Les 10 premiers jours de l'opération "Iraqi Freedom", où l'ouverture osée d'une partie prolongée
29 mars 2003
ur ce go-ban que constitue le Moyen-Orient, comment évaluer le pari des Alliés ? Après une phase d'ouverture risquée mais réussie, les forces et faiblesses des belligérants ainsi que les termes du conflit apparaissent plus clairement.
Suivre de près la première guerre conventionnelle du XXIe siècle – et peut-être l'une des dernières – est un exercice à la fois passionnant et déroutant. D'une part, la quantité d'informations et d'images disponibles notamment sur Internet, grâce aux journalistes intégrés aux formations alliées, permet de saisir avec une acuité inégalée le déroulement de certaines actions. D'autre part, l'avalanche de commentaires et d'opinions superpose aux faits déjà confus et partiels un glacis de préjugés et d'illusions.
«... La capacité d'adaptation et la flexibilité des planifications sont les meilleures réponses à l'inconnu de l'adversité. »
En 10 jours, tout semble dit. A en croire la majorité des commentateurs européens, les Etats-Unis ont déjà perdu sur le plan politique, ils risquent une défaite militaire, toute la population irakienne se soulève contre eux, et un nouveau Vietnam – à l'époque du Têt ! – les attend. Comme ces mêmes commentateurs ont presque tous manifesté leur opposition à une opération annoncée des mois auparavant, il est permis de s'interroger sur l'intégrité intellectuelle de leurs analyses – ou de se demander si d'aucuns ne confondent pas leurs désirs avec la réalité. Car celle-ci donne une image bien différente à ce conflit.
Succès et insuccès de la coalition
La dynamique de l'opposition reste le fondement de la logique paradoxale qui régit toute stratégie, et l'ouverture de cette action le confirme. A la surprise opérative des Alliés, qui ont déclenché une poussée terrestre effrénée avant le déclenchement de frappes aériennes massives, a ainsi répondu une surprise opérative irakienne, représentée par la dispersion préalable de forces paramilitaires mobiles et prêtes à se battre jusqu'à la mort. La capacité d'adaptation et la flexibilité des planifications sont les meilleures réponses à l'inconnu de l'adversité. Dans l'immédiat, pour évaluer le déroulement des 10 premiers jours d'opérations, il est nécessaire de reprendre les points-clefs que selon notre analyse préalable les belligérants doivent impérativement atteindre. Il est ainsi plus aisé de cerner les succès et les échecs respectifs. Comme ils ont pris l'initiative du déclenchement de leurs actions, prenons en premier lieu les domaines critiques des Alliés.
Suprématie aérienne dans tout l'espace aérien régional. En presque 10'000 sorties, les avions américains, britanniques et australiens n'ont subi aucune perte par le feu adverse, et seul un Tornado de la RAF a été par erreur abattu par un missile Patriot américain. Cette performance remarquable s'explique largement par les préparatifs menés dans le cadre des opérations imposant les zones de non-survol, et qui ont pris presque quotidiennement pour cibles les installations de la DCA irakienne. Les hélicoptères de la coalition ont pour leur part rencontré davantage de difficultés, et une attaque en profondeur menée en solitaire par le 11e régiment d'aviation a abouti à la perte d'un Apache AH-64D Longbow – rapidement détruit par la coalition – alors que la plupart des appareils engagés ont été sévèrement endommagés. Mais la première attaque des hélicoptères de la 101e division aéromobile, précédée par le tir de missiles ATACMS et appuyée par des chasseurs-bombardiers, a au contraire permis d'infliger des pertes sensibles à la division Medina de la Garde républicaine, pour le prix de 2 Apache endommagés au décollage et à l'atterrissage. Au fil des jours, cette domination aérienne va peser d'un poids croissant sur les forces terrestres irakiennes.
