Les attentats d'Al-Qaïda en Turquie soulignent la nécessité d'une réponse européenne contre le terrorisme
7 décembre 2003
a Turquie vient de connaître quatre attentats majeurs en
120 heures. Mais la rapidité des autorités turques comme celle des pays-membres
de l'Union Européenne à recommander à leurs citoyens le minimum de déplacements
en Turquie nous rappelle que le terrorisme reste une menace aussi évolutive
qu'intrinsèquement stratégique.
En soi, le phénomène n'est pas neuf, et Didier Bigot de
souligner que le terrorisme n'existe pas en soi, mais qu'il est protéiforme, à
chaque fois unique. Pour autant, Al-Qaïda est un macro-phénomène - par le
charroi de revendications et sa capacité à fédérer - fantomatique, parce
qu'elle ne constitue métaphoriquement qu'un « système solaire » où
Ben Laden, ses formations idéologiques et techniques constituent le soleil et
où des groupes s'en revendiquant représentent des planètes attirées par son
attraction.
«... Malgré la crispation politique de certains Etats, il ne faut pas s'y tromper : le terrorisme demeure l'un des principaux défis de ce nouveau millénaire. »
Mais en travaillant de la sorte en réseau, s'adaptant aux
situation pourrissantes, et suivant des principes que mettaient en valeur des
analystes tels que Ronfeldt et Arquilla (Netwar), la mouvance dispose
d'une sécurité maximale tout en ayant une grande liberté de manœuvre. Qu'elle
exploite d'ailleurs très bien en utilisant les règles stratégiques décrites
dans L'Art de la Guerre par Sun Tze,
stratégiste chinois du Ve siècle avant notre ère.
Les alliances et les plans
La première règle est de s'attaquer aux alliances de
l'« adversaire ». Al-Qaïda s'attaque à un maillon faible de la
géopolitique du Proche-Orient. Ses relations avec les Etats-Unis détériorées,
la Turquie ne peut véritablement compter sur l'aide d'une UE qui ne cesse de
pousser au plus haut la barre des critères à respecter pour accepter son
adhésion : la Turquie est seule, ballottée dans le jeu des alliances.
Pourtant, la Turquie, et plus spécifiquement Istanbul, c'est
la porte asiatique de l'Europe. Ou la porte européenne de l'Asie, un statut
particulier mâtiné d'une histoire qui l'a faite avancer loin, très loin, dans
les steppes d'Asie centrale. Un statut particulier gênant pour les djihadistes
dans le contexte d'un après-Irak où la Turquie est discrètement intervenue (à
coup de forces spéciales) avant de signifier qu'elle n'engagerait pas de
troupes dans la zone.
De ce point de vue, la Turquie est un maillon important de
la chaîne stratégique que les associations se revendiquant d'Al-Qaïda sont en
train de constituer. De l'Arabie Saoudite à la Tchétchénie, différents groupes
islamistes sont en activité et cherchent à déstabiliser le Moyen-Orient et le
Caucase. Or, la si prudente et si laïque Turquie reste un Etat kafir (infidèle) dans la logique
d'Al-Qaïda, et ce malgré la présence de l'AKP au gouvernement.
La seconde règle est de s'attaquer à ses plans. En d'autres
termes, il convient de combattre l'adversaire à l'aide de méthodes contre
lesquelles celui-ci n'est pas à même de produire de contre-mesures, pour la
simple raison que celles-ci n'ont pas été correctement planifiées. Dans le cas
d'espèce, il s'agirait pour Al-Qaïda d'importer (massivement) le terrorisme
dans l'ouest de la Turquie ; ce qui reviendrait à confronter les forces de
cette dernière à des opérations auxquelles elles ne sont pas habituées et donc
à limiter la marge de manœuvre des autorités à des dispositions de couvre-feu
et autres modalités d'état d'urgence.
Dans un tel contexte, le poids d'une armée turque très
regardante aux actions d'un gouvernement islamiste modéré accroîtra sans doute
les tensions au sein d'un pays qui n'en n'avait pas vraiment besoin. Mais plus
largement, Al-Qaïda vise d'autres objectifs : une Grande-Bretagne alliée à
des Etats-Unis y effectuant précisément une visite présidentielle ; mais peut-être
aussi l'Europe. Car si Al-Qaïda ne territorialise pas ses actions à
outrance en ne cherchant pas à prendre des pays et en attendant qu'ils
tombent d'eux-mêmes, l'Europe constitue une des extrémités d'une Eurasie
formant, en géopolitique classique, le centre du monde. L'autre extrémité,
chinoise, a déjà reçu les honneurs d'une politique spécifique à l'égard
d'Ouïgours musulmans tour à tour écrasés puis sinisés.
