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En déjouant le piège terroriste, les forces spéciales russes ont arraché un succès au prix exorbitant

28 octobre 2002


Tchétchène abattuA

près 57 heures de tension extrême, les otages retenus dans un théâtre de Moscou ont été libérés par un assaut aussi efficace que meurtrier. Malgré la confusion des événements et les incertitudes liées aux méthodes employées, ce nouvel acte de terrorisme urbain orchestré par des Tchétchènes et la réponse mise en œuvre par la Fédération russe doivent être étudiés en détail.

Le mercredi 23 octobre à 2057, le 2e acte de la comédie musicale "Nord-Ost" a été interrompu par l'irruption d'hommes et de femmes cagoulés, tirant des rafales d'armes automatiques et hurlant à l'arrêt de la guerre en Tchétchénie. Après un instant de stupeur et d'incrédulité, les nombreux spectateurs comprennent qu'une prise d'otages vient de commencer. Dans la salle, les téléphones portables sont utilisés avec frénésie ; une journaliste de l'agence Interfax, présente avec son mari, informe de l'événement son bureau qui le fait rapidement connaître au monde entier. C'est le début d'un nouvel acte dans le conflit du Caucase, ranimé en août 1999 par une invasion de combattants islamistes tchétchènes au Daghestan, mais également un nouveau développement dans les guerres asymétriques contemporaines.

«... le 2e acte de la comédie musicale "Nord-Ost" est interrompu par l'irruption d'hommes et de femmes cagoulés tirant des rafales d'armes automatiques. »
«... le 2e acte de la comédie musicale "Nord-Ost" est interrompu par l'irruption d'hommes et de femmes cagoulés tirant des rafales d'armes automatiques. »

A l'heure où ces lignes sont écrites, les informations disponibles sur ces journées sont pour le moins imprécises et contradictoires. Par ailleurs, le black out imposé sur le déroulement de la prise d'otages, le culte du secret ravivé par la controverse liée à l'utilisation possible d'une arme chimique, ainsi que la sécurité opérationnelle entourant les formations engagées, contribuent lourdement à réduire les témoignages des principaux acteurs. Il n'en demeure pas moins que les moyens de communication individuels et l'instrumentation des médias fournissent aujourd'hui des sources suffisantes pour saisir l'essentiel des plans élaborés, des dispositifs adoptés, des décisions prises et des actions accomplies. Et l'ampleur de cet acte terroriste justifie une analyse aussi détaillée que possible.


Une prise d'otages sans précédent

Les quelque 50 Tchétchènes arrivés à bord de camionnettes banalisées n'ont pas tardé à communiquer le sens de leur irruption dans le théâtre du Palace de la Culture : une grande partie des enfants de moins de 12 ans et tous les Musulmans sont libérés après 30 minutes, avec pour tâche de transmettre aux autorités russes le message des terroristes. Ceux-ci revendiquent rien de moins que le retrait de toutes les troupes fédérales de Tchétchénie, faute de quoi la totalité des otages seraient exécutés ; ils précisent en outre que pour chacun d'entre eux qui serait abattu par les forces de l'ordre, 10 otages seraient immédiatement massacrés. Pour faciliter la diffusion et la publicité de leur revendication, ils laissent d'ailleurs les spectateurs utiliser leurs téléphones portables.

En fait, les activités des preneurs d'otages ne laissent initialement rien au hasard. Les 32 hommes du commando, vêtus d'habits noirs et de tenues de camouflage, sont armés de fusils d'assaut, de grenades et de munitions en quantité ; ils prennent position à proximité des issues, s'emparent de plusieurs locaux annexes, et placent rapidement 110 kg d'explosifs dans le bâtiment. Au moins 30 charges de 3 à 4 kg sont placées sur les sièges, près des entrées, dans les ailes du théâtre et même dans le toit, alors que 2 d'entre elles pèsent même quelque 25 kg. Pour leur part, les femmes sont armées de pistolets ou de pistolets-mitrailleurs et restent à proximité des otages, car elles portent des ceintures d'explosifs de 0.8 à 2 kg ; elles annoncent être venues pour mourir et leurs tchadors portent l'inscription "Allah est grand". Toutes affirment également être des veuves de combattants tchétchènes tués par les forces fédérales.

La préparation de la prise d'otages a en fait commencé 2 mois plus tôt. Le choix d'une représentation publique à Moscou s'explique par la volonté d'obtenir une publicité maximale, et le bâtiment comme la pièce ont fait l'objet de plusieurs reconnaissances préalables. Le théâtre du Palace de la Culture se trouve à 4,5 km au sud-est du Kremlin, dans le quartier populaire de Dubrovka. Il s'agit d'une ancienne maison de la culture soviétique rénovée, un bâtiment d'environ 100 mètres sur 75 mètres comprenant notamment une grande salle de 1163 places, et flanqué d'un plus petit bâtiment abritant un cinéma. La comédie musicale "Nord-Ost" est un succès populaire considérable, et ce sont 711 billets qui ont été vendus – mais plusieurs ont été offerts – pour le 23 octobre ; comme la troupe, l'organisation et de malchanceux utilisateurs du bâtiment rassemblent au moins 135 personnes, les Tchétchènes ont pris environ 950 otages en entrant dans la place.

