La violence des rassemblements anti-mondialisation est spécifiquement préparée et organisée
22 avril 2001
n cette fin de semaine à Québec où s'est tenu le Sommet des Amériques, et selon un schéma bien connu depuis Seattle, les manifestations anti-mondialisation ont donné lieu à des affrontements particulièrement violents entre militants et forces de l'ordre.
Derrière ces échauffourées en apparence hasardeuses se cachent cependant une préparation et une organisation spécifiques. Avec l'édition annuelle du Forum économique mondial de Davos et la présence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève, dans notre pays, nous devons prendre conscience de cette réalité.
«... les actes violents ne constituent pas le débordement imprévu d'une manifestation à but pacifique, mais une composante permanente et un encadrement actif.»
«... les actes violents ne constituent pas le débordement imprévu d'une manifestation à but pacifique, mais une composante permanente et un encadrement actif.»
Il s'agit pour ce faire, tout d'abord, de démasquer trois mythes tenaces au sujet de tels événements, des mythes qui sont systématiquement propagés par des militants au demeurent parfaitement sincères et dont les causes ne méritent pas le discrédit qu'elles y subissent :
- Premièrement, les foules disparates, bigarrées et internationales qui composent les rangs de ces manifestations anti-mondialistes ne traduisent aucune génération spontanée, mais sont largement le résultat d'une préparation systématique comprenant camps d'entraînement, manuels d'utilisation, transmission d'informations générales ou encore conseils divers sur la composition des groupes, l'équipement et le passage des frontières ;
- Deuxièmement, les actes violents commis par une petite minorité particulièrement décidée (les « casseurs ») ne constituent pas le débordement imprévu d'une manifestation à but pacifique, mais une composante permanente et un encadrement actif de tels rassemblements, au vu et au su de tous les leaders des groupements non violents ;
- Troisièmement, les déprédations en ville et les affrontements avec les unités de police ne sont pas le fruit du hasard ou de provocations de la part des forces de l'ordre, mais font partie d'une tactique délibérée, annoncée plusieurs semaines avant la manifestation, et tenant compte de la topographie comme de l'opposition.
Face à ces réalités que nous allons à présent développer, les diverses déclarations aux médias prennent leur véritable relief. Ainsi José Bové, le très médiatique leader de la Confédération paysanne, qui le 18 avril parlait d'une « situation de violence » créée par le Gouvernement canadien en raison des préparatifs policiers, alors que le programme des actions violentes planifiées par des groupes anarchistes circulait sur Usenet depuis le 2 mars !
Préparation : entraînement et organisation
L'objet de ces lignes n'est pas de jeter l'anathème sur des militants honnêtes : il convient effectivement de dissocier les activistes violents des non-violents. Lors de la première manifestation à Québec, le 20 avril, au cours de laquelle un grillage au socle de béton érigé en symbole a été abattu par les anti-mondialistes, des journalistes ont ainsi compté 100 militants anarchistes – membres des « Black Blocs » – pour 2000 manifestants bien plus paisibles ; le 21 avril, les agitateurs étaient estimés à 2000 sur une foule de 30'000 personnes aux intentions moins radicales. Mais ces derniers ne sont pas pour autant dépourvus de préparation.
Internet permet en effet une circulation de l'information particulièrement efficace entre militants de par le monde. Des éléments d'une véritable doctrine des actions militantes sont ainsi disponibles, notamment dans l'articulation des « groupes d'affinités », ensembles en principe non-violents de 5 à 15 personnes au sein desquels les rôles sont bien définis : toubib, « arrêté » (destiné à être interpellé), soutien à l'arrêté (pouvant tenter une libération), juriste, soutien des détenus (lorsque ceux-ci sont en prison), médiateur, porte-parole (voix du groupe lors d'assemblées générales), voire caméraman, explorateur (avant l'événement) ou encore soutien logistique. Si l'on précise que les décisions au sein des groupes sont prises par consensus, on ne peut qu'être frappé du parallèle avec l'organisation des forces spéciales militaires, dans leur phase de planification et par leur spécialisation.
Des conseils généraux concernant l'équipement, les questions légales, la sécurité opérationnelle ou les précautions à prendre en cas d'arrestation sont également régulièrement mises à jour et diffusées. Bien entendu, de telles informations ne peuvent échapper aux forces de l'ordre et donc ne divulguent aucun renseignement précis ; elles permettent toutefois d'atteindre une certaine unité de doctrine. Et ce d'autant plus si les sujets ont suivi une réunion préparatoire, comme les groupes d'activistes le pratiquent régulièrement, ou même un véritable camp d'entraînement.
«... tout un savoir-faire hérité de manifestations menées pendant plusieurs décennies et constamment mis à jour est transmis aux militants intéressés.»
