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Capables d'agir en 10 jours, les Etats-Unis ont le doigt sur la détente au Moyen-Orient 15 septembre 2002 e débat sur une offensive américaine en Irak fait rage depuis quelques mois, et le jour J semble encore éloigné. Cependant, les déploiements, préparatifs et actions préalables menés discrètement dans le Golfe permettent aujourd'hui à la Maison Blanche de déclencher une action d'envergure en 10 jours. Tour d'horizon et analyse. Depuis le discours sur l'état de l'Union et la référence à un "axe du mal", en janvier de cette année, il ne fait plus de doute que le Président George W. Bush et son administration ont remis le régime de Saddam Hussein au centre de leurs préoccupations. La révision de la doctrine nucléaire des Etats-Unis, comprenant l'utilisation d'armes nucléaires tactiques pour la destruction de bunkers souterrains, puis l'énonciation de leur nouvelle doctrine stratégique complétant la dissuasion et l'endiguement par l'action préemptive, ont encore rapproché Washington d'une offensive militaire en Irak. Il est donc temps d'analyser la situation et d'évaluer les préparatifs effectués ou en cours. Bien entendu, la confidentialité du sujet empêche d'avoir une vision d'ensemble. En l'absence d'une presse libre et critique en Irak, il est ainsi impossible de mesurer les facteurs psychologiques et éthiques de tous les belligérants respectifs, alors même que ces éléments ont une influence décisive sur la résolution du conflit. La situation est certes mieux connue du côté américain : bien que la campagne d'Afghanistan a été initialement un succès, elle a également montré que l'obsession de la protection des forces continue à former les conceptions opérationnelles et à privilégier un cadre émotionnel et légal propre à satisfaire immédiatement l'opinion publique. Toutefois, la détermination exacte des dirigeants américains et leur résistance face aux pertes restent difficiles à estimer. Nous devons donc nous concentrer sur les facteurs physiques, c'est-à-dire sur les capacités d'action, afin de cerner le cadre spatial et temporel des opérations à venir. Le nombre considérable de renseignements disponibles par des sources ouvertes et spécialisées permet de brosser un tableau réaliste des potentialités américaines. Douze ans après l'invasion du Koweït, le Golfe recèle a priori moins de surprises, même si les simulations et les projections ne sont jamais une garantie absolue. La stratégie des deux guerres En fait, c'est depuis la fin de l'opération "Desert Storm" que le Pentagone se prépare à un nouveau conflit avec l'Irak. En mai 1991, alors Secrétaire à la Défense, Dick Cheney a fait le voyage de Riyad pour demander la permission d'entreposer du matériel militaire en Arabie Saoudite et de maintenir une présence durable, alors qu'un pacte de sécurité américano-koweïtien était signé la même année. A partir de 1993, la stratégie militaire des Etats-Unis s'est ainsi focalisée sur la capacité à mener simultanément deux conflits majeurs, en Corée et dans le Golfe, de manière à éviter qu'une tension accrue dans un secteur n'offre des opportunités dans l'autre. Confirmé en 1997 et largement poursuivi jusqu'en 2001, cet objectif double a eu pour effet de dicter à la fois le format, l'emploi et la préparation des armées. Les coupes subies par les Forces armées américaines entre 1991 et 2002, oscillant entre 20% et 50% selon les armes, ont ainsi pu être justifiées par cette limite maximale de deux opérations simultanées: le passage de 18 à 10 divisions actives dans l'Army, de 15 à 12 grands porte-avions dans la Navy ou de 37 à 20 escadres de chasseurs-bombardiers dans l'Air Force correspond à la volonté de pouvoir engager en même temps 2 groupes de forces comprenant chacun au moins 5 divisions, 2 groupes aéronavals et 1 groupe amphibie, avec un millier d'avions de combat sur des bases au sol. Durant la guerre du Kosovo, cette stratégie rigide a ainsi motivé les résistances de l'Army a engager une offensive terrestre, et il a fallu que l'Air Force qualifie l'opération "Allied Force" de conflit majeur pour avoir l'autorisation de déployer des moyens suffisants. Il n'en demeure pas moins que le Central Command, dont la délimitation territoriale recouvre tout le Moyen-Orient à l'exception de la Turquie ainsi que l'Afrique orientale, se prépare depuis plus d'une décennie à un nouveau duel avec les troupes de Saddam Hussein. Au même titre que d'autres conflits potentiels, les planifications n'ont cessé d'être affinées dans le sens d'une défense rapide du Koweït et de l'Arabie Saoudite. Par ailleurs, des contingents américains participent toute l'année à des exercices dans le désert avec des armées arabes, le dernier en date – "Infinite Moonlight 02" – ayant par exemple vu l'engagement en Jordanie d'une formation essentiellement de Marines comprenant 4000 hommes. Enfin, entre 18'000 et 25'000 militaires américains sont déployés en permanence dans le Golfe, alors que du matériel prépositionné permet de les renforcer rapidement. L'effort principal des administrations qui se sont succédées, à savoir l'endiguement et la surveillance de l'Irak, a toutefois pris la forme de deux opérations d'interdiction, "Northern Watch" et "Southern Watch". Afin d'imposer la résolution 688 du Conseil de sécurité de l'ONU interdisant la répression des minorités irakiennes, deux zones de non-survol – au nord du 36e parallèle et au sud du 33e – ont été imposées par les Alliés et maintenues jusqu'à ce jour. Malgré de sévères restrictions politiques, il s'agit bel et bien d'une guerre aérienne impliquant environ 240 avions de combat et d'appui, qui réalisent en moyenne 33'000 sorties par an. Incapable d'abattre autre chose que des drones, la DCA irakienne mène un jeu du chat et de la souris qui, en 2002, a déjà donné lieu à 37 bombardements distincts. Considérer que les hostilités n'ont jamais cessé dans le Golfe est légitime. Ce d'autant plus que les actions d'une plus haute intensité n'ont pas manqué au cours de la dernière décennie. Ainsi, en octobre 1994, un soudain mouvement de plusieurs divisions irakiennes près de la frontière koweïtienne ont amené les Etats-Unis à envoyer en quelques jours 