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Une année après, le bilan militaire de la guerre du Kosovo montre que le "tout aérien" relève plus du mythe que de la révolution 24 mars 2000 Le 24 mars 1999, l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord lançait ses premiers raids aériens sur l'ex-Yougoslavie: l'opération Allied Force, décrite comme une campagne plus qu'une guerre, allait nécessiter 78 jours pour amener le régime de Belgrade à résipiscence. Douze mois plus tard, et avec la publication de plusieurs rapports par les institutions concernées ou par des organisations non-gouvernementales, le voile se lève sur certains aspects peu mis en évidence durant les opérations. De sorte que, sur la base des seules sources ouvertes, un bilan militaire précis peut être tiré. 1. La stratégie de l'OTAN Il ne s'agit pas ici de se livrer à une analyse détaillée des décisions politiques qui ont précédé le conflit, ni d'énumérer les démarches diplomatiques qui ont probablement précipité la fin de l'opération. De même, les raisons pour lesquelles le président Milosevic a finalement accepté de retirer ses Forces armées du Kosovo ne seront pas abordées; nous nous bornerons à rappeler les conditions générales de l'engagement de l'OTAN: objectifs, moyens et contingences.
Les objectifs généraux de l'OTAN avant le conflit La radicalisation évidente des incidents au Kosovo et leur dégénérescence en guerre civile, en février 1998, ont renforcé la probabilité d'une intervention militaire de l'Alliance, alors même qu'elle fournissait depuis 1995 l'essentiel des 30'000 hommes de la SFOR en Bosnie. Une réunion du Conseil de l'Atlantique Nord, le 28 mai 1998, fixait deux objectifs majeurs pour l'OTAN:
A partir de juin 1998, le commandement de l'Alliance étudie les possibilités d'intervention et prépare pas moins de 40 concepts à cette fin. Un éventail de cibles militaires est également dressé. En octobre 1998, suite à l'acceptation par le régime de Belgrade de l'envoi d'une force d'observateurs non armés de l'OSCE, le spectre de l'intervention s'éloigne. Il revient toutefois d'actualité avec la poursuite des exactions au Kosovo et le nombre croissant à la fois de soldats serbes et de réfugiés kosovars.
"Stratégie" occidentale et missions militaires L'échec des pourparlers de Rambouillet, en février et mars 1999, a précipité l'issue militaire de la crise. Le déclenchement de l'opération Allied Force devait ainsi contraindre le président Milosevic à entreprendre 5 démarches connexes:
Ces démarches ne visent donc pas à atteindre des objectifs clairement définis, mais à empêcher Milosevic d'atteindre les siens en le contraignant à renoncer à son action: la "stratégie" occidentale n'en est pas une. Pour amener le régime de Belgrade à agir de la sorte, le Commandant suprême des forces alliées en Europe, le général Wesley Clark, a pour sa part reçu les missions suivantes:
Incidences politiques sur la stratégie de l'OTAN La marge de manœuvre importante que comportent ces missions a été toutefois sérieusement limitée par deux servitudes politiques: la nécessité d'engager l'adversaire de manière progressive et le refus de toute intervention terrestre. Ces deux servitudes s'expliquent par la volonté de maintenir l'unité de l'Alliance atlantique, alors même que plusieurs membres sont réticents à user de la force, et de sauvegarder l'appui des opinions publiques nationales en évitant le choc qu'engendrerait des pertes nécessairement médiatisées. De fait, les dirigeants politiques occidentaux ont jeté l'essentiel de leurs cartes sur table, avant même le début de la confrontation armée, alors que le maître de Belgrade conservait plusieurs atouts dans son jeu. Cette intrusion flagrante des impératifs politiques dans la stratégie militaire eut notamment pour conséquence le choix d'un plan comprenant 5 phases: 0. Déploiement des moyens aériens sur le théâtre européen; 1. Etablissement de la supériorité aérienne sur le Kosovo et dégradation des moyens de commandement et contrôle dans toute l'ex-Yougoslavie; 2. Attaque des cibles militaires au Kosovo et des Forces yougoslaves au sud du 44 3. Extension des opérations aériennes contre un large éventail de cibles de haute valeur militaire et de Forces armées dans toute l'ex-Yougoslavie; 4. Redéploiement des moyens aériens.
