L’attaque du port de Bari, un raid mortel de la Luftwaffe sur l’Adriatique

10 octobre 2004

Junker Ju-88A4S

urnommée le « second Pearl Harbor », l’attaque allemande de 1943 sur Bari eut des effets sensibles sur l'approvisionnement allié et ses capacités aériennes en Italie. Mais elle révéla également un secret que Churchill tentera ensuite de préserver : des bombes au gaz moutarde prêtes à être utilisées.

Dans l’après-midi du 2 décembre 1943, le premier-lieutenant Werner Hahn pilotait son Messerschmitt Me-210 de reconnaissance au-dessus du port de Bari, dans le sud-est de l’Italie. Il croisait à près de 7000 mètres, son avion révélant sa présence par une traînée de condensation, mais les équipes DCA alliées ne prenaient garde. Pas encore attaqué, le pilote allemand fit un second passage sur la cité avant de mettre le cap au nord pour rentrer à la base. Si le rapport de Hahn était concluant, la Luftwaffe lancerait un bombardement majeur sur le port.


«... La Luftwaffe en Italie était relativement faible et tellement à bout de souffle qu'elle ne pouvait produire un effort majeur. C'était du moins ce que les chefs alliés croyaient. »


Bari était une cité d’environ 200 000 âmes, avec un vieux quartier qui datait du Moyen-Age. Le vieux Bari, cloîtré sur une bande de terre qui s’avançait dans l’Adriatique, s’enorgueillissait de monuments fameux comme le Castello Svevo, une forteresse médiévale de l’époque normande, et la basilique San Nicola, qui était censée contenir les ossements de Saint-Nicolas.

A l’inverse, le Bari moderne possédait de grands boulevards et des bâtiments modernes. Ceux-ci comprenaient un complexe sportif surnommé le « Stade Bambino », qui avait été construit par Benito Mussolini en récompense aux citoyens pour avoir « produit » le plus grand nombre de bébés sur une période de temps spécifique. Bari – la vieille comme la moderne – avait eu de la chance et avait peu souffert, car les alliés l’avait réservée dès le départ comme un port de ravitaillement majeur.



L’incapacité supposée de la Luftwaffe

Alors que l’année 1943 touchait à sa fin, la grâce somnolente et la torpeur médiévale de Bari furent choquées par l’afflux de navires alliés dans son port. Des tonnes de ravitaillement furent déchargées 24 heures sur 24, faisant de cette tranquille ville une véritable ruche. Le 2 décembre, au moins 20 bateaux alliés étaient rassemblés dans le port, de manière si serrée qu’ils se touchaient presque.

Le port était sous la juridiction des Britanniques, en partie parce que Bari était la principale base de ravitaillement pour le général Bernard Law Montgomery et sa VIIIe armée. Mais la ville était aussi le site du quartier-général de la jeune XVe Air Force américaine qui avait été créée en novembre de la même année. Sa première mission était le bombardement d’objectifs dans les Balkans, l’Italie et plus particulièrement l’Allemagne. Le commandant de la XVe Air Force, le major-général James H. « Jimmy » Doolitle, venait d’arriver à Bari le 1er décembre.

Les Américains étaient les champions du bombardement de précision en plein jour, mais la VIIIe Air Force en Angleterre subissait des pertes terribles en voulant prouver la validité de la théorie du bombardement. La puissance de la Luftwaffe allait croissant dans le ciel allemand. Ainsi, la XVe Air Force devait attirer vers elle une partie de la pression qui pesait sur la VIIIe.

En plus du matériel de guerre habituel, les navires amarrés transportaient du carburant d’aviation pour les bombardiers de Doolitle ainsi que d’autres réserves très importantes. La sélection de Bari comme quartier-général de la XVe Air Force – environ à 120 kilomètres de son aérodrome principal à Foggia – signifiait une large concentration de personnes. Environ 200 officiers, 52 techniciens civils et quelques centaines de soldats engagés se trouvaient en ville.

Totalement absorbés par la tâche de mettre en l’air la XVe Air Force, les Alliés ne consacrèrent aucune pensée à la possibilité d’un raid allemand sur Bari. La Luftwaffe en Italie était relativement faible et tellement à bout de souffle qu’elle ne pouvait produire un effort majeur. C’était du moins ce que les chefs alliés croyaient.

