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Les contes du tyran: un portrait de Saddam Hussein (2ème partie)

29 mars 2003

Saddam HusseinP

our essayer de comprendre les actions et réactions irakiennes durant le conflit actuel, il est indispensable de s'intéresser à l'homme qui dirige le pays d'une main de fer depuis 24 ans. Le journaliste et écrivain Mark Bowden a établi l'an dernier une description remarquable de Saddam Hussein, dont voici la deuxième partie - Tumooh (Ambition).

"Les Irakiens savaient qu'ils avaient le potentiel, mais ne savaient pas comment le mobiliser. Leurs dirigeants ne remplissaient pas leurs fonctions sur la base de ce potentiel. Le leader, le guide capable de harnacher ce potentiel à la tâche à accomplir n'était pas encore apparu dans leurs rangs. Même ceux qui avaient découvert ce potentiel ne savaient pas comment l'utiliser, pas plus qu'ils ne savaient comment l'orienter pour lui permettre de se transformer en acte efficace qui ferait vibrer la vie, et remplirait les cœurs de bonheur."

-- Saddam Hussein, s'adressant au peuple irakien, le 17 juillet 2000


«... Ce jeune villageois était bien moins intéressé à aider le parti à atteindre ses buts idéalistes qu'à utiliser le parti à l'aider lui à atteindre les siens. »


Dans le village de Saddam, al-Awia, à l'est de Tikrit dans le centre nord de l'Irak, son clan vivait dans les maisons faites de briques de boue séchée, aux toits plats, de bois couvert de boue. La terre est sèche, et la famille survit à peine, cultivant du blé et des légumes. Le clan de Saddam s'appelle al-Khattab, et ils étaient connus pour être violents et intelligents.

Certains les considéraient comme des escrocs et des voleurs, se souvient Salah Omar al-Ali qui grandit à Tikrit et qui connut bien Saddam plus tard. Ceux qui sont encore partisans de Saddam peuvent le voir comme un Saladin, un réel leader pan arabe, ses ennemis peuvent le voir comme un Staline, un dictateur cruel, mais pour al-Ali Saddam ne sera jamais qu'un al-Khattab se conformant aux voies de sa famille à une beaucoup plus grande, plus énorme échelle.



Un chef de clan habile et impitoyable

Al-Ali me prépara du thé dans sa maison de la banlieue de Londres en janvier dernier. Il est élégant, frêle, gris et pale, un homme à la dignité calme et aux manières raffinées, qui accompagne ses paroles de gestes gracieux de ses longues mains. Il était ministre de l'information de l'Irak quand, en 1969, Saddam (celui qui détenait le vrai pouvoir dans le parti au pouvoir), en partie pour montrer son courroux à la suite des défaites arabes dans la Guerre des Six Jours, annonça qu'il avait découvert un complot sioniste et fit pendre sur la place publique 14 comploteurs présumés, dont 9 Juifs irakiens. Leurs corps restèrent pendus au bout de leur corde pendant plus de 24 heures sur la Place de la Libération de Bagdad.

Al-Ali prit la défense de cette atrocité dans son pays et face au reste du monde. Aujourd'hui il n'est que l'un des nombreux anciens dirigeants irakiens exilés, un vieux socialiste qui fut au service du parti révolutionnaire pan arabe, le parti Ba'as, et de Saddam jusqu'à ce qu'il déplaise au Grand Oncle. Al-Ali voudrait nous faire croire que c'est sa conscience qui le poussa à l'exil, mais on peut douter qu'il ait eu des scrupules concernant les droits de l'homme durant sa vie. Il me montra les points tatoués à moitié effacés sur sa main, qui ont pu être gravés là par le même homme de Tikrit qui tatoua Saddam.