170 avions et 6500 militaires en renfort (opération "Vigilant Warrior"); une telle situation s'est répétée en août 1995, de sorte que l'état-major américain a décidé d'augmenter la quantité d'équipements prépositionnés, pour réduire la durée des déploiements et "gagner la course au Koweït", mais aussi d'accroître les contingents des divisions blindées ou mécanisées effectuant des rotations dans la région. Ce qui a eu pour effet, parallèlement à la montée en puissance des troupes koweïtiennes, de rendre sans objet les provocations irakiennes et de les faire cesser. A la fin d'août 1996, c'est cependant au nord de l'Irak qu'une menace est apparue: au moins 40'000 hommes, dont une division de la Garde républicaine, avaient déclenché une offensive dans la région autonome kurde et pris la ville d'Erbil, alors que les factions kurdes étaient elles-mêmes en lutte. Quatre jours plus tard, les Etats-Unis avaient acheminé des renforts terrestres et tiré 44 missiles de croisière sur des infrastructures antiaériennes au sud de l'Irak (opération "Desert Strike"). Après le passage du canal de Suez par un second groupe aéronaval et le déploiement une escadrille de chasseurs-bombardiers furtifs, les Alliés étendirent également la zone de non-survol méridionale du 32e au 33e parallèle, privant ainsi l'aviation irakienne de bases précieuses. Les semaines suivantes, Bagdad ramena ses unités dans leurs casernes. Une autre confrontation fut évitée de justesse en février et en novembre 1998, lorsque les entraves du régime irakien aux inspecteurs de l'UNSCOM avaient empêché ceux-ci de poursuivre leur mission. Mais le blocage fut tel que le président Clinton décida d'utiliser la force pour détruire les capacités de Saddam Hussein à produire des armes de destruction massive: du 17 au 21 décembre 1998, 415 missiles de croisière seront tirés alors que 650 missions d'attaque seront effectuées par une flotte rassemblant environ 360 avions de combat et d'appui (opération "Desert Fox"). Malgré des destructions avérées, cette action sans lendemain – et stoppée à l'aube du Ramadan – ne parvint pas à favoriser le retour des inspecteurs onusiens. Pourtant, l'administration Clinton renonça à modifier ses plans et conserva une posture stratégiquement défensive dans le Golfe, qui demeura inchangée jusqu'au 11 septembre 2001. Les leçons de la liberté immuable Les semaines qui ont suivi les attentats du World Trade Center et du Pentagone ont été décisives pour la stratégie militaire américaine. Durant les intenses et délicats préparatifs de l'opération "Enduring Freedom", la solidité des amitiés et des alliances a en effet pu être testée au niveau planétaire par les dirigeants américains, occupés à rassembler une coalition antiterroriste aussi large que possible. Et la perspective d'une action militaire en Afghanistan a non seulement suscité la frilosité des Européens, mais surtout l'hostilité de plusieurs nations bénéficiant pourtant du parapluie défensif de Washington. La réaction de l'Arabie Saoudite, en particulier, a été lourde de conséquences pour la Maison Blanche, où le règlement de la question afghane n'a pas occulté les menaces autres que le terrorisme transnational. Ainsi, c'est dès l'automne 2001 que l'administration Bush a commencé à mettre en place les moyens nécessaires à une opération militaire contre l'Irak. La planification opérationnelle s'est alors orientée vers une offensive non provoquée ayant pour but de renverser le régime de Saddam Hussein, alors que des travaux de première importance ont été lancés ou accélérés dans le Golfe. C'est en particulier la base d'Al Udaid, au Qatar, qui a été l'objet des plus grandes attentions : entre octobre 2001 et mars 2002, un nouveau taxiway et des hangars supplémentaires ont été construits, alors que des installations adaptées à la conduite des opérations aériennes ont été érigées. Un transfert d'équipements entre la base saoudienne du Prince Sultan et Al Udaid, en mars, a confirmé que le centre multinational des opérations aériennes (Combined Air Operations Center, CAOC) pourra désormais être basé au Qatar. Des liens plus étroits avec les opposants à Saddam Hussein ont également été établis. Dans le courant du mois de novembre, un groupe de planification que le Pentagone avait fait collaborer avec Ahmed Shalabi, leader du Congrès National Irakien, a présenté aux Chefs d'états-majors interarmées un plan visant à renverser le régime du Bagdad par une insurrection des rebelles chiites et kurdes. Une première tentative analogue ayant lamentablement échoué en 1995, l'accueil reçu s'est révélé frileux. En décembre, une délégation du Département d'Etat a pour sa part effectué une tournée au Kurdistan irakien, afin de rencontrer les chefs des deux mouvements kurdes, Massoud Barzani pour le Parti Démocratique du Kurdistan et Jalal Talibani pour l'Union Patriotique du Kurdistan, et d'évaluer leurs capacités respectives dans une guerre contre l'armée irakienne. Parallèlement, les moyens militaires disponibles dans le Golfe ont été renforcés, en profitant des opérations en Afghanistan pour bénéficier d'une grande discrétion. La composante terrestre du Central Command, la 3e Armée, a transféré son QG de Géorgie au Koweït, à Camp Doha, le 11 novembre. A la fin du mois, 2000 hommes de la 1ère division de cavalerie ont été déployés au Koweït et ont contribué à remettre en état optimal les matériels prépositionnés, tout en les renforçant avec des équipements plus récents. D'autres troupes ont suivi en décembre, en particulier un détachement de 600 soldats spécialisés dans les armes ABC, et plusieurs exercices de combat de niveau divisionnaire ont été effectués dans le désert avec les forces armées koweïtiennes. La diplomatie ouverte a également usé de ses ressources depuis janvier et le discours de George W. Bush sur l'état de l'Union qui a permis, dans la foulée de la libération de l'Afghanistan et de la célébration du nouveau gouvernement multiethnique, de replacer l'Irak au centre des consultations avec les alliés de Washington dans le Golfe. C'était en particulier le but de la tournée effectuée fin mars par Dick Cheney auprès de 11 Etats de la région, et dont les échos très négatifs ne correspondaient