Inadéquation des moyens aux missions Mais les moyens mis à disposition du général Clark par les pays membres, entre septembre 1998 et février 1999, se sont rapidement révélés insuffisants et ont nécessité un renforcement drastique: de 350 avions alliés le 24 mars, on est ainsi passé à 550 le 13 avril, 700 le 27 avril et près de 1100 au 10 juin. Pour faire face à la surcharge des aérodromes italiens et pour multiplier les possibilités tactiques, des avions de combat ont de plus dû être positionnés en Hongrie et en Turquie. De toute évidence, du côté de l'Alliance, nul n'était préparé à mener un conflit de longue durée: à l'insuffisance des moyens initiaux, principalement de suppression des défenses aériennes ennemies et de ravitaillement en vol, a en effet succédé l'épuisement de certaines munitions dites "intelligentes". Les Etats-Unis, déjà clairement affaiblis en ce domaine depuis l'opération Desert Fox de décembre 1998, ont par exemple tiré presque tous leurs missiles de croisière CALCM embarqués sur B-52 et tous leurs Tomahawk Block III, alors que leur production en bombes guidées JDAM a dû passer de 200 par mois en février à 500 en août. La France, premier contributeur après les USA en nombre d'avions comme de missions offensives, a dû acheter de toute urgence des bombes guidées au laser pour 203 millions de francs.
Incidences politiques sur la conduite de l'action L'utilisation même de ces munitions a d'ailleurs suscité de sérieuses dissensions entre les alliés. Plusieurs pays engagés dans l'opération ont ainsi fait usage d'un droit de veto, parfois à l'ultime instant, entraînant le rappel d'avions en cours de mission. Globalement, alors que les USA, l'Allemagne et la Grande-Bretagne plaidaient pour un élargissement des cibles et une radicalisation de l'action, la France et l'Italie ont fait de la résistance. Un cas flagrant d'intervention politique a été constitué par l'engagement de bombes CBU-94 au graphite, capables de court-circuiter les installations électriques. Alors que le bombardement avec les CBU-94 étaient prévus pour la première semaine d'Allied Force, la France n'a accepté leur emploi ponctuel que le 3 mai, et un engagement plus massif trois semaines plus tard seulement. Le bombardement de l'ambassade de Chine à Belgrade par un avion furtif B-2, le 7 mai, a par ailleurs provoqué une modification du processus de désignation des objectifs, afin de tenir davantage compte de leurs aspects politiques. Du coup, les frappes sur la capitale même ont pratiquement cessé. Enfin, la conduite de l'action a été largement influencée par le choix des Etats-Unis de conserver sous leur autorité directe certains moyens clés: les bombardiers furtifs F-117 et B-2, les bombardiers lourds B-52, les appareils de reconnaissance U-2 et les missiles de croisière Tomahawk. Les navires alliés opérant en Méditerranée n'étaient par exemple que rarement avertis des lancements de missiles de croisière.
Un succès malgré tout Pour de multiples raisons, les Forces armées de l'Alliance ont donc été engagées dans un conflit sans stratégie clairement définie, avec des moyens inadaptés aux missions et sans véritable marge de manœuvre. Contrairement aux principes militaires de base, elles n'ont pas d'emblée frappé de toutes leurs forces le centre de gravité adverse. "Se battre en acceptant d'avance l'idée de compromis, c'est se conduire en victime d'un perpétuel chantage", écrivait le général Douglas MacArthur dans ses Mémoires à propos de la Corée. Et pourtant, la volonté de l'OTAN a prévalu. En se limitant à une action aérienne entravée par des précautions de taille, l'Alliance est parvenue à faire plier Milosevic et le contraindre à retirer ses forces militaires et paramilitaires du Kosovo, et ainsi permettre le retour de près d'un million de réfugiés. Le tout sans aucune perte dans ses rangs. Comment expliquer ce succès sans précédent? Examinons les opérations de l'OTAN dans trois domaines: le contrôle de l'espace aérien, l'efficacité des bombardements et la guerre de l'information.
2. Le contrôle de l'espace aérien La phase 1 de l'opération Allied Force avait notamment pour but de désorganiser les moyens de défense antiaérienne yougoslaves et de supprimer la menace constituée par les avions de combat adverses. En 1995, les frappes de l'OTAN au-dessus de la Bosnie avaient entraîné la perte de 6 avions de combat alliés. En 1999, le commandant des Forces aériennes alliées (JFACC), le lieutenant-général Michael Short, redoutait des pertes quotidiennes de 3 à 5 avions durant les premiers jours du conflit. En fait, les pertes alliées au combat se sont limitées à 2 appareils (1 F-117 probablement abattu par un SA-3 après une défectuosité due à des impacts de 30 mm, 1 F-16 touché par un SA-6), alors que 3 autres ont été perdus lors d'entraînements (2 AH-64A Apache en Albanie et 1 AV-8B Harrier en Méditerranée). Du coup, le pourcentage de pertes par rapport au nombre de sorties s'est limité à 0,03, soit un tiers de celui de la guerre de Golfe et moins d'un vingtième de celui du Vietnam.
