Le grand jeu de l'Inter-Services Intelligence, le service de renseignements pakistanais (2)
4 janvier 2004
orsqu'il est question de l'Afghanistan, il est
immanquablement évoqué l'implication du Pakistan, notamment dans la mise en
place du régime des Talibans, et l'un des acteurs majeurs de ce nouveau
« grand jeu » en Asie Centrale est l'ISI, les services secrets du
Pakistan - l'Inter-Services Intelligence. Deuxième partie.
La structure particulière de l'ISI, couvrant à la fois le
service extérieur et les renseignements généraux, lui confère un rôle des plus
éminents et font de ce service l'un des plus puissants qui soit : « c'est
une source de pouvoir et une des plus viriles agences de renseignement du
Tiers-Monde. » A cet égard, des similitudes peuvent être établies
entre la structure de l'ISI et celle de l'ancien KGB.
«... L'ancien Premier ministre Benazir Bhutto a tenté de réduire le pouvoir et l'influence de l'ISI à la fin des années 80, mais une manoeuvre a permis de la destituer avant qu'elle puisse agir dans ce sens. »
C'est en ce sens que le propos d'un ancien officiel du
Secrétariat du gouvernement indien prend toute son ampleur : « En
Inde, il y a un point de vue qui circule dans certains cercles et qui avance
que la seule possibilité pour l'Inde de lutter contre les activités de l'ISI à
son égard est d'avoir une version indienne de l'ISI ; (…) le DIA indien
(Defense Intelligence Agency) doit être modelé sur le modèle de l'ISI plutôt
que sur le modèle anglais de la Defense Intelligence Staff (DIS) ou sur le
modèle américain, qui ont des agences pour l'analyse et l'évaluation du renseignement
militaire d'une manière holistique, avec des pouvoirs attribués au
renseignement clandestin uniquement pendant les périodes de guerre ou quand
elles sont déployées sur des zones de conflits. »
La manipulation des politiques
Comme le note le spécialiste de l'ISI B. Raman, depuis sa
création, il y eut trois moments où la Direction Générale de l'ISI fut à
couteaux tirés avec le Chef d'Etat-major de l'Armée de Terre (Chief Of the
Army Staff, COAS) ; trois moments qui éclairent les rapports étroits
et tumultueux entre le pouvoir exécutif et les services spéciaux.
La première fois, pendant le premier mandat comme Premier
Ministre de Benazir Bhutto de 1988 à 1990, après un complot déjoué (la
« nuit des chacals » du 6 octobre 1989) qui avait réuni des officiers
supérieurs de l'ISI, des députés et des dissidents politiques, lesquels
visaient à destituer le chef de l'exécutif. C'est pourquoi, afin de réduire les
pouvoirs de l'ISI, de réorganiser la communauté du renseignement et d'accroître
les pouvoirs des Officiers de Police de l'Intelligence Bureau (davantage
l'équivalent des RG que de la DST en France), Benazir Bhutto a mis fin à la
tradition qui voulait que le DG-ISI soit un lieutenant-général d'active
« recommandé » par le COAS, en nommant en 1989 le major-général (er)
Shamsur Rahman Kallue - un homme proche de son père - en remplacement du
lieutenant-général Hamid Gul ; elle confia au premier la tâche de mettre
fin au travail de l'ISI à l'intérieur du pays, et de « civilianiser »
l'ISI comme l'Intelligence Bureau.
Cet acte du Premier Ministre marqua le début de ses
problèmes avec le général Mirza Aslam Beg, le COAS de l'époque ; cela se
termina en août 1990 par la démission de Benazir Bhutto, ce qui rendit le
major-général Kallue persona non grata.
Le général Beg transféra la responsabilité de la guerre au Jammu-Cachemire et
l'assistance aux extrémistes Sikhs du Pendjab de l'ISI à la Direction du
Renseignement Militaire, travaillant sous la responsabilité du Chef
d'Etat-Major Général (CGS). La mise en place à la tête de l'ISI du
major-général Kallue fut cependant « neutralisée » par l'action du
général Beg qui, dès qu'il eut connaissance de la nomination du nouveau DG-ISI,
fit transférer les dossiers des principaux hommes politiques du quartier général
de l'ISI au quartier général de l'Armée de Terre. Benazir Bhutto avait mis
également en place une commission sous la responsabilité du général de l'Armée
de l'Air Zulfiquar Ali Khan, afin de revoir le fonctionnement de l'ensemble des
agences de renseignement pakistanais ; toutefois, le Premier Ministre
devait quitter le pouvoir avant que la mise en place de ces réformes ne fût
possible.