«... tout un savoir-faire hérité de manifestations menées pendant plusieurs décennies et constamment mis à jour est transmis aux militants intéressés.»
C'est ainsi que la Ruckus Society, une société californienne créée en 1995, propose chaque année plusieurs camps d'entraînement longs d'une semaine pour la formation des militants. Au milieu du mois de mars, un tel camp s'est tenu en Floride, avec pour but de précisément lutter contre le traité de libre-échange panaméricain discuté à Québec. Au programme : collaboration avec les médias, campagne de communication, prise de décision en situation de crise, techniques d'obstruction et d'infiltration, action d'escalades, confection de banderoles et marionnettes, ou encore soins médicaux élémentaires. Ces cours sont donnés sous forme d'ateliers par des militants très expérimentés, dont plusieurs le sont à plein temps.
La Ruckus Society rédige et diffuse également des manuels pratiques destinés à tous les militants, portant sur l'utilisation des médias, la planification des actions, l'escalade et l'accrochage de banderoles, la reconnaissance des lieux, la vidéo ou encore les nœuds. Au total, tout un savoir-faire hérité de manifestations menées pendant plusieurs décennies et constamment mis à jour est transmis aux militants intéressés.
Les tenants d'actions violentes, qui se composent essentiellement de collectifs d'obédience anarchiste ou marxiste dont les groupes autonomes allemands sont l'inspiration, n'ont certes pas autant de transparence quant à leurs préparatifs. Mais ils utilisent également abondamment Internet pour leur communication, qui se superpose et complète celle des groupes non-violents.
Préparation : planification de l'action
Au début du mois de mars, les membres des « Black Blocs » (BB) – groupements anarchistes aux liens plus ou moins lâches qui ont éclaté sur la scène médiatique en 1999, lors des affrontements à Seattle – ont ainsi transmis par certains newsgroups ciblés, par courrier électronique et par certains sites Web discrets une véritable planification des actions prévues, qui n'est pas sans rappeler la méthodologie des formations militaires. Il s'agit en l'occurrence d'extraits d'une publication phare de la mouvance anarchiste, Barricada, un mensuel d'une vingtaine de pages disponible sur abonnement uniquement.
Cette planification commence par une orientation, à la fois sur les questions politiques soulevées par la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et sur l'organisation sécuritaire de la ville de Québec en temps normal et à l'occasion du sommet. Les diverses mesures prises par la police québécoise (interdiction des téléphones cellulaires, évacuation d'une prison pour disposer d'un local de détention, etc.), le dispositif défensif adopté (un périmètre de sécurité symbolisé par une clôture longue de 3,8 km) ainsi que les effectifs engagés (plus de 6000 policiers, dont 800 spécialistes anti-émeutes) font l'objet d'une description.
L'intention est on ne peut plus claire : perturber le plus possible l'organisation du sommet. L'idée de manœuvre implique la participation des organisateurs des rassemblements, le Comité d'accueil du Sommet des Amériques (CASA) et la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC). Ces organisations ont en effet un principe de base nommé « diversité des tactiques », qui permet à des militants tenants de modes opératoires différents de néanmoins conjuguer leurs efforts. Concrètement, cela signifie que la manifestation du 20 avril devait être – et a effectivement été – divisée en trois zones (également appelés « blocs » en anglais) :
- Une zone verte, avec une atmosphère de carnaval, sorte de gigantesque fête devant célébrer la résistance à la mondialisation, avec un risque minimal de violence et de confrontation, a priori à l'abri des arrestations ;
- Une zone jaune, pour les militants choisissant l'action directe non violente, comme des obstructions, et donc avec un risque nettement accru d'affrontement et d'interpellation ;
- Une zone rouge, où un ensemble de tactiques diverses devant entraîner une « perturbation maximale » doit être utilisé (c'est dans cette zone que les BB annoncent être actifs).
«... prétendre que les organisateurs des rassemblements sont surpris par les débordements n'est rien d'autre qu'un pieux mensonge.»
«... prétendre que les organisateurs des rassemblements sont surpris par les débordements n'est rien d'autre qu'un pieux mensonge.»
De même, pour la journée du 21 avril où devait se tenir la grande marche des organisations gauchistes et non-gouvernementales, une scission du cortège était planifiée dès le début du mois de mars pour permettre une action des BB. En d'autres termes, prétendre que les organisateurs des rassemblements sont surpris par les débordements n'est rien d'autre qu'un pieux mensonge.