Movsar Barayev filmé par NTV

Le chef du commando est un jeune homme de 24 ans nommé Movsar Barayev, qui est le seul à apparaître à visage découvert devant les médias. Neveu du chef de guerre Arbi Barayev, abattu l'an dernier par les forces russes en Tchétchénie, il a succédé à son oncle en reprenant la tête de son groupe. Ce dernier est d'inspiration wahhabite et combat l'occupation, mais pratique également la criminalité organisée, comme l'enlèvement et l'exécution de ressortissants étrangers. Leur nom varie entre le grandiloquent et l'inquiétant, 29e division de kamikazes, 29e régiment islamique ; durant la prise d'otages, Barayev se réclame d'un certain groupe de kamikazes islamistes. En fait, tous sont liés avec Chamil Basayev, le chef de guerre islamiste et l'auteur de la gigantesque prise d'otages de Budennovsk en 1995, avec lequel ils communiquent à plusieurs reprises par téléphone portable.

«... Les 32 hommes du commando, vêtus d'habits noirs et de tenues de camouflage, sont armés de fusils d'assaut, de grenades et de munitions en quantité . »
«... Les 32 hommes du commando, vêtus d'habits noirs et de tenues de camouflage, sont armés de fusils d'assaut, de grenades et de munitions en quantité . »

L'action de Moscou n'en est pas moins un nouveau pas dans l'escalade du genre. Les prises d'otages de Budennovsk et de Pervomaïskaya, une année plus tard, avaient mobilisé des effectifs 4 fois supérieurs, quoique à proximité de la Tchétchénie ; elles s'étaient révélées des échecs tellement cuisants pour les forces fédérales, qui avaient subi des pertes importantes et tué de nombreux otages (respectivement 150 et 100), qu'elles avaient joué un rôle considérable dans la décision russe d'entamer des pourparlers de paix. Il est donc fort possible que l'affaire du théâtre ait visé à un objectif semblable, même si le président tchétchène Maschkadov a officiellement condamné la prise d'otages. Toutefois, le fait qu'un groupe comparable à une section d'infanterie légère s'empare de 800 personnes en pleine capitale, en annonçant sa détermination suicidaire, est une menace sans précédent.

En effet, ce sont environ 150 personnes qui parviennent à quitter le théâtre dans la première demi-heure : une cinquantaine ont été relâchés par le commando, alors qu'une centaine sont des acteurs et des employés du complexe culturel qui, entendant les coups de feu, se sont enfuis par des issues secondaires ou par les fenêtres du deuxième étage – après avoir utilisé des habits de scène pour nouer une corde de fortune. Le tout se déroule en direct dans les médias, sur les chaînes de télévision et les radios russes, qui diffusent les témoignages d'otages utilisant leurs portables. A 2300, 5 otages supplémentaires parviendront à s'échapper par les fenêtres, suivis 25 minutes plus tard par 7 autres personnes. A cet instant, leur sortie aventureuse est toutefois déjà observée par les forces de sécurité en position.


Une réaction prompte et méthodique

Les services de sécurité russes ont été complètement surpris par la prise d'otages ; une information avertissant d'un possible attentat à Moscou avait été transmise 4 jours plus tôt, mais jugée trop peu crédible pour justifier des mesures particulières. La réaction sera toutefois d'un autre calibre : en l'espace de 2 heures, le groupe anti-terroriste Alfa envoie un détachement, pendant que des troupes du Ministère de l'Intérieur (MVD) positionnent au moins 4 transporteurs de troupe blindés BTR pour renforcer une zone de sécurité encerclant le théâtre. Un bar gay vaste et luxueux situé dans le sous-sol d'un bâtiment attenant, le "Central Station 2", est vidé de ses occupants et transformé en PC opérationnel. Plusieurs personnes sont aperçues par des témoins à proximité des égouts et des conduites d'eau menant au théâtre, dont certaines paraissant mener des travaux d'excavation.

Le commandement des éléments engagés est pris à 0101 par le vice-directeur du FSB, Vladimir Pronichev, qui prend position au PC. A son arrivée, l'estimation de la menace porte sur 40 terroristes non identifiés, armés de fusils d'assauts et d'explosifs, et donc prêts au pire ; les reconnaissances effectuées ont probablement permis aux éléments du groupe Alfa d'établir un plan d'urgence et de cerner les préparatifs nécessaires au lancement d'un assaut. Les premières décisions sont donc prises à cet instant au PC, concernant la prise de contact avec les preneurs d'otages, le dispositif de surveillance à adopter, la sécurité opérationnelle à maintenir et le déclenchement d'un assaut sans préparation au cas où aucune négociation ne s'avèrerait possible avec les terroristes tchétchènes.

A 0118, le Président Vladimir Poutine réunit au Kremlin son Conseil de sécurité, avec le Premier ministre Mikhaïl Kasyanov, le chef de l'administration du Kremlin Alexandr Voloshin, le Ministre de l'Intérieur Boris Gryslov et le directeur du FSB Nikolaï Patrushev – ces 2 derniers se chargeant du briefing. Il est probable que le Président a approuvé durant cette réunion le déclenchement d'une planification prévisionnelle précise, sur la présomption qu'un acte terroriste d'une telle ampleur implique des complicités dans la capitale et des risques d'exploitation. Sous la désignation d'opération "Groza", ce sont alors trois processus connexes qui sont décidés : le règlement de la prise d'otages dans l'isolement maximal du périmètre, la protection renforcée de sites sensibles comme les bâtiments gouvernementaux ou la raffinerie de Kopotnya, et le contrôle rapproché de toutes les personnes d'origine caucasienne présentes à Moscou.