pas du tout à la réalité des entretiens. Parallèlement, des négociations ont été menées à cette période avec certains nouveaux partenaires dans la lutte contre le terrorisme, comme l'Arménie et la Géorgie, dont les installations aéroportuaires pourraient s'avérer très utiles, ne serait-ce que pour alléger les pressions des nations islamiques. Disposer des moyens et des infrastructures fournissant une flexibilité stratégique et opérative est d'ailleurs une priorité pour les planificateurs américains. A la fin du mois de février, un détachement US mêlant CIA et forces spéciales, épaulé par un contingent turc, est ainsi entré au Kurdistan irakien pour instruire et équiper les troupes des mouvements kurdes, mais aussi pour superviser les réparations permettant d'adapter plusieurs aérodromes à leur utilisation par des avions de transport moyens. En avril, le sultanat d'Oman a commencé à construire une nouvelle base aérienne destinée à être utilisée par les Etats-Unis, à Al Musnana. C'est également à cette période que les premiers grands transports d'équipements ont été discrètement effectués, afin que l'augmentation des stocks disponibles dans le Golfe soit complétée par des transferts de réserves précédemment entreposées en Europe. Parallèlement, les planifications opérationnelles se sont poursuivies et ont été présentées au début du mois d'avril par le commandant du Central Command, le général Tommy Franks. Une réédition partielle de "Desert Storm" semble avoir eu les faveurs de ce dernier, mais l'administration Bush a refusé de trancher; c'est d'ailleurs au mois d'avril que les premières critiques ont paru dans les médias au sujet du projet d'offensive en Irak, emmenées notamment par le quotidien libéral New York Times, qui n'a pas hésité à manipuler certaines informations et affirmations pour mieux fonder son refus d'une telle action. Le 1er juin, un discours de George W. Bush à l'Académie militaire de West Point lui a toutefois permis de tracer les grandes lignes de la nouvelle stratégie américaine, axée sur l'action préemptive, et d'ainsi donner un cadre précis au débat. Au-delà des nombreux plans d'offensives divulgués à l'été par la presse, la préparation des troupes pouvant être engagées dans l'opération s'est poursuivie. Ainsi, plusieurs formations essentielles ont été retirées plus ou moins discrètement du théâtre d'opérations afghan – le groupe de forces de la 101e division aéromobile a été remplacé par une formation appartenant à la 82e aéroportée, alors que la plupart des militaires arabisants formant le 5e groupe de forces spéciales ont été relevés par les membres d'autres groupes, sortant de cours intensifs portant sur les langues et les cultures du monde musulman. De plus, plusieurs formations spécialisées dans l'exploitation des matériels prépositionnés se sont peu à peu installées à proximité des entrepôts concernés. Mais plusieurs actions préparatoires ont également été déclenchées. Le 6 août, un radar d'alerte avancée couvrant le secteur de Bagdad – et relié par un réseau de fibre optiques récemment installé grâce à l'appui de la Chine – a été détruit par l'aviation alliée. Deux jours plus tard, des commandos turcs appuyés par des éléments américains ont mené un coup de main au Kurdistan irakien et se sont emparés, après un bref combat, de l'aérodrome de Sirsenk et d'une base militaire attenante, près de Bamarni. Peu après, des avions de transports amenant des moyens du génie et des équipements électroniques ont permis d'élargir et de rendre opérationnelles plusieurs pistes dans la région. Au début du mois de septembre, les capacités de Bagdad ont encore été réduites par des raids aériens sur des installations de radars et de missiles antinavires. Par ailleurs, un exercice de trois semaines impliquant 13'000 militaires – Millenium Challenge 02 – a permis de préparer les états-majors à un affrontement dans le Golfe. Même si la direction d'exercice a dû sévèrement brider l'adversaire, puisque celui-ci est parvenu à couler l'essentiel d'un groupe aéronaval et d'un groupe amphibie dans les premières heures, un certain nombre d'enseignements vitaux ont pu être tirés, notamment ceux liés aux opérations en milieu urbain. Plusieurs autres entraînements intensifs ont été récemment effectués, dont un exercice de combat en milieu désertique avec la Jordanie, et un exercice simulant une attaque chimique irakienne sur le Qatar. Il serait donc étonnant que tous ces préparatifs ne visent qu'au retour d'inspecteurs onusiens régulièrement trompés pendant 7 ans. Capacités aériennes probables Examinons par conséquent les moyens pouvant être déployés dans le cadre d'une attaque en règle de l'Irak. En l'absence d'une décision connue, nous sommes contraints de nous concentrer sur l'estimation de trois paramètres: premièrement, les bases aériennes disponibles, avec leur capacité maximale et leur utilisation probable; deuxièmement, les porte-avions et navires d'assauts opérationnels ces prochains mois, avec leurs flottes aériennes et leurs troupes embarquées; troisièmement, les formations terrestres susceptibles d'être rapidement déployées dans la région, en utilisant ou non les équipements prépositionnés. Au niveau des bases aériennes, les réticences de l'Arabie Saoudite constituent le principal écueil à la montée en puissance américaine ; durant la Guerre du Golfe, la grande majorité des quelque 1300 avions engagés par l'US Air Force ont en effet utilisé des installations saoudiennes, de même que la plupart des 600 appareils déployés par les Alliés. Même si la libération du Koweït a fourni des bases supplémentaires, et nettement plus proches des objectifs irakiens, la base du Prince Sultan et ses moyens de conduite constituent aujourd'hui encore le centre de gravité des opérations aériennes au Moyen-Orient et en Asie Centrale. Le relocalisation du CAOC au Qatar ne résout qu'une partie du problème. Les avions américains et britanniques devront peut-être se poser ailleurs que sur la "terre sainte" pour attaquer l'Irak. Avec Ali Al Salem et Al Jaber au Koweït, Al Udaid au Qatar, Muharraq et Sheikh Isa au Bahreïn (voir le tableau ci-dessous), les Etats-Unis disposent de 5 bases modernes, situées à 1100 km ou moins