Bien qu'al-Ali ait été un familier de la famille al-Khattab, il ne rencontra pas Saddam lui-même avant le milieu des années 60, alors qu'ils étaient tous deux des socialistes révolutionnaires complotant pour renverser le régime chancelant du général Abd al-Rahman Arif. Saddam était un jeune homme grand et mince avec une chevelure épaisse, noire et frisée. Il s'était récemment échappé de prison, après avoir été arrêté suite à une tentative manquée d'assassinat du prédécesseur d'Arif. Cette tentative, l'arrestation, l'emprisonnement, avaient tous contribué à la renommée révolutionnaire de Saddam.

Il était une combinaison impressionnante de dur capable d'obtenir le respect des truands qui faisaient le travail sale du parti Ba'as, et de lettré, sachant bien s'exprimer et apparemment ouvert d'esprit; un homme d'action qui comprenait la politique; un leader naturel qui pouvait conduire l'Irak vers une nouvelle ère. Al-Ali rencontra le jeune fugitif dans un café près de l'université de Bagdad. Saddam arriva en Volkswagen, dans un costume gris bien coupé. C'était des temps excitants pour les deux jeunes hommes. Le parfum enivrant du changement était dans l'air, et les perspectives de leur parti étaient bonnes. Saddam était heureux de rencontrer un autre Tikritien. "Il m'écouta longuement" se souvient al-Ali. "Nous discutâmes les plans de notre parti, comment l'organiser sur le plan national. Les problèmes étaient complexes, mais il était clair que nous les comprenions bien. Il était sérieux, et il accepta plusieurs de mes suggestions. Il m'a impressionné."

Le parti prit le pouvoir en 1968, et Saddam immédiatement eut le pouvoir réel derrière son cousin Ahmad Hassan al-Bakr, président du pays et du nouveau Conseil Révolutionnaire de Commandement. Al-Ali était membre de ce conseil. Il était le responsable la région centrale nord de l'Irak, qui comprend son village natal. C'est à Tikrit qu'il commença à voir la mise en oeuvre du plan plus général de Saddam. Les membres de la famille de Saddam à al-Awja commençaient à utiliser son nom pour toute chose, se saisissant de fermes, ordonnant aux gens de quitter leurs terres. C'est ainsi que cela fonctionnait dans les villages. Si une famille avait de la chance, elle produisait un homme fort, un patriarche, qui par ruse, force ou violence accumulait les richesses pour son clan. Saddam était maintenant un homme fort, sa famille faisait le nécessaire pour s'emparer du butin. Tout ça était de nature ancienne.

La philosophie du Ba'as était bien plus égalitaire. Elle mettait en exergue le travail avec les Arabes d'autres pays pour reconstruire toute la région, partageant la propriété et la richesse, recherchant une meilleure vie pour tous. Dans ce climat politique, la famille de Saddam représentait une régression. Les chefs locaux du parti se plaignirent amèrement, et al-Ali rendit compte de ces plaintes à son jeune ami. "Ce n'est qu'un petit problème," dit Saddam. "Ce sont des gens simples. Ils ne comprennent pas nos objectifs généraux. Je m'en charge." Deux fois, trois fois, quatre fois al-Ali alla voir Saddam, car le problème était toujours là. Chaque fois c'était la même chose: "Je m'en occupe."

Al-Ali comprit finalement que la famille al-Khatab fait exactement ce que Saddam veut qu'elle fasse. Ce jeune villageois qui semblait moderne, bien éduqué, était bien moins intéressé à aider le parti à atteindre ses buts idéalistes qu'à utiliser le parti à l'aider lui à atteindre les siens. Soudain al-Ali vit que la politesse, les beaux costumes, les goûts policés, les manières civilisées, et la rhétorique socialiste n'étaient qu'affectation. L'histoire véritable de Saddam se trouvait là, dans le tatouage de sa main droite. Il était un vrai fils de Tikrit, un al-Khatab habile et il était maintenant bien plus que le patriarche de son clan.