La deuxième période tendue eut lieu pendant le premier
mandat de Nawaz Sharif de 1990 à 1993, quand celui-ci nomma à la tête de l'ISI
le lieutenant-général Javed Nasir, un officier cachemiri fondamentaliste, alors
qu'il n'était pas « recommandé » par le COAS pour ce poste. Le COAS
de l'époque, le lieutenant-général Asif Nawaz Janjua évinça le DG-ISI du
Collège des Commandants de Corps mais retransféra néanmoins à l'ISI la
responsabilité des affaires concernant le Jammu-Cachemire (J&K), comme
l'assistance aux extrémistes Sikhs.
La troisième période de tensions arriva durant le second
mandat de Nawaz Sharif de 1997 à 1999, quand ce dernier nomma le
lieutenant-général Ziauddin, un homme du Génie, à la tête de l'ISI,
outrepassant les objections du lieutenant-général Pervez Musharraf (à l'époque
Directeur Général des Opérations Militaires, et actuel chef de l'État
pakistanais) et ouvrant ainsi le conflit entre les deux personnes. A cette
occasion, le général Musharraf non seulement muta le DG-ISI sortant (le
lieutenant-général Mohammad Aziz) au Quartier Général comme Chef d'Etat-Major
Général (CGS), mais transféra la Coordination du renseignement Nord (Joint
Intelligence North, JIN) sous le commandement de la Direction Générale de
l'Intelligence Militaire (DGMI) supervisé par… le général Aziz. Il est reconnu
que le JIN continua de fonctionner sous la coupe du DGMI même après la
nomination du lieutenant-général Mahmoud Ahmed, donc après le renversement du
Premier Ministre Nawaz Sharif le 12 octobre 1999, suite à la prise de pouvoir
par le général Pervez Musharraf.
Les services secrets pakistanais ont également servi à faire
tomber des gouvernements. Il est communément admis que l'ISI aurait mis fin aux
jours de l'un des deux frères de l'ancien Premier Ministre Benazir Bhutto, Shah
Nawaz Bhutto, en l'empoisonnant sur la Côte d'Azur en 1985. Le but de cet
assassinat n'était autre que d'intimider Benazir Bhutto elle-même, afin qu'elle
ne revienne pas au Pakistan et qu'elle ne prenne pas la direction de la
coalition des onze partis pour la restauration de la démocratie (le Mouvement
pour la Restauration de la Démocratie, crée en 1981). Cependant Madame Bhutto
revint non seulement au Pakistan en avril 1986 mais aussi au pouvoir en
novembre 1988… pour être toutefois destituée en août 1990.
Pour y arriver, l'ISI lança une opération spéciale. Le 17
juillet 1989, au cours d'une visite d'État au Pakistan, une conversation entre
le Premier Ministre pakistanais et son homologue indien, Rajiv Gandhi, fit
l'objet d'un enregistrement clandestin. La pièce où eut lieu cet entretien
avait été « piégée » et truffée de micros par l'ISI ; la discussion
avait notamment porté sur une possible réduction des troupes de part et d'autre
de la frontière entre les deux pays, Benazir Bhutto ayant apparemment donné son
accord de principe à cette proposition. Peu après, le 24 juillet, le général
Beg rencontrait le Président Ghulam Ishaq Khan, et ils décidèrent de mettre fin
au mandat de Benazir Bhutto ; afin de convaincre l'opposition et obtenir
son soutien dans ce renversement politique, l'enregistrement fut utilisé. Il
fallut néanmoins attendre des émeutes à caractère politique et des actes de
violences dans les rues tant à Karachi qu'à Hyderabad pour que le Président
pakistanais Ghulam Isad Khan démît Benazir Bhutto.