Les moyens de défense antiaérienne yougoslaves Intégralement équipées en matériel provenant de l'ex-Pacte de Varsovie, les Forces armées yougoslaves alignaient au 24 mars 1999 près de 1850 canons antiaériens et 1000 lanceurs de missiles sol-air. Ces moyens s'articulaient approximativement de la sorte:
L'ampleur de ces moyens, répartis sur un secteur de 102'350 kilomètres carrés, rappellent par leur densité ceux mis en œuvre au Vietnam. En fait, l'interconnexion des systèmes de détection et de feu ainsi que la modernité de certains de ses éléments rendaient la DCA yougoslave particulièrement redoutable. Les capacités de ces différents missiles sont les suivantes:
Ces missiles d'âges et de types divers représentent des dangers inégaux. Les plus redoutables étaient sans conteste les SA-6, mobiles, dotés d'une grande portée, pouvant fonctionner sans radar et récemment modernisés, ainsi que les portables SA-7, 16 et 18, autonomes grâce à leur autodirecteur infrarouge.
Les avions de l'OTAN face à la menace En raison de cette menace DCA, le commandement de l'OTAN a imposé une altitude minimum à ses avions de combat durant la première phase de l'opération. Il serait toutefois faux de croire à cette image, volontiers colportée par une bonne partie des médias, d'avions survolant l'ex-Yougoslavie à 10'000 mètres et déversant en toute quiétude leurs munitions guidées. Au 24 mars, l'altitude fixée par le lieutenant-général Short était de 4500 mètres, au niveau du plafond des missiles portables et au-delà de celui des canons. Dès le 4 avril, cette limite a été abaissée à 3000 mètres afin de renforcer la probabilité de frappes sur les troupes serbes au Kosovo. Vers la fin du mois d'avril, enfin, les avions alliés avaient l'autorisation de descendre jusqu'à 2000 mètres. Mais l'altitude n'a que peu de rapport avec la précision des frappes (voir ci-dessous). De fait, du premier au dernier jour, les pilotes de l'Alliance ont constamment été menacés. Une année après les faits, le black-out se lève peu à peu et les langues se délient: les récits de missiles lancés par rafales, explosant parfois à proximité des réacteurs, se multiplient. Si les pertes de l'OTAN au combat sont connues, le nombre d'avions endommagés n'a jamais été précisément communiqué. Tout au plus certaines déclarations et incidents marquants - comme l'atterrissage en catastrophe en Macédoine d'un A-10 touché par un missile portable - donnent des indices indiscutables de ce que fut la guerre du Kosovo: un duel permanent, dominé par un protagoniste incapable d'obtenir la décision.
La suppression des défenses antiaériennes De manière à fournir une protection suffisante à ses avions d'attaque sans cesse plus nombreux, l'OTAN a dû renforcer massivement ses moyens de "suppression of enemy air defense" (SEAD). Le 24 mars, les alliés alignaient 69 appareils: 10 Tornados allemands, 6 Tornados italiens, 45 F-16C/J Fighting Falcon et 8 EA-6B Prowlers américains; le 10 juin, 150 avions remplissaient cette mission (16 Tornados, 102 F-16C/J et 36 EA-6B), alors que 30 F-16C/J déployés en Turquie étaient sur le point d'être engagés et que l'entraînement sur ce type d'avion, faute d'exemplaire disponible, cessait aux Etats-Unis. Par ailleurs, les 5 engins de renseignement électronique RC-135 Rivet Joint déployés ont été prioritairement engagés contre la DCA. L'engagement des avions SEAD s'est révélé majeur, puisque qu'ils représentaient 30% des avions de chaque "strike package". Le comportement de la DCA serbe, consistant à n'allumer que furtivement ses radars et à engager de manière imprévisible d'importantes quantités de missiles et de feu, a nécessité une protection permanente. Les 10 Tornados allemands ont ainsi lancé pas moins de 244 missiles antiradars AGM-88 Harm; les 24 F-16C/J du 78th Expeditionary Fighter Squadron, également actifs durant les 78 jours de l'opération ont tiré pour leur part 100 Harm; les 6 Tornados ECR italiens ont pour leur part tiré 115 Harm. Ce qui n'a pas empêché la DCA adverse de lancer environ 700 missiles sol-air sur les avions de l'Alliance. L'insuccès marquant de la DCA serbe s'explique par plusieurs facteurs:
Au terme de l'opération Allied Force, l'OTAN a annoncé avoir détruit 66% des SA-2, 70% des SA-3 et 10% des SA-6; c'est-à-dire infligé des dégâts considérables à l'infrastructure DCA fixe et laissé la DCA mobile partiellement opérationnelle.