Forces de sécurité

Si le contact est établi à 0140 avec les preneurs d'otages, ces derniers refusent cependant toute négociation avec des Russes, tout en proposant 35 minutes plus tard de relâcher 50 otages contre la tête du chef de l'administration tchétchène pro-russe, Akhmat Kadyrov. A 0246, le périmètre de sécurité autour du théâtre est élargi de manière à empêcher toute personne non autorisée à approcher de moins de 500 m, alors que plusieurs bus prévus pour l'évacuation des otages sont parqués à 0306 au-dessus d'une station de métro proche des lieux. A 0335, tous les habitants des maisons situées à l'intérieur du périmètre sont évacués, de même que les 500 patients d'un hôpital pour vétérans voisin du théâtre ; 9 minutes après, plusieurs tireurs d'élite prennent position sur les toits de ces maisons, de toute évidence en application d'un plan d'urgence amélioré au PC.

«... le périmètre de sécurité autour du théâtre est élargi de manière à empêcher toute personne non autorisée à approcher de moins de 500 m. »
«... le périmètre de sécurité autour du théâtre est élargi de manière à empêcher toute personne non autorisée à approcher de moins de 500 m. »

Profitant de la confusion générée par l'évacuation, une jeune femme de 26 ans parvient toutefois à se faufiler et essaie vers 0400 d'entrer dans le théâtre ; elle avait auparavant déclaré à sa famille qu'elle allait tenter de raisonner les terroristes et de les convaincre de libérer des otages. Aperçue par l'un des Tchétchènes peu après son entrée, elle refuse de quitter le bâtiment ; croyant avoir affaire à un agent du FSB voulant s'infiltrer dans la salle pour obtenir des renseignements sur l'armement et la position des preneurs d'otages, l'homme décide de l'abattre de 2 balles dans la poitrine. Comme la scène se déroule juste à l'intérieur du théâtre, les forces de l'ordre sont dans l'incapacité de prévenir le drame. Aucune décision d'intervenir n'est prise.

Dans la matinée du 24 octobre, les premières négociations peuvent toutefois commencer, grâce aux bons offices de délégués suisses du CICR, ou de personnalités marquantes de la culture, de la politique ou des médias. Peu après midi, 2 équipes de télévision choisies par les terroristes sont autorisées à entrer dans le bâtiment et à filmer plusieurs scènes, en particulier avec le chef du commando. De plus, une otage est brièvement autorisée à quitter la salle pour lire devant les médias massés aux abords du périmètre de sécurité une déclaration des Tchétchènes, par laquelle ils exigent le retrait des troupes russes en 7 jours, après lesquels ils feront sauter tout le bâtiment et tueront tous les otages. Dans ces conditions, il est probable que les hommes du groupe Alfa se sont repliés en un endroit tenu secret, et ont commencé à planifier un assaut délibéré.


A la recherche de renseignements

Le Spetsgruppa Alfa a été créé le 29 juin 1974 à l'initiative de Youri Andropov, alors directeur du KGB, afin de constituer une force spéciale (Voyska Spetsial'novo Naznatcheniya, ou Spetsnaz) capable de mener des actions anti-terroristes. Sa célébrité est cependant due à une action offensive, puisque c'est le groupe Alfa qui s'est emparé en décembre 1979 du Palais présidentiel de Kaboul et qui a neutralisé le président afghan Hafizullah Amin ; par la suite, ses hommes participèrent à des opérations clandestines en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Lituanie. En août 1991, le groupe refusa de participer au coup d'état contre Mikhaïl Gorbatchev, mais seule une partie de ses hommes accepta 2 ans plus tard de monter à l'assaut du Parlement russe. Toujours intégré au KGB devenu FSB, il a également été engagé – mais à contre-emploi – dans les affaires de Budennovsk et de Pervomaïskaya, ainsi que dans les opérations de combat en Tchétchénie.

Le groupe Alfa compte entre 200 et 300 hommes, dont la majorité basée à Moscou et des petits détachements cantonnés à Iekaterinbourg, Krasnodar et Khabarovsk. Pour la prise d'otages au Palais de la Culture, un détachement d'au moins 100 hommes a été engagé à partir du mercredi, avec pour renfort des unités policières et des troupes du Ministère de l'Intérieur, dont probablement des éléments du Spetsgruppa Vympel. Il est cependant certain que les hommes d'Alfa ont assumé la responsabilité concrète de la planification, même si le bâtiment pris par les Tchétchènes étant l'un des plus grands théâtres de la capitale ; il est en effet plausible que les forces de l'ordre l'aient inclus à la liste des lieux susceptibles d'occasionner un engagement spécial, et donc préparé à l'avance des troupes chargées de l'exécuter.

Les dimensions de la prise d'otages exigent cependant une planification détaillée et méthodique. En théorie, il s'agit d'obtenir un plan exact et détaillé du théâtre avec les modifications subies par sa structure, d'installer des systèmes d'écoute pour enregistrer les conversations et détecter les mouvements, et d'identifier l'éventuelle routine dans le fonctionnement des terroristes ; après avoir cerné les moyens d'infiltration dans le bâtiment par le toit, les fenêtres et le sous-sol, un plan d'action aurait dû être mis au point et répété sur une maquette aussi grande que possible. Les témoignages des médias présents sur place laissent penser que le groupe Alfa a consacré à cette préparation environ 36 heures; par ailleurs, le metteur en scène de la pièce a briefé en détail les forces de sécurité russes sur la disposition exacte des lieux le mercredi soir déjà. Mais la tâche semble considérable, presque impossible, et il est probable que le groupe s'est limité à une préparation sommaire.