de Bagdad, et capables de recevoir environ 500 avions essentiellement d'attaque. Dans la mesure où ces aérodromes sont à portée des missiles irakiens, des abris capables d'assurer les opérations aériennes durant une attaque chimique ou bactériologique ont été construits. Toutefois, même si une grande partie des escadres de chasseurs-bombardiers devrait être positionnée sur ces bases, la variété des appareils nécessaires à la constitution des groupes d'attaque et le nombre des avions d'appui rendent indispensable l'utilisation d'autres installations pour la destruction d'objectifs terrestres. Les autres bases aériennes disponibles dans la péninsule arabique, Al Dhafra aux Emirats Arabes Unis ainsi qu'Al Seeb, Masirah et Thumrait à Oman, peuvent certes recevoir environ 150 appareils; mais leur éloignement – jusqu'à 2000 km de Bagdad – rend probable leur utilisation pour des missions de reconnaissance et de ravitaillement en vol. Les aérodromes au sud et à l'est de la Turquie sont en revanche bien plus intéressants: en plus d'Incirlik utilisé en permanence, et de Diyarbakir et d'Erhac déjà employés durant la Guerre du Golfe, qui répondent aux besoins des missions d'attaque, les petites pistes de Batman et de Van seraient parfaitement adaptées aux opérations spéciales, dont la recherche et sauvetage au combat (RESCO) n'est pas la moindre. Au total, la Turquie pourrait donc abriter 150 avions de combat et d'appui alliés. Une équipe du Pentagone a précisément inspecté cet été plusieurs bases militaires turques dans cette optique. Malgré leur proximité, ces installations restent toutefois trop éloignées pour des opérations héliportées ou pour la livraison de ravitaillement par avion, et il est certain que les Etats-Unis utiliseront des pistes au Kurdistan irakien. Situés à une distance de Bagdad oscillant entre 270 et 420 km, les aérodromes de Erbil Northwest, Sirsenk et Sulaymaniyah West, ainsi que d'autres pistes plus petites, ont fait l'objet de réparations et d'aménagements qui leur permettront de recevoir des avions de transport de type C-130 et d'assurer un déchargement rapide de leurs cargaisons. Durant l'opération Provide Comfort, la piste de Sirsenk a d'ailleurs déjà été utilisée de la sorte, et les formations turques et les rebelles kurdes présents dans la région, avec l'appui des forces spéciales américaines, assurent la protection de ces bases. Des bases aériennes plus lointaines – mais sous contrôle allié – seront en outre utilisées : Diego Garcia dans l'océan Indien, qui est l'apanage des bombardiers lourds et des ravitailleurs, ou encore Akrotiri sur l'île de Chypre, qui avait été intégrée à l'armada de "Desert Storm". La totalité des infrastructures évoquées correspond dès lors à une capacité opérationnelle d'environ 900 appareils. Cependant, le format des opérations aériennes dans un conflit majeur s'élève grosso modo à 10 escadres d'avions d'attaque basés au sol (soit 720 appareils) et 100 bombardiers lourds, auxquels il faut ajouter au moins 20 appareils de reconnaissance (sans les drones), 20 appareils de commandement et contrôle et quelque 200 ravitailleurs – pour un total approximatif de 1060 appareils. Sans tenir compte des avions alliés basés au sol – dont au moins 40 engagés par la Grande-Bretagne. Quelle que soit l'option retenue pour l'opération en Irak, la puissance aérienne reste essentielle. Et comme son format standard comprend en supplément 4 escadres aéronavales, il apparaît donc que les Etats-Unis devront peut-être utiliser d'autres bases dans la région. L'ouest de la Turquie représente une possibilité d'extension, mais la proximité des élections turques s'oppose à une utilisation trop marquée de ses infrastructures; des aérodromes peuvent également être trouvés en Géorgie et en Arménie, voire en Europe malgré son éloignement. Pourtant, la solution la plus probable passe par l'usage de bases aériennes situées dans des pays arabes réticents, comme l'Arabie Saoudite ou la Jordanie, en y déployant des moyens surtout logistiques. L'exemple du Pakistan démontre la cohérence d'une telle démarche.
* En évitant de survoler la Syrie ** Sous contrôle kurde Signification des acronymes : ODS, opération Desert Storm ; OPC, opération Provide Comfort ; OSW, opération Southern Watch ; ONW, opération Northern Watch ; ODF, opération Desert Fox ; OEF, opération Enduring Freedom ; OS, opérations spéciales ; SEAD, suppression of enemy air defenses. Evaluons à présent la disponibilité des groupes aéronavals et amphibies des Etats-Unis. Actuellement, deux porte-avions nucléaires sont déployés dans la région, et le seront jusqu'à fin décembre: le George Washington et l'Abraham Lincoln. Chacun est entouré de son groupe aéronaval au complet, comprenant entre 8 et 10 navires, embarque 6 escadrilles totalisant en moyenne 70 avions, et est accompagné d'un groupe amphibie – le Belleau Wood avec les 2200 Marines de la 11st MEU pour le Washington, et le Nassau avec la 24th MEU actuellement en route pour le Lincoln. En octobre, les deux porte-avions à propulsion conventionnelle Constellation et Kitty Hawk pourraient rejoindre le Golfe, de même que les porte-avions nucléaires Truman en novembre et Nimitz en décembre. Au total, la Marine américaine pourrait donc assurer le maintien de 4 à 6 groupes aéronavals à partir du mois de décembre. Cela représente une force de frappe oscillant entre 200 et 300 chasseurs-bombardiers, mais aussi une capacité de 2000 à 3000 missiles de croisière – qu'il convient toutefois de ramener à moins de 75% en raison de la pénurie de Tomahawk. Il faut par ailleurs ajouter que le porte-avions britannique Ark Royal sera déployé en Méditerranée dès octobre, alors que groupe amphibie Ocean est actuellement dans l'océan Indien ; le porte-avions Invincible devrait également être disponible en décembre. La contribution maritime britannique pourrait donc ajouter environ 25 chasseurs-bombardiers, 24 missiles de croisières et un important contingent de Royal Marines. Tous ces moyens seront opérationnels dès leur arrivée dans le Golfe Persique ou en Méditerranée. Il faut enfin souligner que le déploiement des escadrilles de l'Air Force s'accompagnera d'une mise en condition rapide, car pas moins de 