La supériorité aérienne dans l'opération Les alliés n'en ont pas moins acquis le contrôle de l'espace aérien grâce à leur supériorité écrasante dans les airs. Aux 350 appareils de l'OTAN - dont 230 chasseurs-bombardiers - prêts à bondir au soir du 23 mars 1999, la Yougoslavie n'avait à opposer que la flotte suivante:
Quelques tentatives de combat aérien, dans les premières semaines de la guerre, ont rapidement tourné court: repérés dès leur envol par les Awacs alliés, les quelques MiG-29 et 21 ayant osé s'approcher ont constamment été mis en fuite ou abattus en vol. Avec les destructions effectuées au sol, mais sur lesquelles des doutes planent (voir ci-dessous), l'OTAN a annoncé avoir mis hors de combat 14 MiG-29 et 35 MiG-21. A partir de la mi-avril, suite aux dégâts majeurs subis par les aérodromes, les capacités offensives serbes ont été virtuellement nulles. Cette supériorité aérienne n'a toutefois pas empêché l'aviation yougoslave d'engager périodiquement quelques avions d'attaque, pour appuyer les opérations terrestres contre l'UCK, ni surtout de procéder régulièrement à des transports principalement héliportés sur de courtes distances. Ces mouvements n'ont certes pas échappé aux alliés; ils n'avaient simplement pas les moyens d'intervenir à temps.
3. L'efficacité des bombardements
Le recul de Milosevic et l'acceptation des conditions de l'OTAN, le 10 juin 1999, ne doit pas masquer la surprise mêlée de soulagement alors éprouvée par les alliés. Malgré un engagement croissant de moyens parmi les plus perfectionnés, 78 jours de bombardement n'ont pas suffi à infliger des dommages irrémédiables aux Forces armées serbes: leur retraite en bon ordre du Kosovo en a constitué la preuve. Au-delà de certaines allégations ridicules, comme la prétention de 99,6% de touchés lors de ses missions émise un temps par l'Alliance ou la proclamation de 47 avions de l'OTAN abattus faite par le chef de la 3 e Armée yougoslave, l'efficacité des bombardements reste délicate à appréhender.
Conditions météorologiques et opérations aériennes Sur l'ensemble de l'opération, le nombre de sorties effectuées s'est élevé à 37'465, dont 14'006 missions de bombardement ou de suppression des défenses antiaériennes. La moyenne des sorties s'est établie ainsi: 370 par jour pendant les 4 premières semaines, 522 par jour pendant les 4 semaines suivantes et 585 par jour pendant les 3 dernières semaines. Parallèlement, le nombre de missions offensives est passé de 100 à 300 par jour de mars à juin. Ces augmentations ne traduisent toutefois pas l'effet des conditions météorologiques sur les opérations aériennes. En raison de l'importante couverture nuageuse fréquente au printemps sur la Yougoslavie, la moitié des missions planifiées ont dû être annulées 39 jours sur 78, alors que seuls 20 jours n'ont opposé aucune entrave aux opérations. Les effets des nuages sur les reconnaissances et les raids avec munitions guidées par laser ont largement diminué la précision de certains systèmes d'armes; en raison des règles d'engagements strictes destinées à limiter les risques de dommages collatéraux, les systèmes capables de s'affranchir des conditions météorologiques ont donc été mis en évidence. Cinq d'entre eux ont été notablement utilisés:
Il convient toutefois de souligner que les nations possédant l'un ou l'autre de ces moyens se limitent principalement aux Etats-Unis, et de manière marginale à la France et à la Grande-Bretagne.
