Comment l'Asie mène une guerre monétaire
de basse intensité contre les Etats-Unis
12 octobre 2003
epuis
plus d'une année, une guerre de basse intensité basée sur les monnaies est
menée par les pays asiatiques contre les Etats-Unis, et accessoirement
l'Europe. Avec à la clef des emplois créés ou perdus de part et d'autre du
Pacifique.
L'euro flotte mais ne sombre
pas. Il est parti du sommet de la vague à 1,15 $ en 1996 alors qu'il
n'était qu'en gestation. Après une longue descente, il a touché le creux en
2001 à 0,85 $ et il remonte maintenant vers 1,30 $ en surfant sur une
vague de grande ampleur pendant que le dollar américain plonge à son tour dans
le creux. L'euro et le dollar sont sur une même onde, mais en déphasage (pendant
que l'un monte, l'autre descend), et personne ne coule !
Ce sont
les marchés libres qui fixent les parités des monnaies les unes par rapport aux
autres. Ce système de changes flexibles parfaitement libéral fonctionne fort
bien depuis un certain nombre d'années. Il est dominé par les grandes monnaies
qui fluctuent naturellement et spontanément autour de leur juste valeur
relative, qui est proche des parités de pouvoir d'achat - calculées par des
organismes spécialisés dans le traitement de telles statistiques.
«... Pour maintenir une paix sociale qui leur permet de rester au pouvoir, les dirigeants politiques asiatiques cherchent donc à maintenir par tous les moyens la parité de leurs monnaies par rapport au dollar. »
Lorsque la croissance d'un
pays est plus forte que celles des autres, sa monnaie s'apprécie logiquement
par rapport à leurs monnaies. Ainsi, le dollar américain s'est renforcé par
rapport à l'euro et au yen après 1997 et jusqu'en 2001. Cependant, il est
possible dans certaines circonstances que cette rationalité économique ne se
réalise pas, car dans un tel système des variations anormales peuvent parfois
être provoquées par des éléments exogènes, c'est-à-dire hors marchés.
Il en est ainsi pour le dollar
depuis le début de 2002. En effet, le président George W. Bush veut absolument
faire repartir l'activité dans les entreprises industrielles aux Etats-Unis -
créations d'emplois à la clé - pour être réélu triomphalement en 2004 !
Alors que pour l'instant les Américains assimilent sa présidence à la perte de
3 millions d'emplois, dont il n'est pourtant pas responsable, un dollar faible
renforcerait la croissance, donc la création d'emplois, et… ses chances.
Le
problème est alors le suivant : comment forcer la main des marchés ?
Le couple euro / dollar
Le
gouvernement américain bénéficie pour cela de la collaboration des autorités
monétaires, c'est-à-dire des dirigeants de la Fed qui disposent de différents
moyens pour réaliser leurs objectifs.
Ce sont
d'abord des armes conventionnelles comme le pouvoir (illégitime) de fixer
discrétionnairement les taux de base. Les dirigeants de la banque centrale sont
certes officiellement indépendants du pouvoir politique, mais ils comprennent
in fine les intérêts des hommes politiques au pouvoir, du moins s'ils sont
compatibles avec les buts légitimes d'une banque centrale, à savoir assurer la
croissance du produit intérieur brut pour qu'elle atteigne son potentiel
optimal.
Ainsi, la Fed maintient
logiquement son taux de base à un niveau correspondant à celui de la hausse du
niveau général des prix et des taux d'intérêt à court terme, qui sont
inférieurs aux taux européens (de la BCE), ce qui alimente la faiblesse du
dollar américain. Dans un système de changes flexibles, pour qu'une monnaie
baisse, il faut que les autres monnaies montent - puisque les monnaies ne sont
plus définies que les unes par rapport aux autres.
Certaines monnaies peuvent
prendre de la valeur par rapport au dollar par consentement mutuel, ce qui veut dire que les dirigeants de la banque
centrale concernée, à savoir la BCE, acceptent - et même désirent - que
leur monnaie, l'euro, soit fort, sous entendu par rapport au dollar. Or c'est
là précisément la volonté de la communauté dominante des banquiers allemands,
qui ont défendu jadis un deutschemark fort et qui défendent maintenant un euro
fort.
La volonté des parties peut
se concrétiser sur les marchés par simple osmose... ou par panurgisme. En
effet, si tout le monde dit que l'euro va se renforcer et le dollar
s'affaiblir, toutes les personnes concernées vont abonder dans le même
sens : les journalistes, les gérants de capitaux, les investisseurs, etc.
Pour renforcer ces tendances, les banques centrales disposent en outre
de moyens discrets et efficaces (elles peuvent effectuer diverses opérations
opaques et mal connues que l'on qualifie ordinairement de techniques). L'euro
enfin triomphant est devenu plus fort que le dollar… qui baisse. Le système
monétaire constitué par l'ensemble des Etats-Unis et de la zone euro est ainsi
parfaitement équilibré.
Les autorités américaines se
heurtent par ailleurs à l'hostilité d'autres intervenants : les dirigeants
politiques et les autorités monétaires des pays asiatiques qui veulent tous
maintenir leur monnaie à des niveaux actuels de sous-évaluation, de façon à
doper eux aussi l'activité des entreprises industrielles dans leur pays
respectif, pour maintenir des emplois et donc la paix sociale.
Ainsi, grâce à la
sous-évaluation du yuan, plus d'une centaine de millions d'emplois ont été
créés en Chine dans des entreprises industrielles alors que 3 millions
d'emplois ont été supprimés aux Etats-Unis depuis 2001. Les malheurs des uns
font le bonheur des autres. Les pauvres Chinois qui travaillent maintenant
provoquent le mécontentement des riches Américains au chômage.