Salle de spectacle

Dans l'après-midi du jeudi, la poursuite des négociations crée néanmoins des conditions favorables pour la mise sur pied d'un assaut. Aux alentours de 1330, les délégués de la Croix-Rouge ainsi qu'un chanteur populaire russe sortent du bâtiment avec 5 otages libérés, dont 3 enfants et un vieil homme âgé de nationalité britannique ; il reste alors 75 otages de nationalité étrangère aux mains du commando tchétchène. Les allées et venues se poursuivent dans les heures qui suivent, mais les terroristes refusent que des boissons et de la nourriture soient apportées, expliquant que les otages doivent souffrir "comme nous le faisons". La tension reste d'ailleurs extrême ; à 1700, deux femmes parviennent soudain à s'enfuir par une fenêtre, mais les terroristes n'hésitent pas à tirer deux grenades qui blessent légèrement l'une d'entre elles et l'un des policiers venus les aider.

«... toutes les femmes portant des ceintures d'explosifs se placent près des otages afin que les détonations simultanées fassent le plus de victimes possibles. »
«... toutes les femmes portant des ceintures d'explosifs se placent près des otages afin que les détonations simultanées fassent le plus de victimes possibles. »

Les témoignages des personnes relâchées ou ayant pris la fuite, ainsi que l'étude des bandes enregistrées par les équipes de télévision, permettent toutefois au PC opérationnel d'acquérir une meilleure idée de la situation. Des systèmes d'écoute acoustique sont probablement en place à cet instant, puisqu'ils devaient constituer l'un des objectifs des travaux effectués mercredi soir. De plus, les opérateurs de téléphonie mobile ont accepté de décrypter les signaux GSM et de collaborer pleinement à l'écoute électronique des communications – et le nombre d'appareils disponibles dans le bâtiment sont autant de sources précieuses de renseignements. Mais l'image de la menace qui s'offre alors aux services russes a de quoi exclure tout optimisme.

Les terroristes ont divisé leurs otages en deux moitiés, réparties entre les sièges du rez-de-chaussée et ceux du balcon qui le surplombe. Une quinzaine de Tchétchènes sont en permanence dans la salle et surveillent toutes ses issues, pendant que le reste du commando se repose dans des pièces situées le long des coulisses. Leur capacité de réaction est permanente ; à la moindre alerte, toutes les femmes portant des ceintures d'explosifs se placent près des otages selon un schéma bien défini, afin que les détonations simultanées fassent le plus de victimes possibles. Par ailleurs, les services russes acquièrent la conviction que les terroristes ont des complices en-dehors du bâtiment, qui leur annoncent par téléphone portable l'activité des forces de sécurité, ainsi que des appareils radios et TV portables allumés constamment. Toute la question de l'information doit être repensée.


Black-out et censure progressifs

En ce domaine, les autorités fédérales ont été totalement prises au dépourvu. Elles n'ont pas prévu que les innombrables mobiles transformeraient les spectateurs en témoins volubiles, en informateurs spontanés, en reporters infiltrés ou même en fabulateurs avérés. Elles n'ont de même pas compris que les médias seraient présents sur les lieux au moins aussi vite que leurs éléments d'intervention, et qu'ils diffuseraient en direct aussi bien les témoignages des otages que les vues des préparatifs effectués par leurs troupes. Enfin, elles n'ont pas imaginé que les proches des otages réagiraient en masse, de manière spontanée ou sur l'ordre des terroristes, et influeraient lourdement sur la perception des événements – notamment dans des médias étrangers aiguillonnés par la présence de leurs ressortissants.

Rigidité toute soviétique ou négligence coupable, les familles et amis des spectateurs ont été initialement laissés à eux-mêmes et à leurs inquiétudes. Le jeudi matin, ils ont commencé à se rassembler près du périmètre de sécurité, à proximité des médias, sans que personne ne soit en mesure de les informer ou de les prendre en charge. Dans l'après-midi, une salle de gymnastique située dans la même rue que le théâtre leur sera finalement attribuée, et une cellule psychologique d'urgence sera mise en place ; en collaboration avec l'agence responsable de la comédie musicale, une liste des personnes prise en otages commence par ailleurs à être établie, alors que des numéros téléphoniques d'urgence sont publiés. Toutefois, l'impression initiale d'abandon ne sera pas surmontée, et elle jouera un rôle dans l'instrumentation des liens familiaux et affectifs.

Bien entendu, il aurait été possible aux autorités russes de déconnecter les relais de téléphonie mobile pour réduire l'impact de l'événement sur les proches et pour mieux contrôler les flux d'information. Mais les avantages consistant à maintenir l'exploitation des réseaux supplantaient nettement ceux de l'interruption, tant il était vital d'obtenir autant de renseignements que possible sur la situation à l'intérieur du théâtre. D'ailleurs, l'utilisation frénétique des portables par certains otages ont rapidement déchargé les batteries et incité d'autres à réduire les communications à l'essentiel, simplifiant d'autant la tâche des services de sécurité. Le problème se posera néanmoins jusqu'aux instants les plus cruciaux de l'opération.