Munitions intelligentes contre "bombes stupides" L'évolution positive des conditions météorologiques et la désorganisation des moyens DCA serbes ont permis d'utiliser un large éventail de munitions. Contrairement à certaines idées reçues, les munitions intelligentes n'ont pas été majoritaires au Kosovo; elles ont progressivement fait place aux "bombes stupides", larguées sur des cibles telles que raffineries de pétrole, citernes de carburant et concentrations de troupes, ou sur des objectifs ne valant tout simplement pas le coût du projectile. Toutefois, sur les quelque 23'000 bombes et missiles lancés sur la Yougoslavie, 35% étaient guidés, soit 4 fois plus que les 8% de la guerre du Golfe. La précision et l'efficacité des bombardements n'en restent pas moins sujettes à caution. Aux premières déclarations triomphales de l'Alliance ont succédé la prudence, puis une surprise mal dissimulée face aux résultats des raids, même avec des munitions intelligentes. Selon les chiffres fournis par l'OTAN, durant les 20 premiers jours, 102 objectifs ont été attaqués avec 90% de bombes et missiles guidés (sans missiles de croisière); 56% d'entre eux n'ont subi que des dommages modérés, 24% ont été sévèrement endommagés et 20% détruits. Des chiffres qui ne sont pas particulièrement flatteurs. Toutes les données ne sont pas disponibles. Les Forces armées canadiennes ont cependant annoncé que les 379 bombes guidées par laser larguées par leur 18 CF-18 durant les raids ont eu une précision oscillant entre 65 et 70%, affirmant par là même une équivalence avec les résultats de leurs alliés. Les 650 JDAM larguées par les B-2 ont eu une précision de 89%, selon l'US Air Force. Quant aux missiles de croisière, si l'US Navy s'est refusée à toute précision, une estimation de l'efficacité des CALCM indique une précision au but inférieure à 50%, avec seulement 75% de succès au lancement; à l'issue de la guerre du Golfe, l'US Navy avait annoncé que 50% de ses Tomahawk avaient touché leur cible.
Les moyens de reconnaissance alliés Les effets initialement réduits des bombardements n'ont cependant par pour seules explications l'efficacité insuffisante des munitions guidées, l'insuffisance des avions d'attaque ou les réticences de certains pays membres: ils sont également dus à des insuffisances dans le processus d'assignation des objectifs. Un jour avant le déclenchement des frappes, l'OTAN avait établi une liste de 169 objectifs; au terme de l'opération, les données sur les cibles remplissaient six volumes épais. De toute évidence, la planification d'une action à moyen terme n'avait pas été menée à bien. De fait, l'Alliance a engagé une panoplie impressionnante de moyens de reconnaissance:
Moyens auxquels il convient d'ajouter les renseignements fournis régulièrement par les unités de l'UCK, ainsi que ceux - probables - de forces spéciales occidentales présentes au Kosovo.
Le processus d'assignation des objectifs La fusion de tous les renseignements obtenus s'est effectuée au US Joint Analysis Center basé à Molesworth en Grande-Bretagne, avec pour but de transmettre les objectifs assignés à l'US European Command de Stuttgart et à l'Air Operational Centre de l'OTAN à Vincenza en Italie. La mainmise américaine sur l'intégration des données fournies par les senseurs s'explique autant par l'insuffisance des moyens européens, par l'inexistence d'une structure alliée adaptée, que par l'usage d'un nouveau système de désignation des cibles, nommé Joint Targeting Workstation et développé pour les Etats-Unis par Marconi Integrated Systems. En théorie, ce système devait être capable d'intégrer toutes les données et de fournir des objectifs en temps réel aux avions d'attaques dotés de capacités de traitement, comme certains F-18C Hornet et F-15E Strike Eagle. Les bombardiers furtifs B-2, capables de recevoir de nouveaux ordres et de transmettre en vol les données aux bombes JDAM, auraient également pu bénéficier de ce système. Dans la pratique, la quantité énorme de données a surchargé le système, et le contrôle destiné à minimiser les dommages collatéraux a fréquemment nécessité la collaboration de neuf personnes différentes, travaillant à des endroits séparés, pour examiner un seul objectif. Si le nombre de civils pouvant dans le pire des cas être tués dépassait 20, une seconde évaluation était en outre effectuée. Malgré cela, le nombre de nouveaux objectifs générés par jour est passé de 5 fin mars à 25 début mai. Mais le délai du processus "senseur-tireur", dans le meilleur des cas, s'est établi à 1 heure - à l'exception notable des avions de combat en patrouille offensive au Kosovo et autorisés à attaquer des éléments clairement identifiés comme appartenant aux Forces armées serbes.
