Tribus, familles et argent : comment les militaires américains ont remonté la piste de
Saddam Hussein
21 décembre 2003
e renseignement militaire US s'est escrimé des mois
durant à cerner et à traquer le dictateur irakien. Un véritable travail de
bénédictin a été nécessaire pour comprendre les liens entre les tribus, les
familles et l'argent. Mais la capture de l'ancien Raïs montre la validité des
méthodes utilisées, décrites dans cet article du Wall Street Journal.
La capture de Saddam Hussein a commencé avec 4 noms
gribouillés par le major Stan Murphy sur trois bouts de papier arrachés d'un
petit bloc-note vert. Cet officier de renseignement âgé de 41 ans, incorporé à
la 1ère brigade de la 4ème division d'infanterie, savait que ces noms n'étaient
qu'une petite partie d'une toile bien plus vaste de noms et de familles
susceptibles de dissimuler Saddam Hussein. Il a transmis les noms à deux jeunes
analystes du renseignement militaire US à Tikrit : le lieutenant Angela
Santana, 31 ans, et le caporal Harold Engstrom, 36 ans, tous deux de la
compagnie Alpha du 104ème bataillon de renseignement militaire.
«... Sa capture pouvait apporter des indices substantiels sur les
allées et venues de Saddam. Ils ont alerté la 4e division d'infanterie pour le
traquer. »
La mission de l'unité à Tikrit consistait à appuyer la 4e
division d'infanterie avec des renseignements, afin d'aider les troupes à
briser les cellules de résistance menaçant la stabilité d'après-guerre de
l'Irak - et finalement d'arrêter Saddam Hussein. Les deux analystes disent que
les ordres reçus du major Murphy étaient ceux-ci : « Comprenez ce
truc, tirez les lignes, faites-moi un diagramme et trouvez chaque personne
cruciale liée à Saddam. » Leur première pensée : « Est-ce
qu'il plaisante ? C'est impossible. Nous ne parvenons même pas à prononcer
ces noms. » Mais le lieutenant Santana, une ancienne secrétaire de
direction de l'Ohio, et le caporal Engstrom, un ancien professeur d'anglais
dans un lycée de Phoenix, ont rapidement commencé de se plonger dans plus de
9000 autres noms.
Un diagramme de 300 personnes
A la mi-septembre, après de nombreuses nuits blanches
passées à compulser des dizaines de milliers de pages d'information, les deux
analystes avaient raccourci leur liste à 300 noms. Ils affirment que la tâche
de créer le diagramme du « Who's Who » de Saddam Hussein dépassait le
cadre de leur formation. « Complètement irréel », voilà
comment le lieutenant Santana décrit son travail. « Nous étions soudain
devenus des sortes de détectives. » C'était leur première expérience
concrète en matière de renseignement militaire. Leur instruction formelle
comprenait effectivement l'établissement de diagrammes et la fusion de données.
Mais cerner la logique de la culture tribale arabe et des étranges liens de
Saddam Hussein n'en faisait pas partie.
Le duo a parcouru les moissons de rapports d'interrogatoire
et d'interviews de locaux. Ils ont sondé la gigantesque base de données fournie
par le centre du renseignement militaire. Finalement, ils ont créé ce qu'ils
surnomment « Mongo Link », un diagramme en couleur de 1,18 m sur
1,06, avec leurs 300 noms. C'était en fait un arbre familial, avec l'image de
Saddam Hussein au centre, et des lignes retraçant ses liens tribaux ou sanguins
avec les 6 tribus principales du triangle sunnite : les Husseins, les
Al-Douris, les Hadouthis, les Masliyats, les Hassans et les Harimyths. Les
militaires pensaient que les membres de ces clans protégeaient Saddam depuis 8
mois, finançaient la résistance et planifiaient des assassinats ainsi que des
attaques contre les Irakiens et les forces coalisées.
A côté de chaque nom, le lieutenant Santana et le caporal Engstrom
ont noté les éléments d'informations qu'ils ont pu rassembler au sujet des
individus : leur âge, leur domicile, leurs épouses et leurs enfants,
l'origine de leurs noms, le fait qu'ils soient en captivité et comment ils ont
été appréhendés. Le diagramme des analystes, dont le contenu est classifié,
s'est finalement fait connaître dans les cercles militaires pour sa précision,
et il a même fait son chemin jusqu'au commandant des forces de la coalition, le
général Ricardo Sanchez à Bagdad.
Pendant le développement du diagramme, le duo a commencé à
voir des schémas. Ils ont réalisé que la résistance comprenait plusieurs
couches en rassemblant les liens des individus entre les tribus. Les chefs
tribaux étaient étroitement liés par une myriade de mariages, et intensément
loyaux envers Saddam Hussein. En-dessous de ce niveau se trouvaient un certain
nombre d'autres personnes faisant clairement partie de l'insurrection. Ces
combattants étaient probablement là pour l'argent. Les deux détectives ont noté
le petit nombre de combattants arrêtés en posant des bombes ou menant des raids
et qui étaient des proches des chefs tribaux. Ils en ont conclu que les patrons
prenaient leurs distances avec la masse.