93 sets d'équipements sont prépositionnés dans la région, de quoi accueillir 55'000 hommes et 800 avions dans 15 emplacements différents. Sur la seule base d'Al Udaid, ce sont presque 4 millions de litres de carburant qui sont par exemple stockés. Si l'on considère que 24 heures suffisent pour déployer une escadre de chasseurs-bombardiers, qui mettent 14 heures de vol en cas de transfert depuis le continent américain, il faut admettre que 10 jours permettent de déployer la flotte nécessaire à une offensive de grande envergure. Reste à voir à quel rythme les forces terrestres peuvent à leur tour être opérationnelles. Capacités terrestres probables L'une des leçons que les Forces armées américaines ont tirées de l'opération "Desert Shield" en 1990, c'est la lenteur avec laquelle elles ont mis en oeuvre leurs troupes sur le sol saoudien : plus d'un mois sera nécessaire avant qu'une division lourde ne débarque dans le Golfe et ne puisse assurer une défense crédible face à l'armada irakienne. Plusieurs mesures ont été prises pour améliorer la réactivité stratégique des formations de combat: le levier aérien a été accru par l'introduction du transporteur lourd C-17; les unités maintenues en permanence sur le théâtre ont été accrues; à plus long terme, l'allégement des unités et la réduction des besoins logistiques sont des priorités. Mais c'est surtout le prépositionnement de matériel qui a permis de transformer la situation. Bien évidemment, il s'agit d'une pratique particulièrement éprouvée, puisqu'elle a été appliquée pendant 40 ans par les formations US dans le cadre de l'OTAN, et entraînée chaque année à l'occasion des exercices "Reforger". Le gain de temps n'en est pas moins saisissant: s'il faut de 20 à 30 jours pour déployer une brigade de combat avec 20'000 tonnes d'équipement dans le monde entier, par une combinaison air/mer, le transport aérien de son personnel et la remise en condition opérationnelle du matériel prépositionné ne prennent que 4 jours. Cette souplesse stratégique a certes un prix – environ 1 milliard de dollars par an, dont l’essentiel pour l’armée de terre. De plus, l’entretien pose des difficultés considérables, et 40% des véhicules placés par l’Air Force dans le Golfe étaient par exemple hors service en 1998. Après une transition graduelle, ce sont au total 7 stocks correspondant à l’équipement d’une brigade que l’Army avait prépositionné à la fin de la décennie : 3 sur le continent européen, au Pays-Bas, en Belgique, au Luxembourg et en Italie, 1 en Corée du Sud, 1 au Koweït, 1 au Qatar et le dernier sur des navires de transports, stationnant au large de Diego Garcia et des Mariannes. Chacun de ces sets comprend notamment le matériel de 2 bataillons de chars, de 1 ou 2 bataillons mécanisés et de 1 groupe d’artillerie ; soit en général 116 chars de combat M1A1 Abrams, 58 ou 116 véhicules de combat d’infanterie M2A2 Bradley et 18 obusiers blindés M-109A6 Paladin. Toutefois, toujours en 1998, l’état des équipements était inégal – d’excellent au Koweït à médiocre en Europe – et leur répartition peu adaptée aux besoins. Le Corps des Marines utilise également cette méthode, mais seul 1 set est entreposé à terre, en l'occurrence en Norvège, alors que 3 sets sont embarqués sur des navires de transport : le premier est stationné en Méditerranée et est prévu pour être utilisé en Europe, le second à Diego Garcia pour le Moyen-Orient, l'Afrique orientale et l'Asie centrale, et le troisième à Guam pour l'Extrême-Orient. Chaque stock permet de rendre opérationnel pendant 30 jours un groupe de forces aéroterrestres de 17'000 hommes, dont la composante au sol équivaut à une brigade mécanisée; ainsi, un set embarqué standard comprend 30 chars de combat M1A1, 105 véhicules d'assaut amphibies AAV, 24 véhicules légèrement blindés LAV et 30 obusiers tractés de 155 mm, mais aussi un hôpital de campagne de 200 lits et presque 20 millions de litres de carburant. Après le 11 septembre, les Etats-Unis ont cherché à renforcer leur présence militaire dans le Golfe en augmentant la quantité de matériel prépositionné. Des négociations pour l’entreposage d’un set supplémentaire aux Emirats Arabes Unis n’ayant pas abouti, ce dernier a été embarqué et ajouté au premier set en mer entre avril et juin. De plus, des transports pratiqués discrètement dès le printemps ont permis de délocaliser deux sets d’Europe au Qatar et au Koweït, alors que le Pentagone a reconnu avoir loué plusieurs navires destinés à décharger fin septembre au Koweït l’équivalent d’un autre set en provenance du continent américain. En une année, les moyens de combat disponibles à bref délai dans la péninsule arabique vont donc passer de 3 à 7 brigades blindées et mécanisées pour l'Army. L’architecture du positionnement militaire américain est aujourd’hui le suivant. Au Koweït, la vaste base de Camp Doha et ses 22 entrepôts de 10'000 m2, où est stationnée une brigade de la 3e division d’infanterie mécanisée, sont désormais complétés par Camp Arifjan, une base en cours de finition dont le coût de 200 millions de dollars a été payé par l’émirat. Ce sont les moyens d’une division qui seront entreposés à la fin du mois, dont un tiers est en permanence opérationnel ; en considérant que chaque base aura la capacité d’équiper de pied en cap au moins un bataillon par 24 heures, il suffira de 4 jours pour que la division soit apte à l’engagement. Par ailleurs, le set additionnel placé au Qatar, sur Al Udaid et dans la nouvelle base d’As Saliyah achevée à l’été 2000, permettrait avec le matériel en mer d’équiper une deuxième division lourde – probablement la 1ère division de cavalerie blindée – et de la déployer au Koweït en un peu plus d’une semaine. Avec ses deux groupes amphibies et ses équipements prépositionnés, le Corps des Marines aura pour sa part la capacité de renforcer rapidement ses unités expéditionnaires et de déployer l'équivalent d'une brigade lourde dans l'intervalle nécessaire au débarquement des ressources et à l'équipement des troupes, soit au maximum 10 jours. Mais les formations les plus légères sont également susceptibles d'être engagées: la 82e division aéroportée – dont une brigade reste en Afghanistan – peut être projetée en 18 heures, la 101e division aéromobile en 36 heures, alors que le 75e régiment de Rangers nécessite 72 heures. L'insertion préalable des quelque 650 opérateurs du 5e SFG, les "Bérets Verts" spécialisés dans le Moyen-Orient, d'un escadron du 22e SAS britannique et d'autres unités de forces spéciales, est également probable. Parmi les alliés des Etats-Unis dans une opération en Irak, les Britanniques semblent à l’heure actuelle les seuls à même de déployer des forces conventionnelles importantes, qui devraient se greffer sur les formations américaines en fonction de leur nature. Ainsi, les divisions aéroportées US pourraient être épaulées par la 16e brigade aéromobile, et les formations terrestres des Marines par la 3e brigade commando des Royal Marines. De même, Londres pourrait adjoindre sa 1ère division blindée aux côtés des formations lourdes, avec les 1ère et 7e brigades blindées ; toutefois, compte tenu des délais imposés par leur transport, il est davantage plausible que des unités mécanisées plus légères soient utilisées. Au total, l’armée de terre britannique serait en mesure de déployer environ 30'000 hommes. Le levier stratégique aérien correspondant aux forces américaines est approximativement le suivant: environ 250 sorties sont nécessaires pour déployer la 101e division au complet, et autant pour tous les éléments d'une brigade expéditionnaire des Marines; 100 sorties devraient suffire pour transporter les hommes de la 3e division, dont une brigade est déjà présente au Koweït, idem pour la 82e division qui est privée d'une brigade, et 150 autres sorties pour le personnel d'une deuxième division lourde. Comme les forces spéciales ont des besoins comparativement négligeables et que les formations alliées utiliseraient leurs moyens nationaux, le volume total devrait donc correspondre à moins de 1000 sorties, alors que l'Air Force possède un peu plus de 320 avions de transport lourds. Une semaine sera suffisante pour déployer ces moyens. Des déploiements supplémentaires exigeraient en revanche des délais nettement plus élevés. Le déploiement des 2 brigades de Marines dont le matériel est prépositionné en Méditerranée et aux Mariannes devrait prendre 20 à 25 jours. L'envoi d'une division mécanisée supplémentaire depuis le continent américain, ou d'un contingent britannique blindé équivalent, s'échelonnerait sur environ 30 jours, alors qu'un corps d'armée prendrait au moins 60 jours pour être opérationnel. Il est naturellement fort possible que des déploiements soient discrètement effectués à l'heure actuelle, comme le montrent ces avions de transport lourds Antonov AN-124 qui depuis plusieurs mois relient l'Australie au Golfe, ou comme l'activité accrue au nord de l'Irak semble le suggérer. Toutefois, de telles projections dépendent étroitement de l'option retenue pour l'offensive et du cadre temporel dans lequel elle s'inscrira. Options et plan horaire D'après les informations diffusées dans la presse internationale, ce sont au moins 4 options qui ont été étudiées par les planificateurs du Pentagone : une offensive massive d'un format proche de "Desert Storm", un soulèvement de troupes supplétives sur le modèle de la campagne d'Afghanistan, un coup de main stratégique avec des actions aéroportées, ainsi qu'une campagne aérienne limitée analogue à "Desert Fox". Parallèlement, un certain nombre d'échéances sur le théâtre auront une influence déterminante sur le déclenchement des opérations. Ce n'est pas l'objet de cette analyse que d'évaluer les autorisations ou les réticences des différentes nations impliquées, tant les informations et les déclarations respectives sont contradictoires. Toutefois, comme l'initiative semble pour l'heure appartenir aux Etats-Unis, se concentrer sur leurs décisions reste instructif. La première option repose sur la phase de contre-offensive du plan élaboré en permanence, et c'est celle qui semble remporter les faveurs du Central Command. Après un déploiement de 3 mois, 250'000 hommes se lanceraient à l'assaut de l'Irak à partir du Koweït, de la Turquie et de la Jordanie : entre 800 et 1000 avions de combat, 3 et 5 groupes aéronavals, 3 et 6 divisions lourdes auraient pour mission d'annihiler progressivement le potentiel militaire irakien, pendant que des forces spéciales neutraliseraient les vecteurs de destruction massive. Mais cette mécanique rigide et typiquement américaine s'appuie sur la supériorité brute au détriment de la surprise, et laisse un trimestre à l'Irak pour se préparer à une résistance conventionnelle et à des manœuvres asymétriques. De plus, il reste à démontrer que les dirigeants américains soient capables de résister aux pertes adverses et de poursuivre l'action jusqu'à ce que les objectifs soient atteints. La deuxième option découle du succès remarquable de l'opération Enduring Freedom, où la combinaison de forces spéciales, de troupes locales et de puissance aérienne a permis de renverser en 2 mois un régime qui contrôlait pourtant 90% du territoire. Après une discrète montée en puissance terrestre et aérienne, un soulèvement des organisations kurdes au nord et des rebelles chiites au sud, avec l'appui de forces spéciales et de l'aviation, s'emparerait de quelques secteurs symboliques pour générer dissensions et défections dans le camp irakien. Mais les quelques dizaines de milliers de rebelles affronteraient une armée dix fois supérieure, à la différence de l'Afghanistan, et le processus serait long et incertain. En cas de succès, la stabilité politique de l'Irak post-Saddam pâtirait d'ailleurs largement de leur usage. Le Secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, pencherait néanmoins pour cette voie. La troisième option relève d'une démarche intellectuelle originale, et constitue une manœuvre rapide et décisive dans la ligne de la transformation que le Pentagone mène actuellement. Après un déploiement inférieur à 2 semaines, plusieurs groupes de forces opératifs seraient insérés à travers le territoire irakien afin de s'emparer de positions-clés, pendant qu'une force mécanisée d'environ 2 divisions foncerait sur Bagdad à partir du Koweït. Au total, le nombre d'avions de combat et de groupes aéronavals nécessaires seraient équivalent à la première option, mais seulement 50'000 à 70'000 hommes agiraient au sol. Bien que la surprise et la flexibilité soient assurées, la vulnérabilité des formations légères face à des troupes blindées pose toutefois le risque d'avancer "un pont trop loin" et impose à l'aviation un appui tactique considérable. Cette variante n'en demeure pas moins la plus prometteuse. La quatrième option s'inscrit dans la lignée des actions visant à endiguer Saddam Hussein et ses capacités militaires, et non à renverser son régime. Après un renforcement de la flotte alliée effectué en moins d'une semaine, une campagne aérienne de quelques jours serait lancée sur l'Irak avec pour but de cibler ses installations suspectées de produire des armes de destruction massive, ses infrastructures de commandement et ses troupes les plus fidèles. Réédition de l'opération "Desert Fox", cette option aurait l'avantage du coût politique le plus bas et pourrait être plébiscitée par les alliés des Etats-Unis. Mais elle ne ferait que repousser le problème posé par le président irakien et maintenir l'incertitude néfaste sur son potentiel véritable de destruction et de subversion. Les actions pusillanimes des années 90 ont clairement montré leurs limites. Pour mieux appréhender ces variantes opérationnelles, il convient enfin d'apprécier les principales contingences horaires affectant la décision d'agir. Au niveau de la politique intérieure américaine, les élections au Congrès fixées le 5 novembre sont bien entendu cruciales: déclencher l'opération avant cette date susciterait des remous et des interrogations partisanes quant à sa justification. En fait, l'administration Bush a même indiqué qu'aucune action militaire majeure ne précéderait cette échéance électorale. Sur le plan international, les élections turques du 3 novembre jouent un rôle presque équivalent et un déclenchement préalable ne pourrait que conforter les tenants de l'islamisme; la période du Ramadan, entre le 5 novembre et le 4 décembre, doit également être prise en compte, même si son influence ne peut être décisive. Au niveau militaire, une capacité répondant aux besoins des trois dernières options sera atteinte à partir de mi-octobre, mais attendre jusqu'à décembre permettrait de renforcer la flotte aéronavale et de s'adapter aux délais des déploiements alliés. De plus, la saison froide en Irak dure de novembre à février, et les tenues de protection nucléaire, bactériologique et chimique sont largement incompatibles avec les grandes chaleurs survenant le reste de l'année. Si l'on tient en outre compte des conditions de visibilité nocturne, la fenêtre idéale pour l'attaque de l'Irak s'ouvre donc le 5 décembre et ne se ferme qu'au début de mars 2003. Ce caractère idéal étant antagoniste avec les besoins de la surprise, il est cependant tout à fait possible que l'action ait lieu plus tôt, en novembre. C'est dire l'importance des mesures de déception et de désinformation qui devront être prises. A ce sujet, il faut d'ailleurs reconnaître que le "brouillard de la guerre" a déjà atteint des proportions sans précédent: aux spéculations sans fin de la presse sur les plans d'attaque s'ajoutent désormais les rumeurs les plus folles sur la présence de troupes américaines – 25'000 hommes au sud de la Turquie, plusieurs milliers de membres des forces spéciales en Jordanie, ou encore 20'000 Marines prêts à débarquer près de Bassorah. A force de voir l'ennemi partout, et compte tenu de son caractère à la fois paranoïaque et mégalomane, il est possible que Saddam Hussein décide d'agir le premier et ainsi de créer les conditions d'un affrontement inévitable. Que cela soit le but inavoué des dirigeants américains n'étonnera pas grand monde ; mais il reste à examiner ses capacités concrètes. Le maître de Bagdad Contrairement à certaines idées reçues, les Forces armées irakiennes n'ont pas été totalement détruites durant la Guerre du Golfe : non seulement la Garde républicaine avait alors réussi à sauvegarder la grande majorité de ses moyens, puisque seule une division et demie avait été anéantie au Koweït, mais les 24 divisions positionnées en Irak durant la totalité de l'opération Desert Storm sont restées quasiment intactes. Au contraire des forces aériennes et navales, que le rouleau compresseur allié a très sévèrement touchées, les formations terrestres ont donc pu conserver une bonne part de leurs meilleurs équipements. Avec des pertes estimées à 40% en 1991, l'Irak reste sur le papier la première puissance militaire du Moyen-Orient. Selon la plupart des estimations, l'armée de terre irakienne peut ainsi aligner un total de 17 divisions dont 6 blindées, et la Garde républicaine environ 8 divisions, soit 375'000 hommes au total ; mais seuls 700 chars de combat T-72, 900 véhicules de combat d'infanterie BMP, 150 obusiers blindés, 200 lance-roquettes multiples et 100 hélicoptères d'attaque peuvent être considérés comme opérationnels et relativement efficaces. Les forces aériennes comptent environ 30'000 hommes et leurs quelque 130 avions de combat sont vétustes ; toutefois, la DCA irakienne reste l'une des plus denses au monde, avec plusieurs centaines de lance-missiles lourds de type SA-2, 3 et 6, anciens mais améliorés, et des milliers de lanceurs légers et de canons antiaériens. Comptant 9 bateaux obsolètes et 2000 hommes, la marine ne vaut que par ses missiles antinavires Silkworm placés sur la côte et son important stock de mines. En raison de l'embargo imposé par l'ONU, l'entretien de l'équipement militaire a été des plus limités durant la dernière décennie, alors que l'acquisition de nouvelles armes a pu être en grande partie empêchée. De plus, les restrictions subies par les formations régulières en raison des risques de soulèvement et la concentration sur des missions de sécurité intérieure n'ont pas contribué à développer leur capacité opérationnelle. Si l'on considère en outre que plusieurs formations paramilitaires proches du pouvoir bénéficient de priorités sur le modèle de la Garde républicaine, les Forces armées irakiennes n'ont plus que l'ombre de leur potentiel lors de l'invasion du Koweït. La prétendue 4e armée du monde a vécu. Ce qui ne suffit pas à transformer en promenade l'invasion considérée par Washington. Il apparaît logique que les forces armées irakiennes éviteront d'être piégées dans le désert, où l'état de leurs équipements ne pourrait de toute manière leur assurer une mobilité suffisante. A partir du mois de juillet, des travaux de fortification ont été menés au sein et autour des zones urbaines, et en particulier à Bagdad : des positions renforcées et des tranchées ont été creusées, des pieux de métal et des barbelés ont été disposés dans les terrains ouverts, alors que des ballons captifs ont été installés dans la capitale. L'entraînement au combat en milieu urbain a été renforcé, et les milices baasistes ont reçu d'importantes quantités d'armes légères. L'objectif caressé par le maître de Bagdad semble donc à la fois d'empêcher un coup de main aéroporté sur sa personne et de contraindre les formations américaines à se battre en ville. Toutefois, d'importantes formations ont été déployées au sud, à l'ouest et au nord de l'Irak, avec chaque fois entre 2 et 4 divisions lourdes appuyées par des moyens antiaériens, afin de prévenir toute pénétration du territoire : une offensive mécanisée venant du Koweït conjointement à une rébellion chiite, une attaque surprise à partir de la Jordanie, d'Israël et des plate-formes amphibies en Méditerranée, ou un soulèvement des combattants kurdes appuyés par des troupes alliées. Il est également possible que ces groupes de forces soient utilisés pour des actions préemptives destinées à perturber les préparatifs, à s'emparer de bases d'attaque potentielles ou à élargir le conflit sur le sol d'autres nations. Mais il reste à démontrer comment ces formations pourront survivre à l'hégémonie de l'aviation alliée dès que celle-ci aura l'ordre de les combattre. Plusieurs autres options semblent également considérées par Saddam Hussein. Il pourrait d'une part ordonner une destruction des barrages construits sur le Tigre et sur ses affluents, afin de provoquer des inondations qui ralentiraient une éventuelle avance alliée à partir de la Turquie et du Kurdistan irakien ; mais la mobilité aéroterrestre des forces américaines rendent cette possibilité assez désastreuse. Le président irakien serait d'autre part susceptible de disperser le gros de son armée à travers les localités de tout le pays, afin de mener une guérilla urbaine qui rendrait coûteux le contrôle de tout le territoire ; un régime dictatorial ne peut cependant passer instantanément de l'omniprésence répressive à la résistance populaire. Même le combat en ville peut être un piège subtil. En effet, l'efficacité de la défense conventionnelle en zone bâtie repose avant tout sur la décentralisation de la conduite, sur les effets interarmes aux bas échelons et sur l'initiative des chefs subalternes ; toutes choses que l'armée irakienne, de type soviétique, semble peu capable de mettre en œuvre. En revanche, il est fort possible que Saddam Hussein ordonne des mesures destinées à mobiliser la population irakienne et à utiliser ses propres citoyens comme une multitude de boucliers humains, pour prévenir les attaques aériennes et terrestres sur les centres de commandement ou les bâtiments les plus importants. Un tel scénario serait bien évidemment très délicat à gérer pour les alliés, mais il pourrait également rendre le régime irakien encore plus vulnérable à leurs opérations psychologiques. Cependant, l'éventail des mesures non conventionnelles ne se limite pas aux actions sur territoire irakien. La presse arabe a ainsi annoncé qu'au moins 300 terroristes avaient ces derniers mois été infiltrés en Europe et aux Etats-Unis, dans le but de faire pression sur les gouvernements éventuellement impliqués ; mais pareille information reste douteuse. En revanche, l'engagement d'armes chimiques, biologiques ou radiologiques au Moyen-Orient est une menace bien plus sérieuse. L'arsenal irakien ayant échappé aux destructions de l'UNSCOM et reconstitué depuis 1998 n'est certainement pas suffisant pour une utilisation militaire au niveau opératif, mais constitue en revanche un levier stratégique particulièrement puissant. De plus, face aux nouveaux moyens anti-missiles installés en Turquie, au Koweït et en Israël, l'infiltration terroriste semble la meilleure méthode. Il n'en demeure pas moins que la cohésion du régime de Saddam Hussein représente probablement le maillon faible de la défense, et le centre de gravité de l'offensive alliée projetée. D'après certains sources américaines, plusieurs unités régulières de l'armée et même une division de la Garde républicaine pourraient ainsi ne pas prendre part aux combats dès lors que le sort des armes paraîtrait joué. De plus, la nature largement tribale de l'Irak et ses divisions ethniques ou religieuses pourraient sonner le glas du pouvoir baasiste, en favorisant soulèvements et dissensions dans la foulée de l'attaque alliée, et ainsi miner toute tentative de guérilla commanditée par Bagdad. Avec pour conséquence, néanmoins, de condamner l'Irak sans Saddam à une instabilité chronique – sur le modèle de l'Afghanistan. Les Etats-Unis seront-ils encore une fois condamnés à gagner la guerre et à perdre la paix ? L'état final à atteindre reste l'une des préoccupations majeures de Washington, et probablement la principale faiblesse de stratégie américaine. Que cela détermine la variante opérationnelle et donc le déroulement du conflit paraît donc certain. L'essentiel reste toutefois le fait que le Président Bush aura dès octobre la capacité de déclencher en 10 jours une offensive aéroterrestre mobilisant 5 divisions, 1000 avions et 50 navires, soit environ 200'000 hommes, et que seuls des motifs politiques le dissuaderont d'engager une telle action. Celle-ci doit encore trouver un nom accrocheur. Entre "Desert Freedom" et "Desert Justice", le choix sera cornélien. Cap Ludovic Monnerat Sources CDI, Military Almanach 2001-2002 ; Seymour M. Hersh, "The Iraq Hawks - Can their war plan work?", New Yorker, 24.12.2001 ; Hugh Pope, "Iraqi Kurds, flush with aid, lose desire to take on Hussein", Wall Street Journal, 12.2.02 ; Sami G. Hajjar, US Military Presence in the Gulf: Challenges and Prospects, SSI, mars 2002 ; Kenneth M. 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