Les destructions revendiquées par l'OTAN Ces dernières ont-elles subi des dégâts considérables durant les 78 jours de l'opération? Selon le chef de la 3 e Armée serbe, ses troupes n'auraient perdu que 13 chars de combat, 6 transporteurs de troupe blindé et 27 pièces d'artillerie, l'OTAN ayant été abusée par plus de 500 leurres. Plus sérieusement, la retraite serbe du Kosovo a permis de dénombrer au moins 250 chars de combat, 450 autres véhicules et 600 pièces d'artillerie et mortiers lourds.Entre juin et septembre, l'OTAN s'est de ce fait livré a une minutieuse évaluation des dommages, en examinant aussi bien ses données avant, pendant et après les frappes, que les traces et épaves laissées au Kosovo. Cette évaluation a effectivement permis d'identifier un certain nombre de leurres et de frappes multiples, et a conclu aux destructions purement militaires suivantes:
Ces résultats d'une ampleur certaine restent toutefois inférieurs aux effets des bombardements stratégiques. Les Serbes ont ainsi annoncé que les raids alliés ont endommagé ou détruit 24 ponts, 12 gares, 36 usines, 7 aérodromes, 16 raffineries et dépôts de carburant, 17 émetteurs TV et plusieurs installations électriques. Pour sa part, l'OTAN a fourni le bilan suivant des destructions et dommages stratégiques majeurs:
La réponse serbe: leurres, camouflage et perfidie Si le bilan de l'OTAN quant aux bombardements stratégiques est incontestable, celui des raids tactiques comporte certaines zones d'ombres. L'engagement massif de leurres, du côté serbe, est une réalité: préparés depuis parfois plusieurs mois, des avions, chars et pièces d'artillerie factices ont été répandus au Kosovo, et rapidement presque tous frappés par les bombes alliées. Aucun chiffre issu d'une source indépendante n'est disponible, mais les carcasses retrouvées par la KFOR à son entrée dans la province indique l'incontestable succès de leurres rudimentaires, face à des senseurs travaillant aussi bien dans le domaine visible et infrarouge que par ondes radar. Le camouflage des unités serbes s'est lui aussi révélé plutôt efficace, quoique au prix d'un arrêt total des manœuvres d'envergure. Cet autre succès est dû au relief tourmenté du Kosovo, à ses forêts et villages, à l'absence d'offensive terrestre alliée bien sûr, mais aussi à l'utilisation - confirmée par des témoignages de réfugiés - de boucliers humains, autant comme protection que comme arme médiatique. En fait, seule l'offensive de l'UCK, la dernière semaine de mai, a permis à l'OTAN de frapper avec force les troupes serbes: l'Alliance a revendiqué dans les 2 dernières semaines de l'opération la destruction de 650 chars, véhicules blindés et pièces d'artillerie, contre 150 pour les 9 premières semaines. Des chiffres édifiants. Ce d'autant plus que le contrôle de l'espace aérien par la flotte alliée n'a pas empêché Belgrade de faire parvenir des renforts à sa 3 e Armée, en prévision aussi bien des offensives de l'UCK que d'une possible intervention terrestre, tout en envoyant au Kosovo de nombreuses unités paramilitaires. Le 24 mars, l'OTAN faisait l'estimation suivante des éléments serbes au Kosovo: 16'000 militaires, 14'000 policiers et 2000 paramilitaires; le 27 avril, l'Alliance reconnaissait un net accroissement des effectifs, avec 20'000 militaires, 20'000 policiers et 8000 paramilitaires. Soit une augmentation de 50%.Cette capacité à transférer en un mois 16'000 hommes armés, dont au moins 10'000 équipés de véhicules blindés, alors même que le gros des forces reste localement actif et peu vulnérable aux frappes de l'OTAN, s'explique en partie par les mauvaises conditions météorologiques et par l'absence de système d'assignation d'objectifs en temps réel, mais aussi par l'incontestable perfidie des troupes serbes: camouflage des véhicules militaires en véhicules civils, dissémination de petits détachements dans le flot des réfugiés et utilisation en phase statique de boucliers humains. Avec, en cas de bombardement, la possibilité d'utiliser ses effets médiatiques.
4. La guerre de l'information
L'esthétique de la guerre de Kosovo est restée typique des opérations menées par les Forces armées occidentales dans les années 90: d'un côté, les images embarquées monochromes égrenant sans fin les trajectoires parfaites des munitions guidées, et fournissant l'illusion d'une guerre propre, chirurgicale, presque virtuelle; de l'autre côté, le visage impitoyable de la réalité, avec ses immeubles éventrés, ses carcasses calcinées et parfois ses restes humains savamment mis en scène par la nation bombardée.