Une purge à grand spectacle

La progression de Saddam dans les rangs du pouvoir avait pu être lente et trompeuse, mais quand il s'empara du pouvoir, il le fit très ouvertement. Il servait comme vice-président du Conseil Révolutionnaire de Commandement, et comme vice-Président de l'Irak, et son plan était d'occuper formellement les deux postes au sommet. Certains leaders du parti, y compris des hommes proches de Saddam depuis des années, pensaient autre chose. Plutôt que de lui remettre les rennes ils recommandaient des élections dans le parti. Aussi, Saddam prit des mesures. Il mit en scène son ascension comme au théâtre.

Le 18 juillet 1979, il invita tous les membres du Conseil Révolutionnaire de Commandement et des centaines d'autres leaders du parti dans un centre de conférence de Bagdad. Une caméra vidéo enregistrait l'événement pour la postérité selon ses ordres. Vêtu de son uniforme militaire, il avança lentement vers le pupitre et se tint entre deux micros, faisant des gestes avec son grand cigare. Son corps et son visage large semblaient comme écrasés de tristesse. Il y a eu une trahison, dit-il. Un complot syrien. Il y a des traîtres dans l'assistance. Puis Saddam s'assit, et Muhyi Abd al-Hussein Mashhadi, le secrétaire général du Conseil de Commandement, apparut de derrière le rideau pour avouer sa participation au putsch. Il avait été secrètement arrêté et torturé des jours auparavant; maintenant il révélait des dates, des lieux et le nombre de fois où les comploteurs s'étaient réunis. Puis il livra des noms.

Comme il désignait des personnes dans l'audience un par un, des hommes armés se saisissaient des accusés et les escortaient hors de la salle. Quand l'un des hommes cria son innocence, Saddam cria à son tour, "Itla! Itla!"--"Dehors! Dehors!" (Des semaines plus tard, après des procès secrets, Saddam les fit bâillonner avec du ruban adhésif pour les empêcher de prononcer des paroles incriminantes comme derniers mots devant les pelotons d'exécution.) Quand les soixante "traîtres" furent emmenés, Saddam revint à nouveau sur le podium et il essuya quelques larmes en répétant les noms de ceux qui l'avaient trahi.

Certains dans l'audience pleuraient aussi, peut-être par peur. Cette terrifiante performance eut l'effet désiré. Chacun dans la salle de conférence comprit comment les choses allaient fonctionner en Irak désormais. L'audience se leva et applaudit, d'abord par petits groupes puis tous ensemble. La session se termina sous les applaudissements et les rires. Les "leaders" restants, environ 300 au total, quittèrent la conférence secoués, mais reconnaissants d'avoir évité le sort de leurs collègues, certains maintenant qu'un homme contrôlait désormais le destin de toute la nation. Les bandes vidéo de la purge circulèrent dans tout le pays.

Le monde en vint à considérer cela comme du Saddam classique. Il a tendance à commettre ses crimes en public, les couvrant du manteau du patriotisme et transformant ses témoins en complices. La purge ce jour-là aboutit selon les rapports à l'exécution d'un tiers du Conseil de Commandement. (La performance de Mashhadi ne le sauva pas; lui aussi fut exécuté.) Durant les semaines qui suivirent des douzaines d'autres "traîtres" furent fusillés, y compris des officiels gouvernementaux, des officiers de l'armée, des gens dénoncés par des citoyens ordinaires, répondant ainsi à une ligne de téléphone ouverte dont le numéro était diffusé par la télévision irakienne. Certains membres du Conseil disent que Saddam ordonna à des membres du cercle interne du parti de participer à ce bain de sang.