Les vols de reconnaissance allemands sur Bari n’étaient considérés que comme une nuisance. Au départ, les Britanniques tiraient un ou deux obus, mais finalement ils n’y prirent plus garde du tout. Pourquoi gaspiller de la munition ?

Répondant aux rumeurs de laxisme dans les mesures de sécurité, le vice-maréchal de l’Air Sir Arthur Coningham tint une conférence de presse durant l’après-midi du 2 décembre et assura les reporters que la Luftwaffe était défaite en Italie. Il était confiant dans le fait que les Allemands n’attaqueraient jamais Bari. « Je le prendrais comme un affront personnel et une insulte », déclara-t-il de manière hautaine, « si la Luftwaffe entreprenait une quelconque action significative dans cette zone. »

Tout le monde ne partageait pas le jugement de Connigham, et quelques-uns n’étaient pas certains que la Luftwaffe était un roseau brisé. Le capitaine de l’armée britannique A. . Jenks, qui était responsable de la défense du port, savait que la préparation pour une attaque était malheureusement inadéquate. Mais sa voix, de même que celle de deux ou trois autres personnes, fut contrainte au silence par un chœur d’officiers autosatisfaits. Quand l’obscurité arriva, les docks de Bari étaient brillamment illuminés de sorte que le déchargement des cargaisons continue. Peu pensaient à la nécessité d’un blackout.

Dans le port, les cargos et les tankers attendaient leur tour pour être déchargés. Le capitaine Otto Heitmann, skipper du Liberty Ship SS John Bascom, se rendit à terre pour voir si le processus pouvait être accéléré. Il fut déçu dans sa demande, mais il l’eut été encore plus s’il avait su ce qu’il y avait à bord du SS John Harvey.



Une cargaison de gaz moutarde

Le John Harvey, commandé par le capitaine Elwin F. Knowles, était un Liberty Ship typique, à peine différent des autres amarrés dans le port. La majorité de son chargement était également conventionnel : munitions, nourriture et équipement. Mais le navire transportait un secret mortel. Environ 100 tonnes de bombes contenant du gaz moutarde se trouvaient à bord. Les bombes étaient une précaution, qui ne serait utilisée que si les Allemands utilisaient des armes chimiques.

En 1943, il y avait une possibilité que les Allemands utilisent des poisons gazeux. A ce point de la guerre, l’initiative stratégique avait passé chez les Alliés, et l’Allemagne était en position défensive sur tous les fronts. Les forces d’Adolf Hitler avaient subi une défaite majeure à Stalingrad et avaient également perdu l’Afrique du Nord. Les Alliés se trouvaient maintenant sur le continent, faisant petit à petit leur chemin dans la péninsule italienne.

Hitler, disait-on, n’était pas un grand avocat de la guerre chimique, peut-être parce qu’il avait lui-même été gazé durant la Première guerre mondiale. Néanmoins il était impitoyable et pourrait bien utiliser des gaz s’il croyait que cela pouvait redresser la balance stratégique en sa faveur. Les rapports du renseignement suggéraient que les Allemands stockaient des armes chimiques, y compris un nouvel agent chimique appelé le Tabun.

Le président américain Franklin D. Roosevelt publia une déclaration politique condamnant l’utilisation des gaz par une nation civilisée, mais il promit que les Etats-Unis répondraient si l’ennemi osait utiliser ce genre d’arme en premier. Le John Harvey avait été sélectionné pour convoyer une cargaison de gaz en Italie afin qu’elle soit maintenue en réserve si une telle situation venait à se produire.

Quand les bombes au gaz moutarde furent chargées sur le John Harvey, elles semblaient en apparence conventionnelles. Chaque bombe faisait 1,2 m de long et 20 cm de diamètre, et contenait 27 à 31 kg de produit chimique. L’ypérite est un gaz qui irrite le système respiratoire et produit des brûlures et de douloureux ulcères sur la peau. Les victimes exposées à ce gaz souffrent le plus souvent une mort agonisante.

La cargaison de ce gaz fut emmenée dans le secret officiel. Même Knowles n’avait pas été informé officiellement de sa cargaison létale. Les membres perspicaces de l’équipage avaient cependant deviné que le voyage sortait de l’ordinaire. Grâce à une chose ; le premier-lieutenant Howard D. Beckstrom de la 701e compagnie de maintenance chimique se trouvait à bord avec un détachement de 6 hommes. Tous étaient experts dans le maniement de matériel toxique et étaient manifestement là dans un but bien précis.