Le problème des dommages collatéraux L'image des frappes ultraprécises donnée par l'OTAN au début de l'opération a ainsi été détruite dès le 4 avril par les premières annonces serbes de pertes civiles. L'expression "dommages collatéraux", rapidement traduite par "bavure", s'est ensuite imposée durant le reste des 78 jours de bombardements. L'imprécision des munitions guidées et l'engagement croissant de munitions à dispersion (532 des 1011 bombes larguées par les Harriers et Tornados britanniques étaient par exemple des projectiles à sous-munitions) rendent pourtant par définition une "guerre parfaite" impossible. Sur l'ensemble des bombardements de civils dénoncés par le régime de Belgrade et ses médias télécommandés, une douzaine ont été admis par l'OTAN, sans que l'évaluation serbes des pertes civiles - 5000 morts - soit vraiment réaliste. En fait, d'après un rapport réalisé par l'organisation non gouvernementale Human Rights Watch, quelque 500 civils serbes et kosovars seraient décédés du fait des raids de l'Alliance, au cours de 90 incidents distincts. 62 incidents sont survenus lors d'attaque sur des objectifs militaires clairement identifiés par HRW; 32 se sont produits au Kosovo, la plupart lors de frappes sur des éléments armés mobiles, tout en entraînant la moitié des pertes civiles. Les causes de ces dommages collatéraux se répartissent en 4 catégories:
Si l'on tient pour incorrect le chiffre de 600 soldats tués par l'OTAN fourni par les Serbes et que l'on admet des pertes en belligérants oscillant entre 1000 et 1500 hommes, il s'agit de souligner que les pertes civiles représentent entre 33% et 50% des pertes militaires.
L'utilisation des erreurs de l'OTAN Avec 90 incidents et dommages collatéraux sur plus de 14'000 missions d'attaque, l'opération Allied Force a atteint un standard incroyablement élevé de précision et de restriction dans l'usage de la force. Pour mémoire, il convient de rappeler que les bombardements anglo-américains "amis" sur l'Europe occupée, durant la Seconde guerre mondiale, faisaient fréquemment plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de morts dans la population civile. Ce qui n'a pas empêché les "bavures" de l'Alliance de faire l'objet d'une couverture médiatique au moins aussi importante que ses résultats. Il s'agit de reconnaître que le régime de Belgrade a gagné la guerre de l'information. Contre les images de gravats et de cratères, de civils terrés dans des abris ou pleurant la perte d'un proche, et parfois de cadavres sanglants ou carbonisés, les porte-parole sémillants ou sévères de l'Alliance, leurs graphiques estampillés Excel/PowerPoint et leurs vidéos embarquées n'avaient aucune chance. Que les militaires l'acceptent ou non, l'information de masse est aujourd'hui diffusée sur un marché concurrentiel où l'émotion prime. Les Serbes ont habilement exploité les erreurs de l'OTAN. L'étude des bandes non éditées réalisées par les médias d'Etat, dans ce pays où le contrôle de l'information n'était rien d'autre que dictatorial, a confirmé qu'une part importante des "bavures" dénoncées ont fait l'objet de manipulations: véhicules et objets militaires éloignés des scènes pour accroire des attaques de civils, interviews de "témoins" et "victimes" soigneusement préparés, voire mise en scène pure et simple. Human Rights Watch a ainsi enquêté sur le bombardement de la prison de Dubrava au Kosovo, le 21 mai, à l'issue duquel Belgrade a dénoncé "95 civils tués"; en fait, alors que les missiles de l'OTAN ont effectivement fait 19 morts, au moins 76 prisonniers - principalement membres de l'UCK - ont été exécutés sommairement à l'issue du raid. Autre exemple: d'après les médias, un missile aurait touché un bus près d'un pont au nord de Pristina, le 1 er mai, et ainsi entraîné la mort de 40 civils. Mais aucun impact n'a pu être repéré aux alentours et expliquer la carcasse calcinée du bus.