Destruction rapide et sans lourdes pertes de l'appareil dictatorial irakien. Le raid aérien mené dans la nuit du 19 au 20 mars, les frappes répétées sur des installations de commandement à Bagdad ou la destruction par deux F-15 d'une maison abritant à Bassorah une réunion de cadres du parti Ba'as montrent l'importance que placent les Alliés dans la décapitation du régime de Saddam Hussein. Cependant, malgré l'attrition imposée à la Garde républicaine et les pertes très lourdes subies par les Feddayin de Saddam et d'autres milices, puisque celles-ci poussent la fidélité jusqu'à attaquer frontalement des formations mécanisées, le joug du maître de Bagdad règne toujours dans les villes. Mettre un terme à la résistance fanatique d'hommes trop compromis avec le pouvoir pour espérer vivre après sa chute sera une tâche longue et difficile. Mais les Alliés n'ont jusqu'ici subi que de faibles pertes – 60 morts, dont la moitié par accident, et les autres principalement par le fait de tactiques perfides dont l'efficacité est liée à la surprise. De plus, si l'avance très rapide en direction de Bagdad a étiré les lignes de communication jusqu'au point de rupture, elle a surtout permis de prendre une bonne base d'attaque en vue d'investir la capitale. En d'autres termes, les Alliés sont dans une situation favorable – même s'ils ne se sont jusqu'ici pas engagés pleinement en milieu urbain.
«... Si l'avance sur Bagdad a étiré les lignes de communication jusqu'au point de rupture, elle a surtout permis de prendre une base d'attaque en vue d'investir la capitale. »
Accueil favorable de la population irakienne (sentiment de libération). Ce point-clef ne peut être atteint avant la destruction du régime actuel, car les habitants irakiens se méfient de ces Occidentaux qui les ont incités à la révolte en 1991 pour les abandonner à la répression sanglante de Saddam Hussein. Pourtant, les images de la télévision d'Etat irakienne et les affirmations de fiasco populaire des médias occidentaux font l'impasse sur le fait que les outils répressifs du régime se maintiennent dans les villes, et empêchent les habitants d'exprimer leurs véritables sentiments. Dans la ville d'Umm Qasr libérée, les citoyens soulignent avant tout leur besoin de sécurité, d'eau, de nourriture et de soins. Les Alliés, qui s'attendaient à être accueillis en libérateurs, doivent affronter la lassitude et la prudence d'une population épuisée qui les jugera sur leurs actes. Pour sa part, Saddam Hussein fait tout pour dresser cette population contre l'envahisseur, en l'utilisant comme bouclier humain pour ses forces, en faisant filmer ses souffrances programmées ou en diffusant une désinformation constante. Il convient même sérieusement de se demander si ces explosions sur des marchés bondés qui font des victimes exclusivement civiles, sans laisser ces cratères profonds qui caractérisent les frappes aériennes, ne visent pas à contrer la précision des raids. Mais c'est bien la chute de Saddam Hussein qui fera des Alliés des libérateurs.
Préservation des infrastructures nécessaires à la période post-conflit. L'un des buts probables de la surprise opérative alliée consistait à s'emparer des infrastructures pétrolières de la région de Bassorah, où se trouvent les deux tiers des 1683 puits du pays, avant que les Irakiens n'aient le temps de les saboter. La destruction des stations de pompage, des installations de séparation et d'une grande partie des puits aurait constitué pour la coalition un véritable désastre à même de remettre en question tout le succès de l'opération. A ce jour, seuls 9 puits ont été incendiés au sud, alors que ceux situés dans le secteur Mossoul-Kirkouk semblent intacts – et l'objet d'actions offensives de forces spéciales. Par ailleurs, les installations nécessaires à l'approvisionnement et au mouvement des populations civiles ont été pour l'essentiel épargnées, comme en témoigne le fait que Bagdad dispose toujours d'une alimentation électrique et que ses ponts – par opposition à 1991 – sont restés intacts. De plus, les combats menés pour l'heure en milieu urbain à Bassorah, à Nasiriyah ou ailleurs ont été très ciblés, en n'impliquant qu'un appui de feu direct à la demande de fantassins débarqués ou de contrôleurs aériens avancés. Les Alliés semblent tout faire ou presque pour épargner un désastre humanitaire, au point de mettre en danger leurs propres troupes par ce biais.