Pour bien illustrer le propos concernant le rôle important
que l'ISI exerce sur le monde politique pakistanais, rapportons les mots d'un
ancien Ministre des Finances pakistanais, le Docteur Mubashir Hassan : « (…)
à présent, le monde politique pakistanais est le résultat de manipulations au
sommet, et les gagnants sont sans défense devant les services secrets. »
Signalons également ce que disait le chef du Awami National Party, Ghulam Ahmad
Bilour : « Monsieur Nawaz Sharif ne sait pas ce que l'ISI fait,
tout comme l'ISI n'a pas informé Madame Benazir Bhutto de ses activités. »
Le rôle de l'ISI en Afghanistan
Vis à vis de l'Afghanistan, le Pakistan a joué différentes
cartes pour tenter de parvenir à ses fins : mettre en place à Kaboul un
Gouvernement à même d'entériner sa nouvelle politique stratégique ; une
« stratégie de la profondeur », entamant en cela « l'ouverture
d'un troisième cycle géopolitique » de leur pays - après la première
période, celle de la guerre froide où le Pakistan fut intégré dans la politique
d'endiguement, et après celle qui a suivi sa séparation d'avec le Bengladesh,
moment où Islamabad se tourna davantage vers les pays du Golfe et du
Proche-Orient. Un seul pays - le Pakistan - estime avoir d'importantes raisons
économiques pour justifier son intervention en Afghanistan, apprend-t-on à la
lecture d'un rapport canadien datant de juillet 2000, sur Les Interventions extérieures en Afghanistan.
Sa vision première de l'essor économique de la région était
centrée sur la création d'axes de transport (en particulier pour l'énergie) qui
traverseraient l'Asie Centrale. Comme il est indispensable qu'une région soit
sûre pour y construire et y maintenir des routes et des pipelines, la
possibilité qu'une faction - en l'occurrence les Talibans - contrôle tout
l'Afghanistan était vue d'un bon œil par Islamabad. Et ainsi que le dit très
bien Olivier Roy, le soutien pakistanais aux moudjahidin afghans « devait
légitimement se conclure par un quasi-protectorat sur l'Afghanistan libéré, au
nom de l'Islam - mais aussi plus subtilement grâce aux filières ethniques
pachtounes de part et d'autre de la frontière. »
Avec l'invasion soviétique en Afghanistan, le Pakistan était
devenu pour les Etats-Unis un Etat frontière (frontline state) avec l'URSS, et entrait donc totalement dans la
dynamique de roll back engagée par la
Maison Blanche afin de rétrécir le champ d'action russe, de bloquer tout accès
aux mers chaudes et à long terme de mettre fin au pouvoir soviétique au Kremlin
; il s'ensuivit une collaboration « active » de Washington ,
avec un rôle important joué par la CIA auprès de l'ISI. En dehors des dons du
Département d'Etat américain et de certains pays occidentaux, une poignée
d'experts du SAS britannique apporta son aide, via le SSG, pour l'entraînement
des moudjahidin aux techniques commandos, tout comme les bérets verts et les
Navy SEALS américains. La France
ne fut pas en reste, en dispensant un enseignement sur les techniques de surveillance, de communication
et de premières urgences. Quant à Israël, il a fourni des armes, des blindés et
même des pièces d'artillerie ; bien sûr, ces matériels n'étaient pas de
fabrication israélienne, ils avaient été récupérés sur les champs de batailles
pendant les guerres de l'Etat hébreu contre les pays arabes.
Ainsi, durant le règne du général Zia entre 1977 et 1988, la
CIA entraîna les services secrets pakistanais ; rappelons que le Pakistan
était alors intégré à l'accord d'assistance militaire mutuelle nommée CENTO (Central
Treaty Organization). Jouant le jeu de Washington, l'appareil militaire
pakistanais, et bien sûr l'ISI, ont ainsi servi de catalyseur pour la désintégration
de l'URSS et l'émergence de six républiques musulmanes en Asie Centrale.
Néanmoins, il faut pourtant remarquer qu'en 1980 le général Zia-Ul-Haq aurait
reçu des conseils de prudence (?) de certains pays occidentaux (dont notamment
la France) concernant le soutien à la résistance afghane.
Cependant, la CIA ne s'est jamais impliquée sur le terrain,
échaudée qu'elle était des guerres américaines menées au Vietnam et au Laos.
Sous les vifs encouragements de la CIA et de l'ISI, qui voulaient transformer
le djihad afghan en une grande guerre menée contre l'URSS, quelque 35'000
intégristes musulmans en provenance de quarante pays islamiques se joignirent à
la lutte en Afghanistan entre 1982 et 1992. L'ISI organisa même en 1987 des
raids à l'intérieur du Tadjikistan encore soviétique. L'aide des Etats-Unis fut
marquée par une augmentation substantielle de la quantité d'armes fournies -
une aide annuelle régulière équivalente, en 1987, à 65'000 tonnes d'armes - de
même qu'un flot incessant de spécialistes de la CIA et du Pentagone, au
quartier général de l'ISI, sur la route principale, près de Rawalpindi. L'ISI,
grâce au soutien de Langley et de l'aide militaire américaine, s'est ainsi
rapidement transformée en une « structure parallèle exerçant d'énormes
pouvoirs sur tous les aspects de gouvernement », nous dit Dipankar
Banerjee.