Le John Harvey avait traversé l’Atlantique sans incident, passant avec succès à travers le barrage des sous-marins allemands qui infestaient toujours l’océan. Après un arrêt à Oran, en Algérie, le navire mit le cap sur Augusta, en Sicile, avant de rejoindre Bari. Le lieutenant Thomas H. Richardson, l’officier sécurité du navire, était l’un des hommes à bord qui était officiellement au courant pour le gaz moutarde. Sa liste comprenait clairement 2000 bombes au gaz moutarde M47A1.

Richardson voulait bien évidemment décharger la cargaison mortelle le plus tôt possible, mais quand le navire arriva à Bari, le 26 novembre, ses espérances furent anéanties. Le port était rempli de navires et un autre convoi devait arriver sous peu. Des douzaines de vaisseaux étaient empilés le long des jetées, chacun attendant son tour pour le déchargement. Comme le gaz létal n’était officiellement pas à bord, le John Harvey n’avait pas à recevoir une priorité spéciale.

Durant les 5 journées suivantes, très exigeantes pour les nerfs, le John Harvey alla tranquillement s’ancrer à la jetée 29 alors que le capitaine Knowles essayait vainement d’obtenir des responsables britanniques du port l’accélération des choses. C’était difficile, car il était tenu par le secret qui entourait son chargement de gaz. Comment pouvait-il les faire agir quand lui-même n’était même pas censé savoir ce qu’il transportait ?



Le déclenchement du raid allemand

Alors que Knowles s’inquiétait, le pilote allemand de reconnaissance Hahn était retourné à la base. Son rapport positif sur les conditions à Bari mit en mouvement un raid qui avait été planifié et discuté quelque temps auparavant. L’attaque de Bari était le produit d’une séance de planification entre le Feldmarschall de la Luftwaffe Albert Kesselring et ses subordonnés. L’aérodrome de Foggia fut discuté comme une cible possible, mais les ressources de la Luftwaffe étaient trop minces permettre un bombardement efficace d’un si large complexe de cibles.

Ce fut le Feldmarschall Wolfram Von Richthofen, commandant de la Luftflotte 2, qui suggéra Bari comme alternative. Cousin du fameux as de la Première guerre mondiale Manfred Von Richthofen, c’était un officier expérimenté qui avait servi autant en Pologne qu’en Union soviétique ou durant la bataille d’Angleterre. Son conseil, et Kesselring le savait, était judicieux. Richthofen pensait que si le port était paralysé, l’avance de la XIIIe armée britannique pourrait être ralentie et la XVe Air Force naissante balayée. Richthofen dit à Kesselring que les seuls appareils disponibles pour cette mission étaient ses bombardiers Ju-88 A4. Avec de la chance, il pourrait en rassembler 150 pour le raid.

Quand la force de frappe fut rassemblée, il n’y avait que 105 Ju-88 disponibles pour la mission. Mais l’élément de surprise, couplé avec une attaque au crépuscule, pouvaient faire pencher la balance du côté des Allemands. La plupart des avions arriveraient depuis l’Italie, mais Richthofen voulut intentionnellement brouiller les cartes en utilisant quelques Ju-88 de Yougoslavie. Si les Alliés pensaient que la mission entière venait de là, ils pourraient alors rediriger faussement les raids de représailles sur les Balkans.

Les pilotes de Ju-88 reçurent l’ordre de faire voler leur bombardier bimoteur à l’est de l’Adriatique, puis de tourner au sud et à l’ouest. La DCA britannique attendait certainement une attaque – s’il devait jamais en avoir une – par le nord et non par l’ouest. Les Ju-88 furent également équipés de Duppel, des petites bandes d’aluminium de différentes longueurs qui apparaissaient sur un écran radar comme un avion, produisant bon nombre de cible fantômes.

Le but des pilotes allemands était d’arriver sur Bari vers 1930. Des fusées éclairantes seraient d’abord parachutées pour éclairer le chemin pour les avions d’attaque, et les Ju-88 voleraient bas, pour éviter les radars alliés qui seraient déjà trompés par les Duppel.

Les Allemands arrivèrent à Bari conformément à l’horaire. Le premier-lieutenant Gustav Teuber, leader de la première vague, ne pouvait en croire ses yeux : les docks étaient brillamment allumés ; des grues se distinguaient alors qu’elles déchargeaient les cargaisons depuis les cales grandes ouvertes des navires, et la jetée est était pleine de bateaux.