La condition sine qua non de l'action consiste toutefois à parvenir sur les lieux, ce qui implique le passage de la frontière où des refoulements se sont produits dès la mi-février. Quatre approches possibles sont expliquées :
- Discrète, par petits groupes de préférence en voiture, en imitant les transfrontaliers habituels (en l'occurrence des étudiants) ;
- Commerciale, en utilisant des transports collectifs comme le bus ou l'avion, mais avec un prix parfois inabordable (c'est l'approche conseillée) ;
- Massive, en réunissant un grand nombre de militants à la frontière et en comptant sur la pression pour obliger les autorités à autoriser leur entrée ;
- Risquée, c'est-à-dire illégale, en utilisant de vastes forêts ou de chemins isolés.
Par ailleurs, un grand nombre de recommandations est fournie aux militants dès leur arrivée à la frontière. Nous n'en ferons pas ici l'inventaire, qui va à peine au-delà des « trucs » entendus parfois pour éviter un contrôle douanier ou un contrôle d'identité. Les recommandations dès l'arrivée sur le lieu de la manifestation sont en revanche autrement plus utiles :
- Arriver le plus tôt possible et procéder discrètement à une reconnaissance approfondie du secteur (les organisateurs des rassemblements facilitent généralement l'hébergement de tous les militants, y compris les anarchistes violents) ;
- Savoir où peut être obtenu sur place l'équipement nécessaire aux manifestations, soit par l'envoi postal préalable, soit par l'utilisation de ressources locales (les militants traversent la frontière sans aucun tract ni affiche, habillés et coiffés comme des citoyens normaux, munis de ressources financières et au volant de véhicules récemment lavés) ;
- Connaître parfaitement ses droits pour savoir que faire ou ne pas faire en face des forces de l'ordre (le CLAC a par exemple mis en ligne une information complète à ce sujet pour le sommet de Québec).
«... bâtons, rondelles et cannes de hockey, bouteilles en verre, pierres et boules de billard, mais aussi bombes fumigènes, lacrymogènes et cocktails Molotov.»
«... bâtons, rondelles et cannes de hockey, bouteilles en verre, pierres et boules de billard, mais aussi bombes fumigènes, lacrymogènes et cocktails Molotov.»
L'équipement des militants violents mérite également une attention particulière. Le matériel offensif ne fait l'objet d'aucun conseil, qui pourrait être poursuivi selon certaines juridictions, de sorte que nous devons nous en tenir aux comptes rendus des médias : bâtons, bombes aérosols, balles de golfs, ballons de peinture, rondelles et cannes de hockey, bouteilles en verre, pierres et boules de billard, mais aussi bombes fumigènes, lacrymogènes et cocktails Molotov. La police canadienne a par ailleurs arrêté deux jours avant le sommet un groupe de 7 hommes possédant un petit arsenal comprenant notamment des armes, des détonateurs et des charges « flash bang ». Au total, un équipement considérable, incompatible avec toute improvisation.
La matériel défensif est pour sa part chaudement conseillé : masque de protection, lunettes de ski ou de plongée, bandana aspergé de vinaigre pour protéger les yeux ; habits chauds et étanches (l'eau des canons, en avril au Québec, peut décourager plus d'un militant), mais également en plusieurs couches de différentes couleurs (pour le « de-bloc », c'est-à-dire l'éparpillement des groupements violents habituellement vêtus de noir, ainsi que pour éviter des marques de peinture utilisées par la police pour confondre les éléments violents) ; souliers renforcés, pour protéger les pieds, ou de sport pour courir vite ; boucliers pour se protéger des balles en caoutchouc ; gants et plastrons en tous genres pour se protéger des coups de matraque.
Divers appareils et outils sont également recommandés. Les sacs de couchage, tentes, ustensiles de cuisine et bouteilles d'eau en grande quantité accroissent l'indépendance logistique. Les lampes torches et les montres peuvent se révéler utiles de nuit. Les téléphones portables et les caméras vidéo sont tenues en très haute estime, puisqu'elles fournissent des contacts et du matériel au profit d'une campagne médiatique.
Opérations : offensives délibérées
C'est au début du mois d'avril que les militants anarchistes, toujours par l'intermédiaire de Barricada, ont achevé leur planification par l'élaboration d'une sorte de plan d'engagement, comprenant une carte de la ville de Québec, les zones de rassemblements, les lieux et les heures des différentes actions prévues. N'ayant pu nous procurer une copie de ces informations, nous ne sommes guère en mesure d'en dire davantage. Mais il suffit de se pencher sur le déroulement d'une manifestation à Québec pour saisir l'essentiel.
Plusieurs journalistes ayant suivi de très près les différents affrontements survenus dans la ville canadienne, la conduite des opérations apparaît en effet clairement. Le 20 avril vers 1200, quelque 2000 manifestants s'élancent pour une manifestation devant être pacifique ; dans les rangs, une centaine d'anarchistes, bien équipés et vêtus de noir, défilent derrière une banderole. Pendant quelques kilomètres, la foule chante, scande des slogans ou danse ; mais on vérifie également l'équipement – distribution de masques – et la tension monte.