Pendant qu'il occupait de poste de vice-président, de 1968 à 1979, les buts du parti avaient semblé être ceux de Saddam. Ce fut une relativement bonne période pour l'Irak, grâce à l'efficacité brutale de Saddam en tant qu'administrateur. Il orchestra un projet national draconien d'alphabétisation. Des programmes d'enseignement de la lecture furent mis en place dans chaque ville, dans chaque village, et ne pas y assister était passible de 3 ans de prison. Hommes, femmes et enfants suivirent les classes obligatoires, et des centaines de milliers d'Irakiens analphabètes apprirent à lire. L'UNESCO remit une décoration à Saddam. Il y eut des campagnes ambitieuses pour construire des écoles, des routes, des logements populaires, des hôpitaux. L'Irak créa l'un des meilleurs systèmes de santé publique au Moyen-Orient. L'Occident admira pendant des années les réalisations de Saddam sinon ses méthodes. Après la révolution islamique fondamentaliste en Iran, et la saisie de l'ambassade américaine à Téhéran en 1979, Saddam semblait le meilleur espoir pour une modernisation laïque dans la région.

Aujourd'hui, tous ces programmes sont des souvenirs anciens. Deux ans après sa prise de tout le pouvoir, les ambitions de Saddam devinrent la conquête, et ses défaites ont ruiné la nation. Ses anciens alliés du parti en exil considèrent maintenant son support aux programmes de bien-être social comme une tromperie monumentale. Les ambitions générales pour le peuple irakien étaient celles du parti, disent-ils. Aussi longtemps qu'il eut besoin du parti, Saddam adopta ses programmes. Mais son seul but durant toute cette période fut d'établir son propre régime.

"Au début, le parti Ba'as était composé de l'élite intellectuelle de notre génération", dit Hamed al-Jubouri, un ancien membre du Conseil de Commandement qui vit maintenant à Londres. "Il y avait de nombreux professeurs, physiciens, économistes et historiens - vraiment l'élite de la nation. Saddam était séduisant et impressionnant. Il nous apparaissait bien différent de tout ce qu'il était réellement comme nous l'avons appris par la suite. Il nous a tous trompés. Nous le soutenions parce qu'il semblait être le seul à pouvoir contrôler un pays aussi difficile qu'est l'Irak, un peuple aussi difficile que l'est notre peuple. Il nous étonnait. Comment un homme si jeune, né à la campagne au nord de Bagdad avait-il pu devenir un leader aussi compétent? Il paraissait être aussi bien intellectuel que pratique. Mais il cachait sa véritable nature. Il le fit pendant des années, construisant tranquillement son pouvoir, séduisant tout le monde, cachant ses véritables instincts. Il possède une grande habileté à cacher ses intentions, c'est sans doute son plus grand talent. Je me souviens que son fils Uday a dit un jour: "La poche droite du costume de mon père ne sait pas ce que contient la poche gauche".



Les louanges télévisés

Que veut Saddam? D'après tout ce qu'on en dit, il n'est pas intéressé par l'argent. Ce n'est pas le cas d'autres membres de sa famille. Son épouse, Sajida, est connue pour avoir eu des orgies d'achats à New York et Londres se montant à un million de dollars, au temps où Saddam avait encore de bonnes relations avec l'Ouest. Uday conduit des voitures chères et porte des costumes faits sur mesure selon ses propres modèles. Saddam lui-même n'est pas un hédoniste; il mène une existence bien réglée, avec une certaine abstinence. Il semble bien plus intéressé par la gloire que par l'argent, désirant avant tout être admiré, révéré et qu'on se souvienne de lui. Une biographie officielle de 19 volumes est la lecture obligatoire pour tous les officiels du gouvernement irakien, et Saddam a aussi commandé un film de six heures sur sa vie, appelé Les Longs Jours, monté par Terence Young, plus connu pour avoir mis en scène trois films de James Bond.