Otages filmées par NTV

Malgré le contrôle étroit qu'exerce en principe sur eux le Kremlin, les principaux médias russes ont assuré une couverture permanente de l'événement durant toute la journée de jeudi. En retransmettant en direct les témoignages parfois dramatiques des otages, mais aussi les déclarations de terroristes annonçant leur intention de mourir pour Allah et de massacrer tous les otages si aucun retrait de Tchétchénie n'intervient, les organes de presse ont offert aux preneurs d'otages une tribune de premier ordre et un levier sidérant sur la société moscovite.

De même, leur traitement de la situation aux abords du théâtre sans égard pour la sécurité opérationnelle des troupes engagées a permis aux terroristes de réduire leur isolement en observant les préparatifs de leurs adversaires.

«... les organes de presse ont offert aux preneurs d'otages une tribune de premier ordre et un levier sidérant sur la société moscovite. »
«... les organes de presse ont offert aux preneurs d'otages une tribune de premier ordre et un levier sidérant sur la société moscovite. »

Ce dévoiement spontané de l'information et cette absence de recul déontologique ont bien entendu excédé les autorités russes, habituées depuis le déclenchement de la seconde guerre en Tchétchénie à bénéficier de la clémence plus ou moins spontanée des médias nationaux. En accord probable avec la Présidence, le Ministère de l'information a ainsi intimé dans les premières heures du vendredi l'ordre aux médias de renoncer à toute retransmission en direct de témoignages. Une petite chaîne locale n'émettant que 3 heures par jour a même été mise hors antenne, alors que les grandes stations TV ont interrompu leur couverture en direct – la chaîne d'Etat RTR diffusant même en boucle des films patriotiques de l'époque soviétique.

Pourtant, les messages des otages ont continué à être retransmis par certaines radios ; Echo Moscou a ainsi appris à ses auditeurs le déclenchement de l'assaut par le témoignage d'une otage annonçant la diffusion de gaz dans la salle. Toutefois, les images prises par les équipes invitées par les terroristes n'ont été diffusées que dans les premières heures du vendredi, ce qui indique sans conteste un contrôle étroit de leur contenu. A cet instant, le public sait qu'au moins une personne a été abattue – le corps de la jeune femme tuée jeudi matin a été évacué à 1715 – et le spectacle des terroristes répétant maintes fois leur détermination à mourir pour leur cause n'en a que davantage de poids. Ce d'autant que la situation à l'intérieur du théâtre, relativement stable durant la première journée, ne cesse de se dégrader.


Angoisse et condamnation

Dans la soirée de jeudi, et alors que les négociations sont au point mort, au moins 5 explosions se font entendre à l'intérieur ou à proximité immédiate du bâtiment ; certaines sont suffisamment puissantes pour faire voler en éclats les vitres d'habitations voisines, ce qui semble exclure des grenades tirées pour dissuader la fuite d'otages ou pour intimider les forces de l'ordre surveillant la place. Quoiqu'il en soit, le calme et la confiance affichés initialement par le commando tchétchène font désormais place à la nervosité, à l'impatience et à l'agressivité. Les femmes kamikazes entourant les otages à chaque alerte, la main sur le détonateur de leur charge explosive, répètent comme une antienne "qu'elles sont venues pour mourir, que toutes veulent aller à Allah et que les otages partiront avec elles."

Plusieurs médecins sont présents dans le bâtiment pour soigner les spectateurs, contraints à l'immobilité et privés de nourriture autre que les friandises rapidement épuisées du bar. Le vendredi à 0137, un médecin jordanien venant de passer 4 heures à l'intérieur annonce que les conditions de vie des otages sont correctes, mais que nombre d'entre eux nécessitent des soins médicaux, et que les terroristes confisquent et réservent à leur usage personnel les médicaments apportés. Les heures suivantes, au moins un cas d'épilepsie est signalé, de même que d'autres cas sanitaires exigeant une évacuation – ce qu'acceptent assez rapidement les Tchétchènes. Dans la journée, ce sont d'ailleurs 15 otages à la santé défaillante qui seront relâchés.

Devant l'avancement décevant des négociations, et la couverture médiatique restreinte dont leur action semble bénéficier, les terroristes décident alors de prendre le taureau par les cornes : ils annoncent en début de matinée leur intention de libérer les 75 otages étrangers encore retenus, et leur fournissent des téléphones portables pour qu'ils puissent appeler leur ambassade ; de même, ils promettent aux Russes de relâcher une partie d'entre eux s'ils acceptent d'inciter leurs proches à venir manifester pour le refus d'un assaut et pour l'arrêt de la guerre en Tchétchénie. Le stratagème génèrera un espoir palpable au sein des chancelleries, mais ses effets sur les proches seront plus limités : vers 1300, entre 50 et 100 personnes manifestent près du théâtre pour le retrait des troupes russes, et environ 70 devant le Kremlin.

Barayev sur Al Jazeera

Les terroristes paraissent dès lors sentir se refermer sur eux le piège qu'ils ont eux-mêmes tendu. Ils interdisent aux otages de se rendre aux toilettes et les obligent à faire leurs besoins dans la fosse de l'orchestre ; comme une conduite d'eau a sauté au sous-sol, une eau nauséabonde commence à se répandre au fond de la salle. De manière à conserver l'attention des médias internationaux, les Tchétchènes renoncent à libérer les otages étrangers ; un négociateur annonce même que le commando va commencer à abattre des otages dès 2200 si aucun représentant direct de Vladimir Poutine ne négocie avec eux.

La chaîne de télévision Al Jazeera diffuse à 1250 une cassette préenregistrée par le chef des terroristes, qui annonce que tous sont prêts au sacrifice final : "nous voulons plus la mort que vous la vie."