Au fur et à mesure que le cortège approche du périmètre de sécurité, les déprédations – tags et barbouillages – se multiplient, alors que de nombreux manifestants se munissent de cailloux. A proximité du Vieux Québec, centre du sommet, la foule finit par se diviser en trois groupes : l'un, pacifique, bifurque vers la basse ville et n'aura aucune anicroche ; le second prend une autre direction mais est refoulé par la police. Quant au troisième, où se pressent les BB et les principaux agitateurs, il marche directement sur le périmètre.
La foule est déjà assez nombreuse près du mur surmonté d'un grillage, et les jets de projectiles divers – ballons de peinture, bouteilles, papier hygiénique, pierres, etc – se multiplient, lorsque la centaine d'activistes du BB, équipés de masques à gaz et de bâtons, sonne la charge contre le périmètre. Observant une discipline paramilitaire et répondant à des ordres précis comme pendant toute la progression, dont ils ont indéniablement constitué l'encadrement, les anarchistes parviennent rapidement à renverser une portion du grillage.
Il est 1508. Un groupe d'activistes munis d'outils découpe rapidement le maillage de fer et plusieurs centaines de militants pénètrent dans le périmètre.
«... Observant une discipline paramilitaire et répondant à des ordres précis, les anarchistes parviennent rapidement à renverser une portion du grillage.»
«... Observant une discipline paramilitaire et répondant à des ordres précis, les anarchistes parviennent rapidement à renverser une portion du grillage.»
Le face-à-face prend dès lors une autre tournure, puisque les militants lancent maintenant cocktails Molotov, bombes fumigènes et lacrymogènes sur les forces de l'ordre et sur les bâtiments alentour. Du coup, sous la protection d'une centaine de leurs confrères, les policiers anti-émeutes de la Sûreté du Québec posent un genou au sol, retirent leurs casques, posent leurs boucliers et enfilent leurs masques de protection, avant de tirer des cartouches de gaz lacrymogène.
Plusieurs dizaines de manifestants s'accrochent au grillage abattu et refusent de quitter le périmètre. Il faudra attendre 1625 avant que le périmètre ne soit de nouveau bouclé, non sans que les activistes aient tenté sans succès une percée identique quelques rues plus loin. Mais avec la diffusion des gaz lacrymogènes, l'ouverture du sommet sera à la fois perturbée et reportée.
Conclusion : des bandes armées modernes
Les manifestations anti-mondialisation créent donc de manière explicite les conditions pour une expression particulièrement violente de revendications visant à lutter contre l'ordre établi. Il s'agit ainsi de relever que les moyens modernes de communication – Internet, Usenet, courrier électronique, téléphones cellulaires, chaînes d'information en continu – donnent la possibilité à des groupes numériquement faibles d'unir leurs forces au-delà des frontières, de partager leur savoir-faire sans se réunir, d'améliorer une doctrine née de l'expérience, tout en bénéficiant d'une couverture médiatique considérable.
Bien entendu, ces mêmes moyens de communication favorisent l'action des forces de l'ordre par la surveillance électronique ou par l'infiltration de « taupes » au sein des mouvements activistes, et montrent assez bien les parts respectives des revendications politiques et du vandalisme. Il n'en demeure pas moins que nous assistons là à l'émergence de bandes armées contemporaines, essayant d'utiliser à leur profit toutes les ressources de la civilisation post-moderne, et que les Forces armées de notre pays sont appelées tôt ou tard à rencontrer.
A Québec, la mobilisation de plus de 6000 policiers et 1200 militaires, dans un dispositif défensif ayant nécessité un investissement de 35 millions de dollars, n'a pas suffi à contenir les actes de violences. Usant de brusques concentrations lors d'actions soigneusement planifiées, conservant leur cohésion malgré une décentralisation maximale et utilisant la foule de manifestants comme camouflage, les bandes armées extrémistes constituent une menace dont les différences avec le terrorisme sont somme toutes assez minces.
Cap Ludovic Monnerat
Sources
Nicolas van Praet, " Militant fashion will be crucial for summit protests in Quebec ", Southam News, 17.04.01 ; Valérie Dufour, " De violentes manifestations marquent l'ouverture du Sommet ", Le Devoir, 21.04.01 ; François Cardinal, " Chronique d'une casse annoncée ", Le Devoir, 21.04.01 ; Petra Cahill, " A tale of one city — divided ", MSNBC, 21.04.01 ; Kate Jaimet and Jim Bronskill, " Police foil plot against summit ", The Ottawa Citizen, 19.04.01 ; extraits de publications et de communiqués activistes, Barricada, A-Info ; dépêches AFP, AP, Reuters.
Sites connexes