François Thual, Les conflits identitaires, Ellipses, 1995
28 mars 2004
epuis l’effondrement de la chape de plomb communiste et la fin du masque bipolaire de la guerre froide, les identités ont réapparu comme l’une des causes principales des conflits armés. Ce livre écrit au milieu des années 90 en brosse un tableau lucide et toujours actuel.
François Thual est un politologue français qui fait autorité en matière de géopolitique. Après avoir travaillé au Ministère de la défense et dans plusieurs cabinets ministériels, il a enseigné la géopolitique des religions au Collège interarmées de défense et a écrit ou co-écrit plus de 15 livres, consacrés essentiellement à la méthode géopolitique et à son application à diverses contrées du monde. Il s’est notamment intéressé aux religions orthodoxe, chiite et bouddhiste, ainsi qu’à plusieurs régions troublées comme le Caucase, auquel il a d’ailleurs consacré son dernier livre.
Cet ouvrage de 192 pages constitue cependant un élément-clef de son œuvre, dans la mesure où il s’agit d’une étude systématique des conflits identitaires dans presque toutes les régions du monde, afin de fournir une vue d’ensemble à même de confirmer les énoncés théoriques de l’auteur. Ce dernier définit en effet les conflits basés sur l’identité comme étant à la fois conceptuels et émotionnels, et dont le paroxysme est atteint lorsqu’un groupe juge que sa survie matérielle, psychologique et culturelle est menacée. La peur de disparaître peut de ce fait pousser à la destruction de l’autre, ce que François Thual appelle le syndrome de Caïn.
Divisé en trois parties comptant au total 23 chapitres, ce livre commence d’abord par décrire les conflits identitaires dans l’ex-monde communiste, des Balkans à l’Asie centrale sans omettre naturellement la Russie ; il aborde ensuite la même problématique sur les autres continents, y compris la situation spécifique des îles, avant de conclure par une réflexion géopolitique qui inclut notamment une réfutation de la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington. L’auteur conclut par une mise à garde sur les dangers liés à l’identitaire, et en partculier les nouveaux totalitarismes que le groupe impose à l’individu.
Les conflits les plus inexpiables sont naturellement ceux qui reposent sur une antériorité contestée, comme François Thual le montre avec le Kosovo, la Transylvanie et le Karabakh. Les éléments avancés par chaque camp pour justifier leurs revendications territoriales remontent le plus souvent à une époque où le concept de nation n’existait pas, et ils s’opposent à toute solution : le partage sous la forme d’un condominium est impossible, la purification ethnique est inadmissible, et donc le conflit se poursuit sous une forme plus ou moins intense. La récente éruption de violences ethniques au Kosovo confirme le bien-fondé d’une telle analyse.
La grande qualité de ce livre réside ainsi dans le fait de fournir une explication claire et pertinente des mécanismes régissant la plupart des conflits de notre ère. En insistant sur la perception identitaire que les peuples et leurs élites se font d’eux-mêmes, l’auteur indique que la perspective à long terme nécessaire aux choix stratégiques, diplomatiques et militaires est indissociable du caractère malléable propre à la notion d’identité, et donc que les « ethnogenèses » plus ou moins artificielles peuvent parfaitement fonder, renforcer ou dissoudre des nations.
Certaines analyses de ces lignes écrites voici presque 10 ans ont naturellement un caractère prophétique, comme celles annonçant le conflit du Kosovo ou cernant les contradictions du monde arabe ainsi que les tensions entre arabité et islam ; d’autres ont été contredites assez promptement, en particulier le passage où l’auteur affirme croire en la stabilisation de la Ciscaucasie – alors que la guerre en Tchétchénie et ses soubresauts dans ses pays voisins ont au contraire révélé au monde le choc régional existant entre la pénétration islamiste et l’autoritarisme russe.
Dans l’ensemble, ce livre n’a cependant guère perdu en actualité, et fournit au contraire une base historique permettant de mieux apprécier les conflits de notre ère, montrant notamment que les causes matérielles ne jouent souvent qu’un rôle mineur dans leur déclenchement.
Maj EMG Ludovic Monnerat