Au cours de ces dernières
années, la Banque Centrale du Japon a engrangé ainsi plus de $ 500 milliards de
réserves, $ 330 milliards pour celle de Chine, $ 130 milliards pour celle
de Corée du Sud et $ 80 milliards pour celle de l'Inde. L'importance de la
sous-évaluation des monnaies asiatiques apparaît sur les comptes des banques
centrales : ce sont les excédents de leurs réserves libellées en dollars.
Les
banques centrales des pays en développement disposent de $ 1 600
milliards de réserves. La sous-évaluation des monnaie asiatiques remplit
inutilement les coffres de leurs banques centrales en dollars américains,
qu'elles placent en… bons du Trésor des Etats-Unis. Ainsi, le déficit budgétaire
de l'Etat fédéral des Etats-Unis est paradoxalement comblé - en partie - par
les dépôts des banques centrales asiatiques, alimentés par le produit du
travail des salariés de ces mêmes entreprises asiatiques.
Le système monétaire
constitué par l'ensemble des Etats-Unis et des pays asiatiques est ainsi
parfaitement équilibré. Comme il en est de même avec l'Europe, c'est
l'équilibre du système monétaire mondial qui est assuré naturellement et
spontanément par ce système de changes flexibles.
Une guerre monétaire
Pour maintenir une paix
sociale qui leur permet de rester au pouvoir, les dirigeants politiques
asiatiques cherchent donc à maintenir par tous les moyens la parité de leurs
monnaies par rapport au dollar. Une guerre monétaire de faible intensité existe
ainsi depuis 2002 entre les pays asiatiques et les Etats-Unis. Elle présente
deux aspects bien différents, car le cas du Japon doit être dissocié des autres
pays.
Le yen est une monnaie
convertible qui fluctue librement, comme l'euro, par rapport au dollar. Pour
maintenir la parité du yen à un faible niveau, la banque centrale du Japon, la
BoJ, doit vendre des yens - ce qui explique la forte création monétaire
primaire qui alimente à nouveau une bulle immobilière et boursière.
Or, l'histoire monétaire de
ces dernières décennies montre que toutes les tentatives menées par les banques
centrales pour contrer un mouvement puissant sur des marchés libres est vouée à
l'échec. Le combat monétaire de la BoJ est perdu d'avance. Il ne fait que
retarder inutilement les échéances en cherchant à différer les adaptations
douloureuses mais nécessaires de l'économie japonaise, qui souffre depuis de
longues années de dysfonctionnements financiers majeurs.
Les dirigeants japonais sont
d'autant plus enclins à défendre la parité du yen par rapport au dollar que le
yuan n'est pas convertible. Il est défini arbitrairement par rapport au même
dollar selon un cours fixe qui fait apparaître une sous-évaluation
importante : entre 5 et 10 % par rapport au dollar. Si le yen est
réévalué, les produits chinois seront encore plus compétitifs au Japon, ce qui
y accentuera la récession déflationniste.
En Chine, la parité de la
monnaie est le résultat de la décision des autorités politiques. Les dirigeants
chinois s'accrochent au cours administré et sous-évalué du yuan par rapport au
dollar, ce qui leur permet de rendre très rentable la fabrication de produits
industriels en Chine, par rapport à la production dans les pays développés,
mais aussi par rapport à la fabrication dans les autres pays asiatiques dont
les coûts de la main d'œuvre et la productivité sont comparables.
Ainsi, plus de 300 millions
de Chinois peuvent vivre confortablement de leur travail et 900 millions sont
impatients de connaître la même destinée. Pour cela, la Chine doit
impérativement continuer sa politique d'ouverture sur l'extérieur dans le cadre
de structures libérales.
Les hostilités monétaires
sont engagées depuis 2002. Pour l'instant les pays asiatiques, partant d'une
situation qui leur est avantageuse, temporisent. Ils ont pu conserver leurs
positions (qui ne sont pas tenables durablement), d'autant plus facilement que
les Américains sont pressés : les élections présidentielles sont en
novembre 2004 !
Des armes non conventionnelles mais non militaires sont utilisées dans
cette guerre de faible intensité, comme par exemple l'utilisation médiatique de
l'épidémie de Sras qui a déjà contribué pendant l'hiver 2002-2003 à ralentir
significativement la croissance de certaines activités en Chine. Tous les
dysfonctionnements chinois sont exploités : l'absence de libertés
politiques (avec la continuation de la domination du Parti Communiste),
l'invasion du Tibet, le soutient à la Corée du Nord, le développement de la
pollution, les copies frauduleuses, etc.
Une guerre de faible
intensité s'étale sur une longue période et concerne des domaines très variés.
Les enjeux sont considérables car l'Asie s'annonce comme la région du monde
dans laquelle la croissance sera la plus élevée au XXIe siècle. La Chine en
particulier dispose déjà d'une population quantitativement importante - environ
300 millions de personnes - dont le niveau de vie est comparable à celui des
populations des pays développés.
Le jeu est subtil, car les
Chinois ont absolument besoin des investissements des entreprises américaines
pour assurer une croissance de 20 % dans les zones qui leur sont
ouvertes, et réciproquement, les entreprises des Etats-Unis réalisent souvent
leurs bénéfices grâce à leur production en Chine. Les deux parties sont à la
fois des adversaires et des partenaires.
Jean-Pierre Chevallier