« Nous avons appris beaucoup de choses sur l'armée
irakienne, sa structure, son histoire et sa culture tribale avant de venir ici,
mais ce n'est qu'en commençant à travailler sur le diagramme que nous avons
vraiment compris. L'extension et la profondeur avec lesquelles les tribus
étaient entremêlées et intégrées se situaient au-delà de nos attentes, et nous
ont franchement choqués », affirme le caporal Engstrom.
Celui-ci a quitté son travail d'enseignant après les attaques du 11 septembre
pour s'engager dans l'Army. Il a été envoyé en Irak peu après avoir terminé sa formation
de base ; retenu pour l'instruction au renseignement, il a appris à
collecter des données, tracer des diagrammes et essayer de comprendre l'ennemi.
« Nous avons été un peu entraînés à la guérilla, mais de toute évidence
pas assez pour cette tâche », souligne-t-il.
Les deux analystes ont construit le diagramme autour de
l'objectif n°1 : Saddam Hussein. Une image de celui-ci est imprimée au
centre. En-dessus se trouve son chef d'état-major, et en-dessous son secrétaire
personnel. A sa gauche et à sa droite figurent des hommes désignés comme chef
des opérations et chef de la sécurité. Près de chaque nom sur le diagramme se
trouve une description physique - couleur des cheveux et des yeux, taille,
caractéristique faciales distinctives - ainsi que des détails sur l'endroit où
ils ont été vus la dernière fois ou toute autre information pouvant mener à
leur arrestation. Plusieurs dizaines de personnes ont déjà été capturées par
les forces de la coalition, et leur nom est écrit en rouge. Les principaux personnages
autour de Hussein sont ensuite liés à des dizaines d'autres, dont une grande
partie sont selon les militaires des chefs locaux responsables des cellules
préparant des attaques contre les Américains à Tikrit, Samarra, Falloujah,
Ramadi et Bagdad.
« Son cercle intérieur était lié aux familles, aux
tribus et à l'argent », déclare le major Murphy. « J'avais le
sentiment que si je regardais ces trois choses, tôt ou tard nous allions tomber
sur une pépite qui nous rapprocherait de Saddam. » Cette pépite est
venue avec l'homme que les militaires appellent « la source », et
elle a mené un contingent de 600 hommes à une ferme dans le village d'Ad-Dawr
où Saddam Hussein se cachait. Son nom, qui n'a pas été révélé, est apparu sur
la liste des deux analystes au début de l'été, lorsque plusieurs prisonniers
l'ont désigné comme un chef influent et finançant la résistance.
Le lieutenant Santana et le caporal Engstrom ont passé
plusieurs heures à cartographier ses liens avec Saddam Hussein et d'autres sur
la liste. Lorsqu'ils ont terminé, ils savaient qu'il ne s'agissait pas d'un
suspect ordinaire. Sa capture pouvait apporter des indices substantiels sur les
allées et venues de Saddam. Ils ont alerté la 4e division d'infanterie pour le
traquer. L'informateur, décrit comme un homme d'âge moyen venant d'une zone
près de Tikrit, a échappé plusieurs fois à la capture. Finalement, il a été
arrêté lors d'un raid sur une maison de Bagdad le vendredi 12 décembre, et
immédiatement amené à Tikrit pour interrogatoire. Saddam Hussein sera pris le
jour suivant.
« Lorsque j'ai entendu que cette source avait été
capturée, je savais que nous étions sur le point d'aboutir à quelque chose.
Nous avions quelqu'un qui était très proche de Saddam, et il y avait donc de
grandes chances pour que nous le trouvions cette nuit-là », souligne
le lieutenant Santana, qui est dans l'Army depuis 11 ans et a servi en 1991
pendant la Guerre du Golfe. Elle dit s'être engagée « parce que j'étais
très dynamique et que je voulais un exutoire à mon énergie. » Le
samedi soir, les deux analystes étaient assis dans un centre d'opérations du
quartier-général militaire à Tikrit et attendaient avec anxiété les résultats
de la recherche. Ils écoutaient sur la radio l'un des commandants parlant au
colonel James Hickey, qui commande la 1ère brigade de la 4ème division
d'infanterie.
Peu après 2000, le lieutenant Santana a entendu la voix du
colonel Hickey annoncer, « on l'a eu. » Elle était extatique. « On
l'a eu ? », se rappelle-t-elle avoir crié, levant les bras et sautant
sur ses pieds. « On l'a eu, on l'a eu ! », a-t-elle
continué à hurler en courant dans chaque pièce de l'ancien palace de Saddam
Hussein. Les deux détectives ont encore bien d'autres noms de personnages
toujours en liberté sur leur diagramme. Ils savent que d'autres seront pris les
prochains mois. Mais ils ont imprimé une photo à échelle 1:1 du visage de
Saddam Hussein prise quelques minutes après sa capture, et maintenant ils
l'utilisent comme couverture pour leur diagramme.
Texte original: Farnaz Fassihi , "Their Mission: Make a List Of People With Links; On It Was 'The Source'", Wall Street Journal, 18.12.2003
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat