Les Forces fédérales russes restent incapables d'émerger du bourbier tchétchène
21 mai 2002
ancée suite à l'incursion islamiste au Daghestan et aux attentats de Moscou voici bientôt 3 ans, l'opération "antiterroriste" en Tchétchénie constitue plus que jamais une guerre d'usure impitoyable, dévastatrice et sans issue perceptible. Analyse de la situation.
Le 16 mai dernier était un jour comme tous les autres en Tchétchénie. Dans la ville de Vedeno, au sud de la province séparatiste, un camion militaire russe faisant partie d'un convoi explose sur une mine contrôlée à distance: 1 officier tué et 12 soldats blessés en sont extraits. Un village près de Kurchaloi, à l'est, est le théâtre d'un affrontement qui fait 2 morts chez les rebelles et entraîne une fouille minutieuse de toutes les habitations. Le corps d'un policier tchétchène pro-russe est retrouvé à Grozny, une balle dans la tête. Une attaque d'artillerie à l'ouest, près d'Ourous-Martan, détruit les installations électriques d'un village. L'aviation et l'artillerie russes attaquent plusieurs positions rebelles présumées. Sans effet apparent.
«... Bientôt 3 ans après l'entrée des Forces fédérales russes en Tchétchénie, la guerre fait toujours rage dans le Caucase. »
«... Bientôt 3 ans après l'entrée des Forces fédérales russes en Tchétchénie, la guerre fait toujours rage dans le Caucase. »
Bientôt 3 ans après l'entrée des Forces fédérales russes en Tchétchénie, le 30 septembre 1999, la guerre fait toujours rage dans le Caucase. A l'offensive aéroterrestre conventionnelle ont certes succédé des actions de contre-guérilla moins destructrices, mais les forces en présence sont restées sensiblement identiques. La lassitude croissante de l'opinion publique russe, conjuguée aux lames de fond géopolitiques de l'après-11 septembre, rendent cependant l'impasse chaque jour plus corrosive pour deux belligérants incapables de vaincre – à condition que la guerre ne soit pas un but en soi.
Entre ruines et réfugiés
Déjà largement dévastée par la première guerre, de 1994 à 1996, la Tchétchénie porte aujourd'hui les stigmates de destructions massives et d'une désagrégation sociale avancée. Le rouleau compresseur russe qui a terrassé la résistance des rebelles en moins de 6 mois a fait des dégâts tels que, conformément aux prévisions, la politique de reconstruction lancée par le président Vladimir Poutine n'a obtenu que des résultats mineurs. En infligeant une violence indiscriminée n'épargnant même pas leurs propres compatriotes, et déconnectée des lois et coutumes locales, les forces fédérales ont précipité la population tchétchène dans une opposition fondée par la haine, la vengeance, la pauvreté et l'exil.
La Tchétchénie compte aujourd'hui 600'000 habitants, dont seulement 50 à 100'000 dans la capitale Grozny, qui regroupait 450'000 personnes voici 10 ans. Environ 300'000 Tchétchènes sont réfugiés à l'étranger, dont la moitié en Ingouchie, alors que 160'000 sont réfugiés à l'intérieur de la province. Malgré les 90'000 emplois créés par l'administration pro-russe en 2001, le taux de chômage atteint les 80%. La situation sanitaire désastreuse – 4200 cas de tuberculose ont été diagnostiqués depuis 2000 – est encore compliquée par le fait que 80% du territoire est probablement miné. Au total, la deuxième guerre de Tchétchénie a fait entre 30 et 40'000 victimes dans la population civile, alors que plus de 2000 personnes sont portées disparues.
Dans ces conditions, il n'y a guère lieu de s'étonner que les efforts de Moscou pour rebâtir une autorité civile se soient heurtés à des obstacles insurmontables. Sur les 10 milliards de roubles – 322 millions de dollars – prévus pour la province dans le budget fédéral en 2000, seul un dixième a ainsi été investi. Mais 38% de cette somme est effectivement parvenue à destination. Les forces fédérales russes, sous-payées et délabrées, sont en effet un facteur de désorganisation en généralisant la corruption, le pillage et les exactions à l'endroit de la population civile. Malgré des efforts considérables pour les transformer.
La nature composite de leurs moyens a amené les dirigeants russes à créer un groupement interarmées des forces fédérales en Tchétchénie (lt-gén Vladimir Moltenskoï), auquel sont subordonnés formations militaires, corps de police, éléments des services de renseignements et détachements de garde-frontières. Au total, sur les quelque 80'000 hommes répartis dans la province, la majorité est concentrée dans la zone principale des combats et attentats, une bande de terrain longue de 60 km et large de 30, allant de Samachki à Kurchaloi et englobant Grozny. Certains analystes estiment même que, par endroits, la densité des troupes fédérales dépasse 1000 hommes au kilomètre carré.
Depuis les retraits effectués au début de l'année, et dont la symbolique dépasse de loin l'importance réelle, il existe une parité numérique entre les contingents déployés par le Ministère de la Défense et celui de l'Intérieur. Dresser l'ordre de bataille russe en Tchétchénie n'en est pas moins presque impossible: les entraves à la circulation des médias, le manque d'informations au sujet des opérations et la rotation permanente de détachements provenant de toute la Russie ne permettent pas d'identifier précisément les moyens engagés.
«... En deux ans, le bureau du représentant de la présidence russe pour les droits de l'homme a reçu plus de 20'000 plaintes consécutives aux exactions des troupes fédérales. »
«... En deux ans, le bureau du représentant de la présidence russe pour les droits de l'homme a reçu plus de 20'000 plaintes consécutives aux exactions des troupes fédérales. »
Les 40'000 militaires déployés dans la province rebelle sont néanmoins répartis entre les éléments suivants:
- la 42e division de fusiliers motorisés, stationnée en permanence en Tchétchénie et composée surtout de soldats sous contrat ;
- plusieurs éléments du district militaire du Caucase Nord, notamment l'essentiel de la 19e division de fusiliers motorisés ;
- plusieurs groupements de combat provenant des troupes parachutistes et comprenant au moins 2 régiments et 1 bataillon ;
- 20 formations territoriales d'environ 400 hommes, de recrutement en partie local et subordonnées à 16 commandements de district et à 4 commandements à Grozny.
Pour les forces civiles, la diversité de leur nature rend encore plus difficile leur description. Il est toutefois certain que ces forces comprennent la 46e brigade du Ministère de l'Intérieur, qui compte 9 bataillons, le 14e détachement de garde-frontières, plusieurs unités policières d'élite (OMON et SOBR) provenant de tout le pays, des éléments des services de renseignement (FSB), la police tchétchène pro-russe et d'autres unités locales, dont une milice villageoise en cours de constitution. Inutile de préciser qu'une telle disparité ne doit guère favoriser la collaboration, déjà problématique entre militaires et civils.
Les activités de ces formations se résument pour l'essentiel à des tâches de surveillance et de protection statiques: 147 checkpoints étaient ainsi en fonction au printemps dans toute la province, alors que chaque cantonnement est défendu de manière à dissuader toute offensive rebelle. Toutefois, les forces fédérales mènent également de véritables razzias dans des zones suspectées de cacher des combattants tchétchènes, et ces opérations sont presque systématiquement l'occasion de violences et de rapines allant jusqu'au meurtre. En outre, les positions supposées des rebelles sont attaquées à l'artillerie et à l'aviation, même lorsqu'elles se situent en localité.
En deux ans, le bureau du représentant de la présidence russe pour les droits de l'homme, basé à Grozny, a ainsi reçu plus de 20'000 plaintes consécutives aux exactions des troupes fédérales. Par ailleurs, le commandement russe en Tchétchénie a annoncé fin 2001 avoir tiré 70'000 projectiles d'artillerie – obus et roquettes – et engagé 90'000 tonnes de munitions depuis le début du conflit. Enfin, le général Moltenskoï a édicté au début de l'année un ordre spécial – n° 80 – réglementant de manière stricte toutes les opérations de nettoyage afin de désamorcer les nombreuses critiques provenant surtout de l'étranger.
Mais la méthode russe ne suffit pas à éviter les pertes: 3200 tués et 9000 blessés en 3 ans selon Moscou, 13'000 morts et 30'000 blessés selon l'association des Mères de soldats. Au-delà de ces chiffres, les effets des opérations répétées sont incontestables: ces derniers mois, plusieurs unités d'élite policières ont ainsi refusé de retourner en Tchétchénie dans les conditions actuelles, et des courants similaires se font jour dans les rangs de l'armée. Les doléances portent avant tout sur 5 éléments:
- Une paie insuffisante – 100 dollars par mois pour des policiers d'élite – et une raréfaction des primes de combat ;
- Un équipement délabré – de nombreuses formations sont équipées à partir de fonds privés ;
- Un commandement déconnecté de la troupe et des dangers qu'elle traverse à chaque déplacement ;
- Un temps de service trop long, porté récemment de 3 à 6 mois, qui produit des dommages psychologiques considérables ;
- Un ensemble de règles trop contraignant, incompatible avec l'état de guerre de la province.
Au total, confrontées à un danger permanent dans une opération aux buts toujours plus flous, les forces fédérales sont sur une pente descendante. Mais c'est également le cas de leurs adversaires.
Les rebelles tchétchènes sur le fil
Après avoir subi des pertes importantes les 6 premiers mois de la guerre, et notamment lors de l'exfiltration piégée de Grozny, les rebelles tchétchènes sont parvenus à maintenir dans la province un climat d'insécurité tel que les troupes fédérales les moins aguerries ne sortent que rarement de leurs casernements. Estimés à environ 15'000, ils mènent à partir des montagnes et des localités une guérilla féroce, aussi bien contre les formations russes que contre l'administration qu'elles ont contribué à mettre en place. Son chef, le Tchétchène Akhmad Kadyrov, a ainsi échappé à 13 tentatives d'attentats. Nombreux sont ses subordonnés à n'avoir pas eu autant de réussite.
Pourtant, malgré la généralisation que pratiquent les forces fédérales, les combattants tchétchènes sont profondément divisés, et seule l'adversité permet de coordonner un tant soit peu leurs actions. Globalement, ce sont trois factions qui coexistent :
- Une faction nationaliste, favorable à une orientation vers l'Occident et farouchement opposée à tout fondamentalisme religieux, dont le Président élu Aslan Maskhadov est le principal représentant;
- Une faction islamiste, soutenue par les pays arabes, ayant pris de l'ampleur après le premier conflit par l'immigration de nombreux wahhabites, que le chef de guerre Shamil Basayev illustre;
- Une faction apolitique fournissant la majorité des effectifs, formés de combattants motivés par la vengeance ou recrutés par les liens du sang, et s'appuyant sur des activités criminelles pour financer leurs actions.
Les principaux modes d'action des rebelles sont l'attentat contre les troupes en uniforme, généralement à l'aide de mines commandées à distance et fabriquées à partir d'obus et de bombes non explosées, ainsi que l'assassinat à l'arme automatique. La motivation des combattants est encore accrue par un système de primes: un avion russe détruit vaut ainsi 10'000 dollars, un hélicoptère 4000, un officier tué ou capturé 1000, alors que chaque mine posée permet de recevoir 400 dollars. Toutefois, les rebelles soignent également les contacts avec la population, dans laquelle ils se fondent souvent pour prendre du repos, collecter des vivres ou échanger des informations.
«... Les principaux modes d'action des rebelles sont l'attentat contre les troupes en uniforme ainsi que l'assassinat à l'arme automatique. »
«... Les principaux modes d'action des rebelles sont l'attentat contre les troupes en uniforme ainsi que l'assassinat à l'arme automatique. »
Les pertes dans leurs rangs sont difficiles à évaluer. Le commandement russe a annoncé avoir tué plus de 13'000 rebelles depuis le début de l'opération, mais ceux-ci ne concèdent que 3500 tués et 7000 blessés. Ce qui est certain, c'est que les méthodes pour le moins brutales des troupes fédérales, et notamment les nombreux assassinats déguisés en accrochages, incitent et même obligent les membres des familles touchées à prendre les armes, alimentant ainsi en permanence les rangs de la résistance.