Maintien du conflit dans sa configuration stratégique initiale. Contrairement à la première Guerre du Golfe, où l'implication éventuelle d'Israël donnait des cauchemars aux dirigeants alliés, ce sont aujourd'hui tous les pays voisins qui doivent rester en-dehors du conflit – et conserver leur stabilité pour ceux qui tolèrent une présence militaire américaine. La Maison Blanche et le Pentagone sont ici sur la corde raide. Pour enlever à la Turquie tout motif d'entrer au Kurdistan irakien, les Américains ont engagé une brigade aéroportée destinée aussi bien à stabiliser la région, à tenir ses points d'entrée qu'à permettre l'arrivée par avion de forces plus lourdes. Pour dissuader la Syrie et l'Iran de toute activité à même de renforcer le régime de Saddam Hussein, le Secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a émis des propos menaçants, alors que des forces spéciales – appuyées par les combattants kurdes à l'est – s'affairent à surveiller les axes reliant ces pays. Pour diminuer l'embarras du monarque jordanien menacé par l'agitation de sa rue, les troupes américaines stationnées sur son territoire redoublent de discrétion. Même s'il peut être paradoxal de constater qu'installer une démocratie en Irak exige de contribuer à l'étouffer – au moins temporairement – dans les pays adjacents, il ne faut pas confondre manifestations de rue et démocratie représentative. Pour l'heure, les Alliés n'en sont pas moins parvenus à empêcher l'extension des hostilités. Les combattants arabes qui s'infiltrent en Irak pour affronter le Grand Satan, tout comme en Afghanistan, n'y changeront rien.
«... Les installations nécessaires à l'approvisionnement et au mouvement des populations civiles ont été pour l'essentiel épargnées. »
Protection des minorités irakiennes et des pays voisins. Depuis le début de l'année, le Pentagone a déployé des batteries de missiles antimissiles Patriot au Koweït, en Arabie Saoudite, en Jordanie, en Israël ainsi qu'en Turquie, afin de protéger ces pays de représailles irakiennes alors jugées probables. Jusqu'ici, les 13 missiles tirés par les forces de Saddam Hussein sur le Koweït ont été en majorité interceptés par les Patriot, ce qui constitue un progrès spectaculaire par rapport à la Guerre du Golfe, et les autres n'ont fait que des dégâts négligeables. Par ailleurs, tout le volet occidental de l'opération "Iraqi Freedom" a principalement pour but d'interdire le tir de missiles balistiques sur Israël, avec l'action combinée de forces spéciales très mobiles et d'hélicoptères d'attaque, et le peu d'informations disponibles à ce sujet s'explique sans doute par la volonté de ne pas mettre en évidence l'implication de la Jordanie et de l'Etat hébreu dans ce processus. En revanche, si les Alliés sont parvenus à assurer la protection de la minorité kurde en déroulant un véritable déluge de feu sur les formations irakiennes bordant le Kurdistan, les Chiites – numériquement majoritaires – subissent toujours le joug du régime actuel. Les exécutions sommaires de soldats refusant de se battre, les familles prises en otages pour contraindre les mâles au combat ou les enfants utilisés comme boucliers humains sont légion dans le secteur de Bassorah et en bordure de l'Euphrate. Les Alliés ne peuvent tolérer cela s'ils souhaitent conquérir la confiance de la population chiite.
