Klaus Urner, Il faut encore avaler la Suisse, Editions Georg, 1996
28 novembre 2004
a question de l’invasion de la Suisse par le IIIe Reich a été politisée par les débats entourant le rôle de l’armée et l’affaire des fonds en déshérence. Cette étude historique sans faille montre cependant à quel point le pays est passé près d’une attaque.
Le professeur Klaus Urner est le fondateur et le directeur des archives d’histoire contemporaine à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Né en 1942, il a effectué de longues recherches sur des thèmes impliquant à la fois l’Allemagne et la Suisse, en publiant une thèse sur les Allemands en Suisse et un ouvrage consacré à l’auteur suisse d’un attentat contre Hitler. En 1990, et donc intentionnellement après la première votation sur l’initiative antimilitaire, il a rendu publiques ses recherches sur les plans d’attaque de Hitler contre la Suisse, dans un livre qui en est aujourd’hui à sa 4e édition, et qui est disponible en français depuis 1996.
Cet ouvrage de 237 pages, dont 45 de documents d’archives traduits, est divisé en deux parties principales. Dans la première, l’auteur analyse les plans d’intervention militaire contre la Suisse en été 1940, et montre les dessous de ces réflexions, la volonté d’encercler notre pays, la planification pour l’offensive ainsi que le contexte de la mise en place de la 12e Armée pour la « mission spéciale » Suisse. Dans la deuxième partie, c’est la guerre économique allemande contre la Suisse qui est étudiée, avec en particulier la problématique de la trouée entre Genève et Saint-Gingolph, et donc de l’accès vers la zone non occupée de la France jusqu’en novembre 1942, ainsi que les questions d’immigration et d’exportation.
Dans le domaine purement militaire, le cœur de ce livre réside bien entendu dans le récit de la mise au point d’un plan d’attaque visant à occuper par surprise la Suisse. Le 24 juin 1940, avant même la cessation officielle des hostilités avec la France, un officier d’état-major général de la section des opérations de l’OKH (Oberkommando des Heeres) a reçu la mission d’élaborer un concept opérationnel pour attaquer la Suisse ; ce document a été approuvé et intégré à la réorganisation des troupes allemandes, qui assigna à la 12e Armée allemande – qui se distinguera l’année suivante lors de l’opération Marita, dans les Balkans – une mission ultérieure spécifiquement orientée contre la Suisse.
En examinant les réflexions des autorités politiques et militaires allemandes, Klaus Urner montre sans aucune ambiguïté que ces plans n’étaient pas un exercice d’état-major, comme certains historiens « engagés » ont visé à le faire croire, mais bien une planification prévisionnelle répondant à une volonté officielle. Au mois d’août, l’affinement progressif de ces plans a ainsi abouti à un concept opérationnel complet, prêt à être transformé rapidement en ordre d’opérations et fixant de manière très détaillée l’articulation d’une offensive regroupant 10 divisions, 2 régiments et 12 bataillons d’appui en 4 groupements de combat, chargés d’envahir la Suisse entre le lac Léman et le lac de Constance.
Les recherches de l’auteur permettent de montrer le sérieux de la menace allemande. Les plans de l’OKH ont en effet été transmis aux échelons subordonnés, qui ont eux-mêmes effectué une planification d’emploi complète et étaient en mesure, à la fin de l’été, de déclencher rapidement l’offensive. D’ailleurs, l’auteur principal de l’opération alors nommée « Tannenbaum » – le capitaine Von Menges – a également élaboré la première version du plan de l’occupation de la France, qui sera déclenché dès le débarquement des forces anglo-américaines en Afrique du Nord. C’est tout un pan de l’histoire militaire suisse, avec les documents originaux à l’appui, que Klaus Urner contribue à dévoiler.
La seconde partie du livre est certes intéressante, et rappelle les problèmes que posaient alors dans le domaine politique et économique l’encerclement par les puissances de l’Axe, tout en montrant les possibilités offertes par la trouée de Saint-Gingolph pour l’exportation de biens industriels vers les puissances alliées. Elle montre également les tensions et incompréhensions qui séparaient déjà l’Allemagne et l’Italie dans leur conduite de la guerre et dans leurs intérêts stratégiques. Cependant, elle n’atteint pas l’intensité de l’étude militaire de la situation à l’été 1940 : lire un ordre mentionnant une attaque d’infanterie à travers le Jura, une action aéroportée sur Olten ou l’exploitation d’une percée près de Nyon ne peut laisser indifférent.
La version française de ce livre comporte quelques erreurs de traduction dans le vocabulaire militaire, et ses cartes en couleur des plans d’attaque auraient pu être plus grands. Malgré cela, sa lecture est hautement recommandée.
Lt col EMG Ludovic Monnerat