Les Pakistanais veulent bien admettre que leur personnel
militaire s'est mêlé autrefois des
conflits en Afghanistan. Par exemple, le brigadier-général Mohammad Yousaf,
directeur du Bureau afghan de l'ISI au milieu des années 80, a avoué que des
conseillers pakistanais, œuvrant normalement par équipes de trois hommes,
étaient affectés à des unités de moudjahidin : « Les hommes que nous
envoyions en Afghanistan étaient des soldats de l'armée pakistanaise relevant
du Bureau afghan des services secrets » - lequel regroupe près de deux cent
officiers.
L'ISI déterminant concrètement la politique du Pakistan, ce
service a tout d'abord joué la carte Hekmatyar (un ingénieur pachtoune originaire
de la région de Kunduz) pendant l'occupation soviétique, et ce même après le
retrait des forces de l'Armée Rouge; le DG-ISI de l'époque, le
lieutenant-général Hamid Gul, était lui-même un militant islamiste, attaquant
violemment les Etats-Unis dans ses propos. En soutenant activement le
Hizb-e-Islami de Gulbudine Hekmatyar, le Pakistan défendait l'idée de ce
dernier qui souhaitait diriger seul un Afghanistan uni au Pakistan sous la
forme d'un « marché commun » islamique.
Si l'ISI avait choisi de privilégier la carte Hekmatyar,
c'est en raison de sa faible assise tribale et de ses liens anciens avec les
services pakistanais, mais c'est en s'engageant à reconnaître la frontière que
constitue la ligne Mortimer-Durand (la ligne de partage entre les deux pays
tracée par les Britanniques), contestée par tous les régimes de Kaboul jusqu'à
ce jour, qu'il a obtenu la sympathie de la hiérarchie militaire. Le
Hizb-e-Islami d'Hekmatyar contrôlait en outre l'Afghan News Agency (dont il se
servait largement à son profit) et possédait un considérable et perfectionné
service de renseignement de toute la résistance, grâce à la formation prodiguée
par l'ISI.
Mais Hekmatyar avait aussi un autre atout à même
d'intéresser les services pakistanais : son Hizb-e-Islami était très connu
parmi les groupes de moudjahidin pour ses liens dans la filière de l'héroïne.
Très rigide idéologiquement, le Hizb-e-Islami est proche des Frères Musulmans
arabes. Pendant le mandat de Madame Bhutto, la carte Hekmatyar ne semblait déjà
plus donner toutes les satisfactions ; ainsi, le Premier Ministre
confia-t-elle à son Ministre de l'Intérieur de l'époque, le major-général
Naseerullah Babar, le soin de réfléchir à d'autres possibilités.
Finalement, Gulbudine Hekmatyar échoua à prendre Kaboul
malgré l'aide importante de l'ISI et le déluge de roquettes précipitant la
destruction de la capitale. Après l'implication d'Hekmatyar dans l'attentat du
World Trade Center en 1993, l'ISI lâcha son « protégé » et joua
désormais une autre carte avec l'aval des Etats-Unis : les Talibans. Cette
carte Taliban, n'est pourtant pas le seul fait de l'ISI : l'opération fut
conçue, nous dit Olivier Roy par la CIA, le chef des services saoudiens (le
Prince Turki ben Faysal) et bien sûr l'ISI, seul ce dernier étant prêt à se
mouiller. Ce « travail » fut confié aux Frères Musulmans arabes et au
parti islamiste pakistanais Jamaat-i-Islami, d'où sont issus de nombreux
conseillers du général Zia.
Soutenu par l'ISI lui-même contrôlé par la CIA, l'État
islamique taliban a grandement servi les intérêts géopolitiques de Washington
en ex-URSS. Le commerce de la drogue dans le Croissant fertile a également
servi à financer et équiper l'Armée musulmane bosniaque, dès le début des
années 90, et l'Armée de libération du Kosovo (l'UCK). Mais la CIA avait un
autre intérêt : utiliser les Talibans dans ses opérations contre l'Iran et
pour faciliter la construction de pipelines par Unocal reliant le Turkménistan
au Pakistan.
Philippe Raggi, membre de l'Académie Internationale de Géopolitique et du Centre Français de Recherche sur le
Renseignement (CF2R)
Paru dans Guerre
secrète contre Al Qaeda, sous la direction d'Eric Dénécé (Ed. Ellipses), et
dans Renseignement & Opérations
Spéciales n°9 (Ed. de L'Harmattan).