » de l'Asie Centrale. Il s'affirme comme protection de la Russie si les relations sino-russes venaient à se dégrader (la Chine : partenaire / adversaire colossal). De son côté, le Turkménistan joue cavalier seul dans sa dite « neutralité perpétuelle ».

On parle d'enclavement des républiques centrasiatiques « prises en tenaille » par le jeu de puissances des pays avoisinants (Chine, Russie, Afghanistan, Iran, Inde, Turquie). La mer Caspienne, centre névralgique de la géopolitique centrasiatique, s'affirme comme bassin international d'énergies mondiales. Mer enclavée, elle est une zone d'influence des intérêts étrangers comme riverains et voisins de la Caspienne. Un déchirement paradoxal : pivot énergétique et région enclavée !

Son avenir se joue autour d'une recomposition géopolitique de ses richesses énergétiques. Un nouveau « Grand Jeu » mondial met en scène la Russie, la Turquie, la Chine, l'Iran, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, jusqu'à l'Union Européenne et les Etats-Unis, pour atteindre aussi les antipodes des rives de l'Océan Indien via l'Afghanistan, le Pakistan. Tandis que le bouleversement du paysage géopolitique de la Caspienne s'inscrit instinctivement au cœur des intérêts américains, la logique diplomatique d'écarter l'Iran de la redistribution des richesses de la Caspienne se heurte à un paradoxe : l'Iran s'affirme comme une voie de désenclavement majeure des ressources gazières et pétrolières de la Caspienne, tout comme la Turquie et la Russie, ouvrant les portes à l'Europe.



Trois jeux de puissances

Ce Grand Jeu sur les rivages caspiens longtemps considérés comme « vase clos » de la Russie contraint cette ex-puissance à redéfinir dans la zone une politique d'influence alliant menaces, pressions et déploiements de forces dans le but d'intimider les puissances régionales : à terme la militarisation de la Caspienne n'est pas exclue… Pour autant, le transport du gaz et du pétrole en dehors de cette mer fermée impose les investissements étrangers (extraction, exploitation, raffinage). Le tracé des gazoducs et oléoducs (BTC, BTE, Traceca, CPC…) est le reflet des visées stratégiques et diplomatiques d'alliances et de rivalités sur cette région convoitée.

Si le 11 septembre 2001 a brutalement médiatisé les enjeux politico-stratégiques de l'Asie Centrale, cette région faisait pourtant l'objet d'études approfondies des Etats-Unis sur la zone depuis les années 90. Trois jeux de puissances s'imposent :

  • Le « jeu » russe vise à sauvegarder ses frontières méridionales dans le but d'établir une ceinture protectrice d'Etats alliés à travers une politique de coopération militaro-économique semblable à celle du traité de Shanghai, qui sert à Pékin de vecteur d'influence sur la zone. A cela s'ajoute la méfiance traditionnelle de Moscou face à la politique de Washington.

  • Le « jeu » chinois : en réponse à ses besoins croissants en hydrocarbures, la Chine doit diversifier ses sources d'approvisionnements (en 2030 sa consommation pétrolière équivaudra à la production de l'OPEP). Un accord bilatéral sino-kazakh (1997) permet la construction d'un oléoduc de 10'000 km devant fournir à la Chine 20 millions de tonnes de brut par an, mais en attendant la mise en service un accord de troc a été établi entre l'Iran et le Kazakhstan pour fournir la Chine en pétrole iranien. Les ressources nécessaires à l'essor économique de la Chine et au renforcement de sa position stratégique en Asie de l'Est permettent à la puissance chinoise de contrôler le transit de ces hydrocarbures vers le marché japonais. Ainsi, l'Asie Centrale confortée par la montée en puissance économique et stratégique de la Chine devient incontournable dans le paysage industriel chinois. Parallèlement, la Chine est préoccupée par sa « nouvelle frontière » au Xinjiang, région séparatiste agitée par les turbulences terroristes, et renforcée par l'instabilité de l'Afghanistan après 2002. Autant de conséquences négatives sur la finalisation de l'intégration du Xinjiang au territoire chinois qui remettent en cause sa souveraineté. Depuis l'effondrement de l'URSS, le Turkestan russe et le Turkestan chinois se sont rejoints formant chacun « l'arrière-cour », ou terminal d'empire, des deux puissances. La Chine vise dans sa politique de développement à conforter sa stabilité interne. La discrétion diplomatique chinoise sur les affaires du monde, par le biais d'une image de puissance responsable, « sage », évite toute confrontation avec les autres grandes puissances, y compris sur certains de ces intérêts en Asie Centrale.

  • Le « jeu » américain : légitimés le 11 septembre, les Etats-Unis interviennent avec une logique messianique partout où se construisent leurs intérêts. Face aux anciens pôles impériaux (Chine, Russie, Inde, Perse), les Etats-Unis occupent aujourd'hui une place de choix sur l'échiquier régional en y jouant le rôle d'un nouvel acteur stratégique. Dix ans après l'indépendance, la configuration géopolitique de l'Eurasie s'est transformée avec l'intervention américaine en Afghanistan puis en Irak, modifiant les enjeux politico-stratégiques de l'Asie Centrale. Ce sont ainsi quatre axes qui transparaissent : affaiblir la Russie dans ses marges traditionnelles, isoler l'Iran dans le jeu énergétique caspien, promouvoir l'Inde et diversifier les influences, ainsi que repousser la Chine dans ses prétentions régionales (encerclement militaire).


Les Etats-Unis aspirent au contrôle de « l'ellipse énergétique stratégique » réunissant les atouts du Golfe Persique et de la mer Caspienne. Ainsi, l'hypothèse d'une présence américaine au Moyen-Orient, au Caucase comme en Asie Centrale favorise la possibilité d'un redéploiement américain autour des gisements pétroliers majeurs. Le multilatéralisme américain a tendance, pour décupler ses intérêts, à s'identifier à un unilatéralisme pragmatique, voir « à la carte ».

Un nouvel horizon mondial se profile dans l'après 11 septembre et s'ouvre sur un découpage transversal de la zone centrasiatique. Deux hypothèses émergent : un « Grand Moyen-Orient » s'étendant des eaux de la Caspienne à celles du Golfe Persique et basculant sur la Turquie vers les eaux méditerranéennes ; une « Grande Asie Centrale » reliant les rivages Caspiens à ceux de la mer de Chine et plongeant vers ceux de l'Océan Indien…



Séverine de la Guigneraye  



Diplômée de l’INALCO avec une maîtrise de russe, Séverine de la Guigneraye est consultante en Prospective Stratégique et exerce ses fonctions de consultant auprès du Ministère français de la Défense (Etat-major des Armées - EG, RE/RI, DGA/DRI, DAS, C2SD, …), ainsi que pour plusieurs groupes industriels internationaux et des sociétés du secteur de l’armement. Elle intervient également en qu’expert et conférencier auprès du MEDEF et d’organismes de formation des armées, tout en étant l’auteur de différents articles de Prospective Pays et de notes géopolitiques, notamment sur les questions de la CEI, du Caucase et de l’Asie Centrale.






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