Les Ju-88 descendirent sur Bari comme de gigantesques oiseaux de proie, leur attaque illuminée par les lumières de la ville et les fusées éclairantes allemandes. Les premières bombes frappèrent la cité elle-même, de grands geysers de fumée et de flammes marquant chaque détonation, mais bientôt ce fut le tour du port. Quelque 30 vaisseaux se dirigeaient vers leur lieu d’ancrage cette nuit et les équipages eurent à répondre à l’alerte du mieux qu’ils le pouvaient. La surprise était totale, et quelques bateaux durent fonctionner sans tout leur effectif, de nombreux matelots se trouvant à terre en permission.

Les fusées éclairantes allemandes donnèrent aux marins une première petite idée de l’attaque imminente. A bord du John Bascom, l’officier en second, William Rudolf, vit les éclairs et alerta le capitaine Heitmann. Les canonniers du John Bascom entrèrent en action, se joignant au barrage que les batteries situées sur la côte lançaient maintenant vers le ciel. Les balles traçantes lacéraient l’air, mais le feu antiaérien était largement inefficace.

Le temps manquait pour rompre les câbles d’amarrage et partir vers le large ; les équipages le long de la jetée est observaient sans espoir le tapis de bombes allemandes se rapprocher de plus en plus de leur navires vulnérables. Le Joseph Wheeler reçut un coup direct et explosa en flammes ; le John Motley vit sa cale n° 5 prendre une bombe. Le John Bascom, ancré à côté du John Motley, était le prochain sur la liste pour la punition.

Le John Bascom trembla sous une pluie de bombes qui le frappa de l’avant à l’arrière. Une des explosions souleva le capitaine Heitmann et l’envoya contre une porte. Momentanément étourdi, ses mains et son visage en sang, Heitmann vit le corps de Nicholas Elgin étalé non loin, du sang giclant d’une blessure à la tête, ses vêtements complètement déchirés par la force de l’explosion.

La passerelle du bateau était en partie détruite. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’abandonner le navire. Ignorant ses propres blessures, Heitmann dirigea l’équipage vers le seul navire de survie non endommagé. A ce moment-là, le port était un enfer où des flammes jaunes-oranges bondissaient en l’air, produisant de denses colonnes de fumée âcre. Les navires étaient dans différents états, en train de brûler ou de couler. Quand les flammes atteignirent les hangars à munitions, la plupart explosèrent. La surface de l’eau était couverte par une écume vicieuse d’huile et d’essence, aveuglant et étouffant ceux qui avaient eu suffisamment de malchance pour se trouver dans l’eau.

Pendant ce temps, l'équipage du John Harvey était engagé dans une bataille héroïque pour son leur navire. Le vaisseau était toujours intact et n'avait subi aucun impact direct de bombes. Néanmoins, il avait pris feu, et la situation était doublement dangereuse avec le gaz moutarde à bord. Le capitaine Knowles, le lieutenant Beckstrom et d'autres refusèrent de quitter leur poste, mais leur héroïsme fut vain.

Sans crier gare, le John Harvey explosa, disparaissant dans une énorme boule de feu en forme de champignon qui envoya des pièces du navires à des centaines de mètres en l'air. Tous furent tués instantanément à bord et dans tout le port, la force de l'explosion projeta des hommes à terre. La détonation projeta une fumée multicolore comme lors des célébrations du 4 juillet et illumina le port comme s'il faisait jour.

Les hommes à bord du USS Pumper, un pétrolier transportant du carburant pour avions, furent les témoins des derniers moments du John Harvey. L'air fut initialement happé par le vortex de l'explosion, puis l'onde de choc déplaça le bateau de 35 degrés par rapport au port.

Heitmann et les survivants de son équipage tentèrent pendant ce temps de rejoindre le bout de la jetée est, près du phare situé au nord de celle-ci. Il avait approximativement 50 hommes. Beaucoup était salement blessés, et quelques-uns tellement brûlés que le simple fait de les effleurer confinait à l'agonie. Au début, le phare semblait être un refuge, mais il apparut assez vite qu'il était plutôt un piège mortel. Une mer de flammes empêcha les hommes de Heitmann de suivre la longue jetée vers la ville où ils auraient été relativement sécurité.