L'inconséquence des médias occidentaux Ces manipulations sont passées complètement inaperçues de la majorité des médias occidentaux. Cibles principales de la propagande serbe, les télévisions ont diffusé chaque jour les images fournies par Belgrade - les seules disponibles en Yougoslavie - sans nécessairement mentionner leur origine, qu'il s'agisse des rassemblements "spontanés" de la foule sur les ponts dans les villes du pays, ou des bandes vidéos prises sur les lieux des prétendus dommages collatéraux de l'OTAN. Les journalistes, qui ne pouvaient travailler sans d'énormes restrictions de mouvement et de parole, ont par ailleurs été emmenés et escortés à réitérées reprises sur ces mêmes lieux, afin de constater de visu les "crimes contre l'humanité" dont Belgrade n'a cessé d'agonir l'Alliance. Ces visites guidées, qui rappellent fort celles pratiquées à Bagdad en 1991, n'ont pas empêché certains reporters de dénoncer vigoureusement les frappes et de traiter "d'affabulations" les déclarations des porte-parole alliés au sujet de boucliers humains. La vérité reste la première victime d'une guerre. En l'absence d'une étude exhaustive de la couverture du conflit, il est néanmoins possible d'identifier trois travers qui furent fréquents dans les médias occidentaux, audiovisuels, électroniques ou écrits:
L'efficacité de la propagande serbe et l'inconséquence des médias occidentaux ont incontestablement porté atteinte à la crédibilité de l'OTAN, et donc au soutien de l'opinion publique, à laquelle les gouvernements portaient une attention particulière. Mais ces effets s'explique aussi par la faiblesse de l'Alliance dans le domaine de l'information.
Les offensives médiatiques de l'OTAN Dès les premiers jours de la guerre, les alliés ont lancé des opérations psychologiques en direction aussi bien des civils que des militaires serbes. A l'aide de tracts largués au-dessus des villes et du Kosovo, d'émissions TV ou radiophoniques, deux objectifs étaient poursuivis: désolidariser la population serbe du régime de Milosevic et inciter les soldats serbes à la désertion (voir notre article sur les PsyOps de l'Alliance). Deux EC-130 Commando Solo américains, capables de produire et de retransmettre des émissions radio et TV, ainsi que 3 MC-130 Combat Talon pour le largage des tracts ont été attribués à Allied Force. Les effets de ces opérations restent difficiles à appréhender. La population civile n'avait d'autre choix que se terrer dans les abris; sans pour autant porter unanimement Milosevic dans leur cœur, les Serbes ont fait preuve d'une abnégation remarquable et n'ont apparemment accueilli la communication alliée qu'avec curiosité, dédain ou rage. Leurs soldats - et notamment les appelés des unités régulières - ont sans doute été nettement plus réceptifs, notamment avec le pilonnage intensif des deux dernières semaines. Si l'annonce alliée de 13'000 déserteurs relève bien plus de la propagande que de la réalité, il est toutefois probable que l'engagement de moyens à proprement parler terrifiants - comme les tapis de bombes des B-52 - sur les concentrations serbes auraient eu des effets majeurs si l'opération s'était poursuivie.
La véritable défaite de l'Alliance Mais la grande faiblesse de l'OTAN dans l'information aux médias occidentaux a eu des effets autrement plus importants. Dotée de moyens humains insuffisants, souvent réduite à des spéculations en l'absence de données récentes, et écartelée entre Mons, Washington, Londres et Paris, la communication de l'Alliance a accumulé imprécisions, contradictions et dénégations erronées. Il est certes vrai qu'une Task Force menant plusieurs centaines de missions offensives par jour, et dont les éléments proviennent de 13 nations différentes, est a priori peu capable de contrer les offensives médiatiques d'une seule nation soumise à un contrôle strict de l'information. Toutefois, malgré certains succès - et notamment celui d'avoir réussi à évincer l'idée, propagée par certains cercles pacifistes, que les bombardements sont responsables de l'exode des réfugiés -, trois éléments montrent que l'Alliance a perdu sa guerre de l'information:
De fait, la communication alliée a été globalement mise sur pied d'égalité avec celle d'un régime inculpé de crimes contre l'humanité. Une défaite pour les nations occidentales, mais aussi pour leurs médias, qui tendent à se prétendre indépendants et citoyens alors qu'ils ne sont souvent qu'émotionnels et commerciaux. Il est probable que la prolongation du conflit aurait entraîné un effritement du soutien de l'opinion publique, et par là même de la résolution des alliés.
5. Conclusions
Les éléments qui précédent sont riches d'enseignements dans des domaines divers. Nous nous bornerons ici à tirer quelques conclusions dans les domaines militaire et stratégique:
Plt Ludovic Monnerat Sources Center for Strategic and International Studies, The Lessons and Non-Lessons of the Air and Missile Campaign in Kosovo, 1999; Lord Robertson, Kosovo: Un An Après, 2000; Ministère français de la Défense, Enseignements du Kosovo, 1999; US Department of Defense, Kosovo After Action Review, 1999; Human Rights Watch, Civilian Deaths in the Nato Air Campaign, 1999; nombreux articles Libération, Le Monde, The Times, The Telegraph, The Herald Tribune, Washington Post, The Halifax Herald; dépêches AP, AFP et Reuters. Sites connexes
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