«... si la Russie n'accepte pas de retirer ses troupes de Tchétchénie jusqu'au lendemain à 0600, le commando va commencer à abattre les otages. »
«... si la Russie n'accepte pas de retirer ses troupes de Tchétchénie jusqu'au lendemain à 0600, le commando va commencer à abattre les otages. »

A 1400, du pain, des jus de fruits, de l'eau et des cigarettes sont apportés dans le bâtiment avec l'autorisation des preneurs d'otages. Pourtant, après presque 2 jours de captivité et d'angoisse, les spectateurs sont dans un état inquiétant : la tension ne cesse d'être plus difficile à supporter, les limites de l'hystérie s'approchent, alors qu'un certain nombre d'otages tombent en état d'inconscience, probablement à la suite de problèmes cardiaques. Toutefois, les terroristes ne sont pas nécessairement dans une meilleure forme, car au stress inhérent à la situation viennent s'ajouter la consommation régulière de stupéfiants ; pour maintenir leur ferveur suicidaire, ils n'hésitent pas à vider des bouteilles d'alcools et à s'administrer des seringues de drogue, ce qui contribue à effrayer encore davantage leurs proies.

En début de soirée, 4 otages azéris sont libérés, mais les terroristes clament leur intention de ne plus en relâcher et rendent public un ultimatum : si la Fédération russe n'accepte pas de retirer ses troupes de Tchétchénie jusqu'au lendemain à 0600, le commando va commencer à abattre les otages. Dans la journée, ils ont de plus interdit aux spectateurs d'utiliser leurs téléphones portables, et menacent continuellement de tuer ceux qui le feront. Enfin, ils annoncent aux otages leur intention de les décapiter un par un ; dans les conversations téléphoniques qu'ils ont avec des interlocuteurs en Tchétchénie, en Turquie et dans le monde arabe, l'un des terroristes affirme se réjouir du massacre à venir, et vouloir "commencer par les plus juteux." Une précision qui n'échappe pas aux services de sécurité russes.


Une option unique à risque

Si les journalistes présents aux abords du périmètre sont écartés à 1820, c'est en effet parce que les forces d'assaut du groupe Alfa et de leurs appuis reprennent position. Le temps nécessaire à une planification détaillée et à un entraînement rigoureux leur a de toute évidence manqué, mais l'évolution de la situation exige une capacité de réaction immédiate. Les négociations se poursuivent à l'intérieur du bâtiment, et la vue de l'ensemble de ce dernier est désormais rendue impossible par plusieurs véhicules blindés ; à 2000, un nombre indéterminé d'ambulances prend position à proximité, et se tiennent prêtes à intervenir. Aux alentours de minuit, la protection autour du périmètre est fortement renforcée, et l'on peut estimer que les effectifs engagés oscillent entre 300 et 400 hommes, membres du FSB, du MVD et de la police, dont 200 pour l'assaut. A cet instant, la décision est déjà prise.

La salle de spectacle est sans conteste le secteur-clé du bâtiment : comme tous les otages et l'essentiel des explosifs fixes y sont rassemblés, neutraliser les terroristes qui s'y trouvent est indispensable. Bien entendu, c'est précisément ce à quoi s'attend le groupe tchétchène, et toute intrusion conventionnelle va provoquer la mise à feu des charges. C'est donc un plan en 4 phases qui a été élaboré par les Spetsnaz :

  1. Infiltrer des détachements d'assaut par les issues dérobées du bâtiment, afin de pouvoir réagir en quelques secondes selon les besoins ;
  2. Déclencher des manœuvres de déception afin de réduire au maximum le nombre de terroristes présents dans la salle de spectacle ;
  3. Lancer un premier assaut pour s'emparer de la salle de spectacle, en neutralisant tous les terroristes et en désamorçant la totalité des charges ;
  4. Lancer un deuxième assaut pour s'emparer de la totalité du bâtiment, en nettoyant une par une les pièces et en évacuant les otages.

De manière à empêcher les Tchétchènes de mettre leurs menaces à exécution, les autorités russes ont décidé de recourir à un produit incapacitant agissant immédiatement ou presque, ce qui en définitive sera la cause à la fois du succès de l'opération et de l'amertume qu'elle suscitera. Il s'agit d'une substance gazeuse encore non identifiée, et les experts se perdent en conjectures pour savoir s'il s'agit d'un hallucinogène à base de LSD, d'un opiacé, d'un soporifique puissant à base de Valium ou encore d'un anesthésiant classique. Mais il pourrait également s'agir du Blue X, un gaz incapacitant de composition inconnue développé par l'URSS, qui fonctionne comme un anesthésiant rapide et aurait été engagé en Afghanistan dans les années 80, ou encore du Kolokol-1, un gaz psycho-chimique tout aussi inconnu, mis au point par les services spéciaux soviétiques dans l'optique d'un tel usage.

BTR des forces spéciales

Quoi qu'il en soit, il paraît aujourd'hui certain que les forces spéciales ayant utilisé cette substance ne connaissaient que très imparfaitement ses caractéristiques, et qu'une partie des troupes engagées n'avaient d'ailleurs pas d'antidote et en ont subi les effets ; de plus, l'impact de ce produit sur des êtres humains affaiblis dans un espace clos a été notablement sous-estimé, ce que l'absence de tests préalables rendait probable. Pourtant, cette option particulièrement risquée avait pour principale qualité d'être la seule disponible – à moins d'accepter le massacre de 750 personnes et un désastre national dont les conséquences auraient pu menacer l'intégrité de la nation, ou de renoncer sous la pression des terroristes à la guerre en Tchétchénie et ainsi d'assurer un succès retentissant pour les fondamentalistes islamiques dont la Russie aurait payé le prix.