Alors que les marins attendaient d'être secourus, l'enseigne K. K. Vesole, commandant le détachement de gardes armés du John Bascom, ressentit des difficultés à respirer. Beaucoup d'autres hommes avaient le souffle coupé, mais ce fut Vesole qui nota quelque chose d'étrange à propos de la fumée. « Je sens de l'ail », dit-il, sans réaliser les implications de sa remarque. Une odeur d'ail était un signe révélateur de gaz moutarde. Le gaz avait été généreusement mélangé avec l'huile qui flottait dans le port et se mêlait à la fumée qui se répandait sur la zone.

Le gaz moutarde répandu dans l'huile avait recouvert le corps des marins alliés qui se déplaçaient dans l'eau et certains avaient même avalé cette mixture nocive. Même ceux qui ne se trouvaient pas dans l'eau en avaient avalé de bonnes doses, tout comme des centaines, peut-être des milliers de civils italiens. Une équipe envoyée depuis le Pumper secourut le capitaine Heitmann et les autres survivants du John Bascom sur la jetée est, mais leurs troubles ne faisaient que commencer.



Les effets mortels de l’ypérite

Le raid allemand commença à 1930 et finit 20 minutes plus tard. Les pertes allemandes furent très faibles, et la Luftwaffe avait réussi au-delà de ses attentes les plus optimistes. Dix-sept navires alliés furent coulés et huit autres endommagés, donnant à Bari le surnom de « second Pearl Harbor ». Les Américains supportèrent les plus grosses pertes, perdant les Liberty Ships John Bascom, John L. Motley, Joseph Wheeler, Samuel J. Tilden et John Harvey. Les Britanniques perdirent quatres navires, les Italiens trois, les Norvégiens trois et les Polonais deux.

Le lendemain, les survivants se réveillèrent sur une scène de destruction totale. De larges parties de Bari étaient en décombres, spécialement la ville médiévale. Des portions de la ville et du port brûlaient encore, et un fin voile de fumée noire pendait dans le ciel. Il y eut plus de 1000 blessés parmi les marins militaires et marchands ; environ 800 furent admis dans les hôpitaux locaux. Le nombre total de blessés parmi la population civile pourrait ne jamais être connu. De prudentes estimations avancent le chiffre de 1000, même si ce chiffre est probablement plus élevé.

Heureusement, Bari était le site de nombreux hôpitaux militaires alliés et d’installation de soutien. Quelques-uns furent hébergés à la polyclinique de Bari, construite par Mussolini comme un exemple du souci fasciste pour la santé. La polyclinique était la maison du 98e hôpital général britannique et du 3e hôpital néo-zélandais, entre autres. Ces bâtiments reçurent beaucoup de victimes du gaz moutarde qui commençaient à apparaître.

Les blessés du raid commencèrent à se déverser dans les hôpitaux jusqu’à ce que ceux-ci soient pleins à craquer. Presque immédiatement, quelques-uns des blessés se plaignirent d’avoir des « poussières » dans les yeux et leur état se dégrada en dépit du traitement conventionnel. Leurs yeux étaient enflés, et des lésions de la peau apparurent. Submergé par les blessés de tous genres et de tous styles, le staff médical ne réalisa pas qu’il avait à faire avec un toxique de combat et permit aux victimes de rester avec leurs habits trempés de gaz et d’huile pendant une longue période.

Les victimes n’étaient pas seulement sévèrement brûlées et couvertes d’ampoules, mais leur système respiratoire était aussi très irrité. Les blessés au gaz étaient saisis de toux et avaient des difficultés à respirer, mais les équipes de l’hôpital semblaient sans espoir face à cette maladie inconnue. Des hommes moururent, et même ceux qui survécurent durent avoir une longue et pénible convalescence. Des aveuglements temporaires, la douleur atroce des brûlures et un terrible enflement des parties génitales produisirent une angoisse tant physique que mentale.

Comme les victimes commençaient à mourir, les médecins commencèrent à suspecter qu’un quelconque agent chimique était en cause. Quelques physiciens pointèrent le doigt sur les Allemands, spéculant qu’ils avaient eu recours à la guerre chimique. Un message fut envoyé au quartier-général allié à Alger informant le chirurgien général adjoint Fred Blesse que des patients mouraient d’une maladie mystérieuse. Pour résoudre cette énigme, Blesse envoya le lieutenant-colonel Francis Alexander, un expert des traitements pour cause de guerre chimique, à Bari.