Le biographe officiel de Saddam dit qu'il ne se préoccupe pas de ce que le peuple pense de lui aujourd'hui mais uniquement de ce qu'ils penseront de lui dans 500 ans. La racine de sa recherche sanglante, quasi maniaque, du pouvoir semble être simplement la vanité. Quels extrêmes de vanité le conduisent-il à emprisonner ou exécuter quiconque le critique ou s'oppose à lui, à ériger des statues géantes de lui pour orner toutes les places publiques de son pays, à commander des portraits romantiques, dont certains de 6 mètres de haut, représentant le Grand Oncle de la nation comme un cavalier du désert, comme un paysan moissonnant le blé ou comme un ouvrier portant des sacs de ciment, à avoir la télévision nationale, la radio, le cinéma et la presse consacrés à célébrer chacune de ses paroles et chacune de ses actions? L'ego peut-il expliquer à lui seul un tel étalage? Cela ne serait-il pas être l'inverse? Quelle incommensurable insécurité, quel dégoût de soi pourraient-ils entraîner une telle compensation?

L'échelle même des actes du tyran dépasse la psychanalyse. Ce qui commence avec l'ego et l'ambition devient un mouvement politique. Saddam est d'abord l'incarnation du parti puis de la nation. D'autres conspirent durant ce processus pour accomplir leurs propres ambitions, altruistes comme égoïstes. Puis le tyran se retourne contre eux. Ce culte de soi devient plus qu'une stratégie politique. La répétition de son image dans des poses héroïques et paternelles, la répétition de son nom, de ses slogans, de ses qualités et de ses réalisations, font paraître son pouvoir comme inévitable, comme ne pouvant être combattu. Finalement, il est célébré non par affection ou admiration mais par obligation. Chacun doit le glorifier.

Saad al-Bazzaz fut convoqué pour rencontrer Saddam en 1989. Il était le rédacteur en chef du plus important quotidien de Bagdad et directeur du ministère contrôlant toute la programmation de la télévision et de la radio irakienne. Al-Bazzaz reçu l'appel téléphonique dans son bureau. "Le Président veut vous demander quelque chose" dit le secrétaire de Saddam. Al-Bazzaz n'en fut pas frappé. C'est un petit homme, rond, loquace, perdant ses cheveux et portant de grosses lunettes. Il connaissait Saddam depuis des années, et il avait toujours été bien considéré.

La première fois où Saddam avait demandé à le rencontrer avait eu lieu plus de 15 ans auparavant, quand Saddam était vice-président du Conseil du Commandement Révolutionnaire. Le Parti Ba'as causait une excitation majeure et Saddam en était l'étoile montante. En ce temps là, al-Bazzaz avait 25 ans, il était un écrivain qui venait juste de publier son premier volume de nouvelles et il avait aussi publié des articles dans des journaux de Bagdad. La première convocation de Saddam avait été une surprise. Pourquoi le vice-président voudrait-il le rencontrer? Al-Bazzaz avait une mauvaise opinion des politiques, mais dès qu'ils se rencontrèrent celui-ci lui paru différent. Saddam dit à al-Bazzaz qu'il avait lu certains de ses articles et qu'ils l'avaient impressionné. Il dit qu'il avait entendu parler de son livre de nouvelles comme étant très bon. Le jeune écrivain fut flatté.

Saddam lui demanda quels écrivains il admirait, et, après l'avoir écouté, il lui dit "Quand j'étais en prison, j'ai lu tous les romans d'Hemingway. J'aime particulièrement Le Vieil Homme et la Mer." Al-Bazzaz pensa: Voici quelque chose de neuf pour l'Irak, un politicien qui lit de la vraie littérature. Saddam lui posa plein de questions durant cette rencontre, et il écouta avec une attention soutenue. Cela aussi sembla extraordinaire à al-Bazzaz.

En 1989 beaucoup de changements avaient eu lieu. Le régime de Saddam avait depuis longtemps abandonné les objectifs premiers, idéalistes du parti, et al-Bazzaz ne considérait plus le dictateur comme un homme à l'esprit ouvert, érudit et raffiné. Mais il avait prospéré sous le règne de Saddam. Ses responsabilités de gouvernement de plus en plus importantes ne lui laissaient pas le temps d'écrire, mais il était devenu un homme important en Irak. Il se voyait comme quelqu'un défendant la cause des artistes et des journalistes, comme une force de libéralisation dans le pays. Depuis la fin de la guerre avec l'Iran l'année précédente, on parlait de relâcher les contrôles sur les médias et les arts en Irak, et al-Bazzaz avait milité pour cela, mais sans trop pousser, aussi n'avait-il aucun souci en conduisant sur les quelques kilomètres entre son bureau et le quartier Tashreeya de Bagdad, près de l'ancien immeuble du cabinet, où un émissaire du Président le rencontra et lui ordonna de quitter sa voiture.