Légitimité de facto et a posteriori de l'action entreprise au niveau international. Les manifestations anti-guerre de par le monde et surtout en Occident, indépendamment du fait que les opinions publiques américaine et britannique soutiennent majoritairement leurs dirigeants, montrent bien la difficulté de la tâche en ce domaine. Cette opération militaire lancée en-dehors des lois internationales doit impérativement fonder sa légitimité par des faits, c'est-à-dire la mise au jour d'armes de destruction massive et d'activités terroristes transnationales en Irak. Pour l'instant, certains indices laissent penser que les Alliés ne sont pas aussi loin d'y parvenir qu'on pourrait le croire. La mort d'un leader terroriste palestinien sous les premières frappes aériennes ciblant les organes dirigeants irakiens, la présence de combattants arabes étrangers utilisant des méthodes similaires à celles d'Al-Qaïda, la prise d'installations suspectes et non répertoriées par les inspecteurs de l'ONU, ou encore la découverte d'un nombre important d'équipements de protection ABC en parfait état, montrent que les accusations américaines tant de fois écartées par la communauté internationale pourraient être corroborées sur le terrain. Mais comme pour l'instant il n'en est rien, cette légitimité constitue bien l'insuccès le plus notoire de la coalition.
Succès et insuccès du régime irakien
Avant d'évaluer de manière générale le bilan provisoire des Alliés, il convient de se pencher sur les succès ou les déconvenues enregistrés par Saddam Hussein et son clan. Comme de juste, il est périlleux de vouloir cerner de manière rationnelle les priorités d'un tyran coupé du monde et obsédé par sa place dans l'Histoire, mais les préparatifs irakiens en vue de ce conflit démontrent tout de même une réflexion approfondie sur les forces et les faiblesses propres aux Etats-Unis – en particulier sur le plan moral. Par conséquent, il apparaît justifié de voir si le maître de Bagdad est parvenu à atteindre les points-clefs qui assureraient son succès, ou à tout le moins sa survie individuelle.
Contrôle et liberté d'action des éléments militaires / paramilitaires. Face à l'offensive aéroterrestre alliée, la liberté d'action des éléments armés du régime ne cesse de se réduire. Contraints à se réfugier en ville ou à utiliser des véhicules et des habits civils pour contrer l'omniprésence des senseurs alliés, les fidèles de Saddam mènent des actions asymétriques tirant parti d'une surprise périssable pour attaquer les colonnes ennemies. Mais feindre la reddition, voyager en bus commercial ou s'abriter derrière des enfants ne permettent pas de prendre l'initiative au niveau opératif. Par ailleurs, le contrôle des forces constitue un problème central pour un commandement irakien dont les liaisons sont lourdement affectées par les destructions et le brouillage alliés. D'une part, l'armée régulière a dans sa grande majorité refusé de se battre au-delà de quelques coups de feu symboliques, et les conscrits irakiens ont déserté en masse pour se réfugier au sein de la population ; dans la ville de Bassorah, initialement défendue par la 6e division blindée et la 51e mécanisée, ce ne sont que 3000 hommes qui résistent aux forces britanniques – dont une grande part de paramilitaires, milices du parti Ba'as ou Feddayin de Saddam. Ces derniers ne sont d'ailleurs pas en mesure de mener des actions coordonnées dans l'espace et dans le temps, et se contentent de résistances aussi vives que désordonnées.
Contrôle de la population irakienne par la terreur répressive. La dissémination des éléments répressifs du régime dans toutes les villes principales a permis à Saddam Hussein de dissuader tout soulèvement, et de contraindre les citoyens à la prudence ou à l'indifférence vis-à-vis des troupes alliées. L'infrastructure de commandement et les cadres du régime sont certes pris pour cible par l'aviation alliée, probablement avec l'appui au sol de forces spéciales ou d'éléments des services de renseignements, mais les pertes ne sont pas encore suffisantes pour briser la chape de plomb qui pèse sur les Irakiens. Cependant, l'attrition accélérée des forces paramilitaires habituellement chargées de la répression affaiblit leur emprise, et leur dissimulation au sein d'une population rendue hostile par les exactions passées n'est pas une solution durable. Par conséquent, l'autorité de Saddam Hussein subit chaque jour ou presque des dommages qui à terme en viendront à bout. Attendre dans les villes l'arrivée des soldats américains ou britanniques revient à leur offrir l'initiative sur un plateau, et la terreur n'est pas une incitation efficace dans la durée. Même si la seule survie de Saddam à Bagdad suffira à générer le doute et l'inquiétude dans tout le pays.