Pourtant, la stratégie des "boïviki" n'offre pas pour autant des perspectives positives. En effet, la lutte contre le terrorisme déclenchée par les Etats-Unis suite aux attentats du 11 septembre a eu rapidement des effets déterminants en Asie centrale, et la pression de la coalition – qui a pris pied dans plusieurs anciennes républiques soviétiques, dont la Géorgie voisine – a réduit le soutien dont bénéficiaient les rebelles. Avec l'enracinement de formations fédérales permanentes dans la province et la lassitude provoquée par 3 années de conflit, les divisions entre factions pourraient bien précipiter une issue fondée par un compromis et ainsi jeter la Tchétchène dans une guerre civile durable.
Le cercle vicieux de la violence
Motivée avant tout par l'invasion islamiste au Daghestan en août 1999, bien plus qu'à la suite d'attentats dont un récent documentaire attribue la responsabilité au FSB, l'opération militaire russe en Tchétchénie n'a mené qu'à une impasse stratégique. Certes, la poussée islamiste utilisant la province rebelle comme tremplin a été contenue, mais à un prix considérable, se faisant au détriment du développement économique et de la transformation de forces armées toujours plus délabrées. Même la politique intérieure ne semble plus une raison suffisante pour continuer la guerre: un sondage effectué en mars a ainsi montré que 37% des citoyens approuvent l'opération contre 48% qui la condamnent, alors que ces chiffres s'élevaient à 46,5% et 41,1% respectivement 6 mois plus tôt.
Comme l'a relevé Pavel Felgenhauer, un analyste militaire russe, les forces fédérales sont prises en Tchétchénie dans un cercle vicieux de la violence: si elles relâchent leur surveillance étroite et gardent profil bas, elles permettent aux rebelles de circuler plus librement et d'avoir plus d'influence; mais si elles continuent à mener des traques sans relâche avec leurs unités indisciplinées, elles accroissent en retour le soutien dont les rebelles bénéficient au sein de la population. Pareille situation est sans issue, et rappelle par certains aspects la guerre d'Algérie. Sauf que la Russie a peut-être perdu son de Gaulle avec la mort du général Lebed.
Depuis l'automne dernier, l'Etat russe tente ainsi de procéder à une "tchétchénisation" du conflit – c'est-à-dire remplacer ses troupes et ses fonctionnaires par des acteurs locaux. Afin de limiter l'impact de ses pertes sur l'opinion publique, le commandement interarmées a par ailleurs remplacé de nombreux conscrits par des soldats sous contrat. Mais l'engagement de troupes motivées avant tout par l'appât du gain a augmenté les pillages incontrôlés et renforcé la corruption, alors que la nomination de fonctionnaires tchétchènes a de facto affermi la position des rebelles et leur capacité de renseignement et d'action.
Ainsi, même si le Kremlin semble s'être donné les moyens de maintenir une présence durable en Tchétchénie, c'est bien sur d'autres fronts que se situent les éléments de la décision. Au niveau international, le contexte géostratégique est favorable à la Russie et lui offre une marge de manœuvre certaine, ainsi qu'un partenariat avec les Etats-Unis. Au niveau national, la lassitude engendrée par 3 années de guerre et rendue plus vive par la précarité de l'existence constitue cependant une fragilité criante. C'est évidemment le centre de gravité visé par les rebelles – et leur seul espoir de succès.
Donner à la guerre un sens négatif – empêcher les attentats – est donc insuffisant pour la présidence russe. Sans perspective crédible, l'opération militaire en cours continuera d'engloutir dans le bourbier tchétchène de précieuses ressources, qui pourraient bien un jour faire cruellement défaut.
Cap Ludovic Monnerat
Sources
Dépêches, articles et émissions BBC, Moscow Times, Ichkeria.org, Le Monde, Le Temps, Center for Defense Information, Chechnya Weekly - Jamestown Defense Foundation, AP, AFP et Reuters; Anne Nivat, "Chienne de guerre", Fayard, 2000