«... Vers minuit, les éléments du groupe Alfa commencent leur infiltration du bâtiment en utilisant les caves et les égouts. »
«... Vers minuit, les éléments du groupe Alfa commencent leur infiltration du bâtiment en utilisant les caves et les égouts. »

Vers minuit, et alors que les négociations se poursuivent toujours, les éléments du groupe Alfa commencent leur infiltration du bâtiment en utilisant les caves et les égouts. Au même instant, et peut-être pour offrir une diversion permettant de couvrir ce mouvement, un homme suspecté d'être un agent du FSB entre dans le bâtiment en prétendant être le père de l'un des otages ; lorsqu'il ne parvient pas à trouver son fils, les terroristes n'ayant aucun doute sur son identité se mettent à le battre avant de le traîner hors de la salle de spectacle et de l'exécuter. Les événements se précipitent hors du contrôle des forces d'assaut : après ce premier épisode sanglant, un otage à bout de nerfs se lève et se rue sur la forte charge explosive au centre de la salle ; la femme qui la protège ayant ouvert le feu en l'air sans parvenir à le faire se rasseoir, un terroriste tire sur lui une balle qui le manque, mais qui traverse l'œil d'un otage proche avant de frapper la poitrine d'une femme assise derrière.

Comme les médecins présents dans la salle ne sont pas en mesure de traiter ces blessés, les Tchétchènes acceptent leur évacuation, ainsi que celle d'un homme atteint d'une crise d'appendicite ; à 0229, deux ambulances parquées devant le théâtre chargent le malade, l'homme mourant et la femme blessée, et il paraît probable que les forces russes en concluent alors que les terroristes sont sur le point de commencer le massacre des otages. A 0323, une violente explosion se fait entendre près du théâtre, que les terroristes expliquent une heure plus tard sur la BBC en affirmant avoir tiré une grenade sur des forces spéciales en mouvement. Encore une fois, il paraît probable qu'il s'agit d'une diversion pour faciliter la préparation des troupes alors en position dans le théâtre. L'heure de l'assaut est proche, et les terroristes ont commis leur dernière erreur.


L'assaut décisif et meurtrier

Les témoignages sont trop contradictoires pour avoir une idée claire sur le début de l'assaut : certains témoins affirment que des otages ont tenté de s'enfuir et ont été abattus vers 0520, alors que d'autres n'en ont aucun souvenir. Ce qui est en revanche certain, c'est que les manœuvres de déception ont largement eu l'effet escompté. La veille, les autorités russes avaient informé les diplomates étrangers qu'un assaut était prévu pour samedi à 0300, et cette information est rapidement parvenue aux terroristes, qui étaient tous éveillés et prêts à cette heure ; mais l'inactivité apparente des forces spéciales a produit en contre-coup un relâchement palpable. En fait, le groupe Alfa est prêt à agir dès 0500, et semble attendre le moment le plus propice ; lorsque la majorité des terroristes se rassemble pour visionner un enregistrement de la comédie "Nord-Ost", cet instant est arrivé : 4 femmes tchétchènes sont assises dans la salle et 2 hommes debout sur la scène au lieu des 15 habituels.

Peu avant 0530, les hommes du groupe Alfa déversent le gaz dans l'aération de la salle de spectacle, où une fumée verdâtre s'élève peu à peu. Son effet est immédiat : les deux terroristes sur la scène titubent, et l'un d'eux parvient à prendre son arme et à la pointer sur les otages avant de s'effondrer ; les femmes tentent d'abord de mettre des masques de protection, mais elles inhalent trop de gaz et s'évanouissent, comme la quasi totalité des personnes retenues. A 0530, deux puissantes explosions retentissent, suivis de rafales de coups de feu ; une partie des hommes d'Alfa semble avoir fait irruption au milieu des coulisses par un trou creusé dans un mur souterrain, afin de fixer et d'isoler les terroristes, pendant qu'une autre partie entre directement dans la salle de spectacle en lançant des grenades "flash bang" et exécute à bout portant les terroristes inconscients, avant de commencer à désamorcer les charges explosives.

A cet instant, plusieurs véhicules blindés à roues s'approchent du théâtre et au moins 2 groupes de quelque 30 soldats du MVD se déploient pour attendre l'instant d'entrer en action. Le médecin-chef de la capitale est informé que du gaz a été utilisé pour l'assaut, sans préciser lequel ; de toute manière, la plupart des hôpitaux se sont préparés à accueillir des sujets portant des blessures par balles, alors que de nombreux otages sont en train d'agoniser, inconscients des échanges de feu qui retentissement dans le bâtiment. La puissance du produit utilisé, conjugué à l'aération insuffisante de la salle et à l'épuisement provoqué par la captivité et les privations, est fatal à nombre d'otages, qui meurent par étouffement ou par arrêt cardiaque.