Alexander examina les patients et les interrogea quand cela était possible. Cela commençait à ressembler à une exposition à du gaz moutarde, mais le médecin n’en était pas sûr. Ses suspicions furent confirmées quand un fragment d’une bombe fut retrouvé au fond du port. Le fragment fut identifié comme une bombe américaine M47A1, qui avait été créée pour porter une charge possible de gaz moutarde. Les Allemands pouvaient être éliminés comme suspects ; dans ce cas, les Alliés étaient à blâmer.

Alexander ne savait toujours pas d’où émanait le gaz moutarde. Le médecin compta les morts par gaz moutarde par navire, puis reconstitua la position de chaque bateau dans le port. La plupart des victimes venaient des navires ancrés près du John Harvey. Les autorités britanniques du port admirent finalement qu’ils savaient que le John Harvey transportait un gaz mortel. Alexander écrivit un rapport détaillant ses découvertes qui fut approuvé par le Commandant suprême allié, le général Dwight D. Eisenhower.



Un secret imposé par Churchill

Le secret couvrit néanmoins toute l’affaire. Finalement, les Américains et les Britanniques furent informés du raid dévastateur de Bari, mais la partie jouée par le gaz moutarde fut passée sous silence. Le Premier ministre britannique Winston S. Churchill était particulièrement inflexible sur le fait que la tragédie demeure secrète. Il était déjà suffisamment embarrassant que le raid s’effectue sur un port sous juridiction britannique. Churchill pensait que de publier le fiasco donnerait un coup de pouce à la propagande allemande.

Même si le gaz est mentionné dans les rapports officiels américains, Churchill insista pour que les rapports médicaux britanniques soient purgés de toute mention de gaz et pour que les morts dus au gaz soient enregistrés comme « brûlés à cause de l’action ennemie ». Les tentatives de Churchill de maintenir le secret ont pu causer plus de victimes, car si l’information avait circulé davantage de personnes, spécialement les civils italiens, auraient cherché un traitement adapté. Axis Sally, l’infâme présentatrice de la propagande radio, apprit la vérité et nargua les Alliés : « Je vous vois, vous les gars, gazés par votre propre poison », dit-elle en ricanant.

Il y eut 628 blessés par gaz moutarde chez les militaires alliés et le personnel de la marine marchande. De ceux-ci, 69 sont morts dans les deux semaines. La plupart des victimes, néanmoins, comme le capitaine Heitmann du John Bascom, recouvrirent leur pleine santé. Mais les chiffres ne comprennent pas les civils italiens qui ont été exposés à l’agent chimique mortel. Il y eut un exode massif des civils hors de la cité après le raid. Quelques-uns étaient probablement des victimes du gaz et moururent par manque d’un traitement approprié.

Les morts et les blessures furent de véritables tragédies, mais Bari était aussi un désastre stratégique. Le port fut complètement fermé pendant les trois semaines suivant le terrible incident. Le 12 janvier 1944, le général commandant la Ve armée, Mark Clark, lança une offensive sous la forme d’une poussée générale qui incluait des débarquements américano-britanniques à Anzio quelques jours plus tard. Des éléments de la Ve armée traversèrent la rivière Rapido et établirent une tête de pont, avant d’être forcés de se retirer par manque de ravitaillement. Le mauvais temps était la cause officielle pour le problème de ravitaillement, mais la fermeture du port de Bari était probablement un facteur majeur.

La XVe Air Force souffrit également de contre-temps à cause du succès allemand de Bari. Juste deux jours après le raid, elle air force devait agir de concert avec la VIIIe Air Force dans une offensive combinée contre l’Allemagne. Le raid de Bari écourta nettement la participation de la XVe dans cette attaque. En fait, elle n’apporta pas de contribution majeure à la guerre avant février 1944.

Le raid de Bari fut un double désastre. D’un côté, ce fut réellement un second Pearl Harbor, un des exploits les plus éclatants de la Luftwaffe de la guerre. Mais c’était aussi le seul incident de toute la Seconde guerre mondiale qui impliquait un gaz poison, une tragédie encore accentuée par les exigences du secret en temps de guerre.



Texte original: Eric Niderost, "Deadly Luftwaffe Strike in the Adriatic", World War II, March 2004  
Traduction et réécriture: Julien Grand
   








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