«... La dissémination des éléments répressifs du régime dans toutes les villes principales a permis à Saddam Hussein de dissuader tout soulèvement. »
Résistance prolongée et létale aux forces d'invasion. Alors que les formations lourdes américaines sont à quelque 80 km de Bagdad et qu'un tiers du territoire irakien est au moins partiellement sous leur contrôle, le tout au prix de deux douzaines de soldats tués au combat, cette résistance est pour le moins discutable. Si l'armée régulière a presque totalement renoncé à se battre, les forces paramilitaires et quelques éléments de la Garde républicaine ont en revanche lancé des attaques féroces et suicidaires contre les formations alliées. En 10 jours de combats presque incessants, la 3e division d'infanterie mécanisée a repoussé des dizaines attaques d'éléments légers à bord de véhicules tout-terrains qui ont entraîné la mort d'au moins 1000 paramilitaires contre un seul soldat US. Même les combats dans les villes n'ont pas permis d'infliger des pertes sensibles : la ville d'Umm Qasr a été sécurisée au prix d'un seul soldat également, les Britanniques mènent des actions commandos à Bassorah avec des pertes négligeables, et les combats à Nasiriyah ou à Najaf n'ont que peu coûté aux Américains. Bien sûr, la prudence des formations alliées et l'hécatombe des fidèles de Saddam ont contribué à ralentir la progression de la coalition, tout comme les embuscades le long de ses lignes de communication. Mais si les pertes restent aussi basses, l'opinion publique américaine ne réagira pas avant des mois.
Actions asymétriques ciblant la population américaine (terrorisme). Durant la Guerre du Golfe, le régime de Saddam Hussein avait déjà préparé une vague d'attentats terroristes qui s'était révélé un échec complet. Aujourd'hui, avec l'interpellation de suspects irakiens à la frontière mexicaine et l'ouverture d'enquêtes contre des cellules dormantes dans 11 pays, il semble bien qu'une action similaire ait été tentée – avec pour l'heure des résultats strictement nuls. Le recours au terrorisme, pour un Etat qui a toujours annoncé ne pas être lié aux organisations transnationales qui le pratiquent, pourrait d'ailleurs s'avérer contre-productif et constituer a posteriori une preuve du bien-fondé de l'intervention – au moins aux yeux de l'opinion publique américaine. Par ailleurs, l'utilisation de prisonniers alliés à des fins de guerre psychologique constitue une autre forme d'action asymétrique potentiellement dommageable pour le régime de Bagdad. Loin de décourager la population anglo-américaine, les images maladroites tournées par la télévision d'Etat irakienne ne font que souligner l'ignominie de son maître.
Elargissement du conflit à l'ensemble du Moyen-Orient. Les télévisions du monde arabe, qui se livrent une concurrence féroce, sont pour l'heure les meilleures alliées de Saddam Hussein : en diffusant en boucle les images autorisées et mises en scène par le régime, comme les victimes civiles et les rares véhicules alliés détruits, et en recourant spontanément à la désinformation pour mieux sensibiliser leur audience, comme ce journaliste d'Al-Jazira prétendant que les USA ont utilisé des armes de destruction massive dans leurs raids sur Bagdad, les chaînes du Moyen-Orient chauffent à blanc le ressentiment des populations arabes au point de menacer la stabilité de plusieurs Gouvernements. Et si la tournée du ministre irakien des Affaires étrangères n'a convaincu aucun Etat d'entrer en guerre aux côtés de Saddam Hussein, nombre de combattants islamistes considèrent aujourd'hui l'Irak comme une nouvelle occasion de pratiquer le jihad, et les organisations terroristes palestiniennes ont déjà annoncé leur intention de combattre les intérêts américains où qu'ils se trouvent. En d'autres termes, le chaînon manquant entre le terrorisme fondamentaliste et le régime irakien actuel est par la force des choses en train d'être constitué. Même si les jihadistes étrangers ont toutes les chances de subir le même sort qu'en Afghanistan, c'est-à-dire d'être décimés par la machinerie militaire américaine dans l'indifférence de la population locale, la globalisation de la lutte contre le terrorisme franchit une étape supplémentaire.