L'émissaire conduisit al-Bazzaz en silence jusqu'à une grande villa proche de là. A l'intérieur des gardes le fouillèrent et lui dirent de s'asseoir sur le sofa où il attendit une demi-heure alors que des gens entraient et sortaient du bureau du Président. Quand ce fut son tour, on lui donna une feuille et un crayon, on lui rappela de ne parler que si Saddam lui adressait une question directe et il fut introduit. Il était midi. Saddam portait un uniforme militaire. Assis derrière son bureau, Saddam ne s'approcha pas d'al-Bazzaz et ne proposa même pas de lui serrer la main. "Comment allez-vous?" demanda le Président. "Bien," répondit al-Bazzaz. "Je suis là pour recevoir vos ordres."

Saddam se plaignit d'une comédie égyptienne diffusée par l'une des chaînes de télévision: "C'est stupide et nous ne devrions pas la montrer à notre peuple." Al-Bazzaz prit note. Puis Saddam aborda un autre sujet. Il était courant de ce que des poèmes et des chansons écrites à sa gloire étaient diffusés quotidiennement à la télévision. Ces dernières semaines, al-Bazzaz avait demandé à ses producteurs d'être plus sélectifs. La plupart des œuvres étaient des vers de mirliton amateurs ou ridicules écrits par des poètes sans talent. Ses collaborateurs avaient été heureux d'obéir. Des louanges au Président étaient toujours diffusées chaque jour, mais plus autant depuis qu'al-Bazzaz avait changé de politique.

"Je constate," dit Saddam, "que vous ne permettez pas que certaines des chansons qui portent mon nom soient diffusées." Al-Bazzaz fut stupéfait, puis soudain effrayé. "M. Le Président," dit-il "nous diffusons toujours les chansons mais j'ai arrêté certaines d'entre elles parce qu'elles étaient si mal écrites. Elles ne valaient rien."

Saddam l'interrompit de manière abrupte, sévère, "Vous n'êtes pas un juge, Saad."

"C'est vrai. Je ne suis pas un juge."

"Comment pouvez-vous empêcher les gens d'exprimer leurs sentiments envers moi?"

Al-Bazzaz eut peur d'être arrêté sur le champ et fusillé. Il sentit le sang se retirer de son visage, son cœur battit à tout rompre. Le rédacteur ne dit rien. Le crayon trembla dans sa main. Saddam n'avait même pas élevé la voix. "Non, non, non. Vous n'êtes pas un juge en cette matière", répéta Saddam.

Al-Bazzaz répétait sans arrêt, "Oui, Monsieur le Président," et frénétiquement écrivait chaque mot prononcé par le Président. Saddam parla ensuite du mouvement pour plus de libertés pour la presse et les arts. "Il n'y aura aucun relâchement des contrôles", dit-il.

"Oui, Monsieur le Président."

"OK, bien. Tout est clair maintenant pour vous?"

"Oui, Monsieur le Président."

Sur ce, Saddam renvoya al-Bazzaz. Le rédacteur avait la chemise et la veste trempées de sueur. Il fut reconduit à l'immeuble du cabinet, puis conduisit pour retourner à son bureau où il abrogea immédiatement sa politique précédente. Le même soir l'émission complète de poèmes et de chants consacrés à Saddam recommença.



Texte original: Mark Bowden, "Tales of the Tyrant", The Atlantic Online, May 2002    
Traduction: Norbert Lipszyc pour Reponses-Israel et reinfo-israel.com
    






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