Mais c'est une Europe en pleine phase de redéfinition,
encore largement divisée sur la position à prendre en regard de la
« guerre globale contre le terrorisme » américaine, qui doit à
présent se positionner. Car, même si les Etats-Unis se sont érigés en leader de
cette lutte - ce qui a conduit à la crispation politique de certains Etats -, il
ne faut pas s'y tromper, le terrorisme demeure l'un des principaux défis de ce
nouveau millénaire. Il importe, cependant, d'y répondre à l'aide de moyens
appropriés.
Les moyens de l'Europe
Et c'est bien la définition des moyens qui doit mériter
toute l'attention de nos responsables. Si l'intervention américaine en Irak a
accéléré le processus de déstabilisation du Proche et Moyen-Orient et a rendu
une situation passablement complexe encore plus illisible, force est aussi de
constater que l'Union européenne a vu un de ses candidats, même à long terme,
attaqué. Si l'on observera avec attention les réponses que l'UE donnera aux
attentats, les réponses pratiques - autres que strictement déclaratoires -
qu'elle peut apporter semblent a priori
minces. Comme le notait W. Churchill : « Une politique
d'apaisement face à la menace, c'est nourrir le crocodile en espérant être
dévoré en dernier ».
Pourtant, des instruments existent. On évoquera, tout
d'abord, le Centre de Situation de l'Union européenne (SitCent), innovation
institutionnelle qui a émergé dans la dynamique de la PESD de ces cinq
dernières années. Cet organe, chargé de l'alerte précoce, de l'évaluation
permanente de la situation internationale et de la mise en commun des
renseignements nationaux est appelé à s'ériger comme le « cœur » de
la veille stratégique européenne. Son mécanisme présente, toutefois, deux
inconvénients notoires : la contribution volontaire des Etats membres en
matière de renseignement et la limitation de son personnel.
On citera, ensuite, le Centre de Prévention des Conflits
(CPC) de l'OSCE. Créé en 1991 et originellement destiné à oeuvrer comme
plate-forme de veille politico-militaire paneuropéenne, le CPC n'a jamais
véritablement disposé des moyens humains, structurels et budgétaires à même de
lui permettre d'accomplir ses missions. Certains, dont les Etats-Unis, y
avaient vu à l'époque un concurrent potentiel de l'OTAN dans la nouvelle
Europe. Cette attitude serait-elle toutefois encore de rigueur, aujourd'hui,
dans le contexte d'une menace plus diffuse et difficilement identifiable ?
Un organe tel que le CPC pourrait, en effet, s'avérer un
outil de prévention et d'anticipation fort précieux dans un environnement
mouvant et complexe, marqué par l'irruption d'acteurs stratégiques dont il est
malaisé de prévoir les lignes d'action. Surtout, l'envergure géopolitique de
l'OSCE étendrait les compétences territoriales du CPC à la majeure partie de
l'Asie centrale, espace de toutes les attentions et incertitudes. Le SitCent,
le CPC pourraient développer des fertilisations croisées avec les cellules de
planification de l'OTAN, et permettre ainsi d'atteindre une plus grande
efficience globale en matière de lutte contre le terrorisme.
Car comprendre le phénomène si particulier que constitue
Al-Qaïda implique des réponses imaginatives dont la première sera conceptuelle.
Le terrorisme constitue sans doute le fait stratégique par excellence, et en
visant la Turquie, il nous demande de nouvelles conceptions stratégiques et
géopolitiques. Al-Qaïda nous pose des questions. Et parce qu'Istanbul est un
pont entre des mondes que nous ne voulons pas voir comme divisé et
s'entrechoquant, c'est à nous d'y répondre.
Alain De Neve, chercheur au Centre d'Etude de Défense
Joseph Henrotin, doctorant en sciences politiques, ULB
Tanguy Struye de Swielande, UCL-CECRI
Membres du Réseau Multidisciplinaire en Etudes Stratégiques (RMES), et s'exprimant à titre personnel
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