«... Le seul gage dont va disposer Saddam Hussein n'est autre que sa propre population, au sein de laquelle ses forces trouvent une protection bienvenue. »
Prise ou maintien de gages pour une éventuelle négociation. Avec la perte de contrôle des puits de pétrole et la chasse lancée par les Alliés contre les armes de destruction massive, le seul gage dont va bientôt disposer Saddam Hussein n'est autre que sa propre population, au sein de laquelle ses forces trouvent une protection bienvenue – sans se douter qu'elles démontrent par là-même la supériorité morale de leurs ennemis. Plusieurs sources affirment que des négociations secrètes seraient en cours entre l'entourage immédiat du vieux dictateur et des représentants de Washington pour une reddition à l'amiable, avec l'exil en échange d'un arrêt de toute résistance. Mais le déroulement à sens unique des combats réduit de jour en jour les atouts dont peut encore disposer le maître de Bagdad, une capitale qui devrait dans le courant du mois d'avril être cernée par plusieurs divisions américaines. Il paraît difficile d'imaginer que les Etats-Unis, avec les sacrifices politiques, économiques et humains auxquels ils ont consenti pour le renversement de Saddam Hussein et la démocratisation de l'Irak, acceptent de renoncer à cette ambition stratégique alors qu'ils sont en voie de la réaliser. Pour le meilleur ou pour le pire, les jours de Saddam et de son parti sont bel et bien comptés, et le sort du monde entier repose maintenant en grande partie sur les épaules du général Tommy Franks et de ses subordonnés.
Déconsidération morale des Forces armées coalisées. Le Ministère irakien de l'information s'escrime quotidiennement à démontrer la barbarie des Alliés, mais il ne convainc que ceux qui en étaient déjà convaincus – et qui restent aveugles et sourds à la réalité. Après l'une des nuits de bombardement les plus intenses de l'Histoire, où quelque 800 missiles de croisière et 1000 armes air-sol guidées se sont abattus sur 1500 objectifs situés surtout près de la capitale, le régime irakien a dû admettre que seules 3 personnes avaient perdu la vie – sans même que l'on sache s'il s'agissait de civils ou de combattants. Par ailleurs, il n'aura somme toute fallu que 9 jours pour que des quantités importantes de biens humanitaires ne soient remis à la population irakienne, alors que les dommages collatéraux résultant des combats terrestres a été minimisés par la prudence et la lenteur méthodique des formations alliées. En d'autres termes, jamais une force belligérante n'aura poussé aussi loin le contrôle de la violence qu'elle inflige, au point de mettre en péril la vie de ses propres membres pour réduire les risques encourus par la population civile. En outre, la volonté de cibler prioritairement les organes dirigeants du régime irakien pour tenter de raccourcir le conflit et d'épargner des vies humaines témoigne d'une stature morale sans précédent. Les militaires américains et britanniques semblent avoir compris la dimension éthique de la guerre moderne. Il n'est guère étonnant que leurs ennemis en soient réduits aux pires perfidies pour les prendre en défaut.