Femmes terroristes abattues

Pour une raison encore indéterminée, la seconde vague d'assaut permettant l'évacuation des otages tarde à être déclenchée. Les Tchétchènes offrent une résistance sérieuse dans les couloirs, mais c'est plus probablement le risque posé par les charges explosives qui incite ce retard. De plus, la coordination au sein du groupe Alfa est problématique, et les hommes présents dans la salle de spectacle ouvrent le feu à plusieurs reprises sur leurs camarades apparaissant par les embrasures qui la surplombent. A 0630, une forte explosion donne le signal du deuxième assaut, que les troupes du MVD mènent par l'entrée principale du bâtiment. Immédiatement, 5 otages féminins quittent le théâtre en courant, pendant que des dizaines d'ambulances et de bus prennent position à proximité immédiate. Pendant 40 minutes, les coups de feu vont retentir et les otages être peu à peu transportés et escortés vers la sortie, presque tous pâles et hésitants, ou inconscients.

«... les hommes d'Alfa entrent dans la salle de spectacle et exécutent à bout portant les terroristes inconscients, avant de commencer à désamorcer les charges explosives. »
«... les hommes d'Alfa entrent dans la salle de spectacle et exécutent à bout portant les terroristes inconscients, avant de commencer à désamorcer les charges explosives. »

A 0710, la fin de l'assaut est officiellement annoncée, et le bilan initial parle de 30 otages décédés et de 42 terroristes tués. L'optimisme règne dans les forces de l'ordre. Mais lorsque les premiers otages sont admis dans les hôpitaux, à partir de 0700, il est déjà clair pour le personnel médical qu'ils ont été victimes d'un empoisonnement consécutif à l'inhalation d'une substance gazeuse. Les premiers journalistes qui entrent dans le bâtiment peuvent apercevoir les cadavres des terroristes baignant parfois dans une mare de sang, les charges explosives encore en place et les destructions entraînées par la fusillade ; ces images tournent presque en continu sur les chaînes de télévision nationales. En revanche, d'autres journalistes croisent des membres du groupe Alfa d'excellente humeur – un antidote leur aurait été fourni – et des soldats du MVD vomissant tripes et boyaux, après être entrés sans masque de protection ni antidote dans le théâtre.

Durant le reste du week-end, le succès revendiqué se transforme bientôt en victoire à la Pyrrhus, au fur et à mesure que le bilan est actualisé. Les 50 preneurs d'otages ont tous été tués, c'est un fait ; mais 646 des 750 otages libérés sont entrés à l'hôpital, dont 150 dans un état grave, alors que les autres n'ont pour la plupart pas survécu. Dimanche soir, moins de 48 heures après l'assaut, le bilan officiel des pertes s'élevait à 117 personnes, alors que 405 ex-otages étaient encore en traitement; lundi soir, sur les 316 patients hospitalisés, 24 étaient toujours aux soins intensifs. Par ailleurs, les autorités russes n'ont annoncé aucune perte au sein des forces engagées, à peine quelques blessures légères ; cela aussi paraît douteux. Malgré cela, les critiques et interrogations véhicules par les médias internationaux contrastent avec le soutien nettement majoritaire au sein de la population moscovite.


Conclusion

Il est bien entendu trop tôt pour tirer un bilan définitif de ces 57 heures d'affrontement non conventionnel, alors même que le déroulement exact des événements reste entaché d'un flou largement intentionnel. Pourtant, le fait que les terroristes aient eu l'intention d'attendre l'entrée d'un grand nombre de soldats russes pour faire exploser le bâtiment montre que le piège a été déjoué de justesse : si le stratagème des Tchétchènes avait pu être mené à bien, le nombre total de victimes aurait oscillé entre 600 et 900. Au contraire, le plan mis au point par les autorités russes semblait tabler sur 150 morts parmi les otages ; de manière générale, une intervention sans accéder aux exigences des preneurs d'otages avec 30% de victimes est considérée comme un succès. Quelles que soient les récriminations sur les méthodes employées, le groupe Alfa doit donc être crédité d'une intervention réussie.

En fait, les approximations et les erreurs d'appréciation commises par les forces spéciales russes n'apparaissent clairement que dans le calme de l'analyse post-engagement, et sont sans rapport avec les risques et la complexité de la mission reçue. Il apparaît certain que la principale faiblesse des planificateurs russes est celle de s'être concentrés sur l'action des forces menant l'assaut, et de n'avoir pas pris suffisamment en compte l'aspect sanitaire pourtant urgent et la prise en charge des proches. Ce qui démontre encore une fois à quel point une opération de coercition armée moderne doit être pensée, élaborée et menée avec une optique pluridisciplinaire. Le caractère éthique d'une opération est au moins aussi important que son mécanisme physique et son impact psychologique. Même dans un pays à l'héritage totalitaire encore pesant.

Les condamnations et les réprobations bien vite émises en Occident ne sont cependant pas à la hauteur de la menace, et une réaction rationnelle à cet épisode de l'anti-terrorisme consisterait à se demander comment une situation de ce type, même sur une échelle moindre, aurait pu être résolue sous nos latitudes. Avons-nous le personnel, les moyens et la doctrine nécessaires pour engager jusqu'à 200 policiers ou soldats dans un assaut de libération et prendre en charge des centaines de personnes ? En fait, même la France et la Grande-Bretagne auraient des difficultés d'échelle face à une prise d'otages d'une telle ampleur. Et s'imaginer que cette forme contemporaine de conflit armé ne nous concerne pas n'est guère une réponse.




Cap Ludovic Monnerat    






Sources

Articles Observer, Moscow Times, Russia Journal, Pravda, Gazeta.ru ; dépêches d'agences AP, AFP, Reuters, Novosti et Interfax.






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