Un avantage net pour la coalition
Ce bilan intermédiaire s'annonce donc sans appel : en acquérant la suprématie aérienne, en préservant les infrastructures du pays et en protégeant les pays voisins ainsi que la minorité kurde, les Alliés ont déjà atteint 3 points-clefs sur 7, ce qui est remarquable en seulement 10 jours ; si l'on considère qu'ils sont largement parvenus à éviter l'extension du conflit dans ses limites actuelles, qu'ils suscitent la prudence ou l'indifférence de la population irakienne à défaut de son hostilité et qu'ils sapent peu à peu les piliers du régime de Saddam Hussein, on constate même qu'ils ont pris une position avantageuse autorisant le maintien de leur ambition stratégique. Au contraire, le maître de Bagdad n'est parvenu qu'à préserver le contrôle de sa propre population parce que les Alliés ont renoncé à sa libération immédiate, et ses tentatives pour élargir le conflit ne lui valent que des appuis restreints ; comme son appareil militaire et paramilitaire subit des pertes substantielles sans même égratigner les Forces alliées, et que celles-ci se comportent de manière bien trop morales pour être déconsidérées par leur opinion publique, le vieux dictateur a de sérieux soucis à se faire. A condition, bien entendu, que ses proches aient eu le courage de l'informer franchement – ce dont il est permis de douter au vu de la stratégie adoptée.
Comment devraient se dérouler les prochaines journées de l'opération "Iraqi Freedom" ? A l'heure actuelle, les formations lourdes américaines – la 3e division d'infanterie mécanisée dans le secteur Karbala–Najaf et la 1ère force expéditionnaire des Marines dans le secteur Nasiriyah–Al Kut – n'ont pas les ressources nécessaires pour reprendre le rythme fulgurant de leur avance. En fait, pour assurer ses lignes de communications longues de plusieurs centaines de kilomètres, le Ve Corps US a par exemple dû engager une brigade de la 101e division aéromobile et des éléments de la 82e division aéroportée, renforcés d'au moins un bataillon blindé/mécanisé issu de la 3e d'infanterie. Au centre du pays, il faut donc s'attendre à un "grignotage" progressif des positions de la Garde républicaine, celle-ci allant subir un pilonnage à même de réduire drastiquement ses capacités opérationnelles, alors que les villes de Najaf et de Nasiriyah devraient être largement conquises, en raison précisément de leur proximité des lignes de communication alliées. Au sud du pays, les forces britanniques vont tenter de faire de même avec la grande ville de Bassorah, ce qui paraît difficilement possible en une semaine.
Cependant, rien n'est plus inexact que parler de "pause opérationnelle" à propos de l'évolution de la campagne en cours. D'une part, l'activité logistique va être augmentée avec l'arrivée de renforts, au nord mais surtout au sud du pays, sous la forme principalement de formations lourdes aptes à l'offensive. D'autre part, les opérations spéciales, l'interdiction aérienne, l'appui aérien rapproché et les frappes de décapitation vont se poursuivre sans restriction, avec pour conséquence principale d'amoindrir le potentiel de résistance irakien et de préparer l'encerclement de Bagdad, c'est-à-dire la jonction des fronts sud, ouest et nord. Les critiques qui clament aujourd'hui l'échec de la blitzkrieg alliée semblent ignorer que le premier plan du Pentagone prévoyait de parvenir à 80 km de la capitale après 47 jours, et non moins de 10. En fait, c'est bien la capacité stupéfiante des formations lourdes américaines à écraser toute résistance devant eux pour conquérir une base d'attaque valable et s'emparer des passages obligés sur l'Euphrate qui subit aujourd'hui son contrecoup logistique. A ce stade de l'opération, l'identification claire des lacunes actuelles et la liberté d'action dont disposent les commandants militaires pour y remédier semblent des plus prometteurs.
Dans ces conditions, des journées difficiles attendent encore la coalition. Confrontées à l'impatience des médias, pour qui chaque revers indique un sort funeste quand bien même il constitue l'exception, les formations alliées devront poursuivre avec ténacité et adresse leur double objectif : renverser le régime de Saddam Hussein à Bagdad et minimiser les pertes dans leurs rangs comme dans la population civile. Après une ouverture risquée mais largement réussie, la partie commence vraiment.
Maj EMG Ludovic Monnerat