Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales,
Editions du Seuil, 2001
21 décembre 2003
a
viabilité des États-nations est l'une des questions du siècle. Or ce livre
stupéfiant montre que les identités nationales ont été fondées en Europe, en
moins de deux siècles, par des démarches volontaristes, politiquement
intéressées et entachées de nombreuses falsifications.
Titulaire de
deux doctorats en lettres, Anne-Marie Thiesse est depuis 1991 directrice de
recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Outre ses
nombreux articles dans des revues scientifiques et ses contributions tout aussi
nombreuses à des ouvrages collectifs, elle a écrit en 20 ans pas moins de six
livres traitant - au sens large - la culture populaire passée en France et les
ressorts du patriotisme, avec un intérêt particulier pour les questions liées
au régionalisme.
Ce dernier
ouvrage, qui compte 307 pages, démontre avec acuité une thèse a priori
surprenante : ce ne sont pas les identités communes qui ont fondé les
nations, dans l'Europe du XVIII au XXe siècle, mais les nations elles-mêmes qui
ont pour l'essentiel créé ou formaté les identités nécessaires à leur
pérennité. Les traditions ont succédé aux nations, et non l'inverse. Un
constant qui, d'après l'auteur, prend une importance particulière dans la
perspective de la construction européenne.
Anne-Marie
Thiesse définit ainsi les éléments successifs de la construction des
identités : des ancêtres fondateurs, une histoire épique, des héros
légendaires, une langue unifiée, des monuments restaurés, des paysages typiques
et un folklore populaire. En trois parties comportant au total 10 chapitres,
elle s'attache à décrire comment toute l'Europe, de la Russie à la
Grande-Bretagne et de l'Italie à la Norvège, a réécrit en permanence son
histoire pour justifier ses objectifs politiques contemporains.
La culture
populaire est ainsi dépeinte dans sa fonction originelle, aujourd'hui fort
surprenante. Les frères Grimm, dont les contes sont si connus, ont eu une
influence déterminante dans la création d'épopées exaltant les vertus
nationales. Les romans populaires, comme Ivanhoé de Walter Scott, ont
joué un rôle essentiel dans la création d'un passé digne d'être célébré. Les
costumes dits traditionnels, portés aujourd'hui comme l'expression de
l'identité régionale, sont avant tout les inventions d'un siècle - le XIXe -
marqué par le nationalisme.
Le caractère
artificiel de ces démarches est indéniable, et ce sont par exemple de nouvelles
langues qui ont été créées pour affermir le patriotisme, comme en
Norvège ; une langue morte, l'hébreu, a même été ranimée pour servir -
contre le yiddish - la création de l'État d'Israël. Parfois, ce sont les
origines d'un peuple qui ont été revisitées, comme la France qui a troqué ses
racines gréco-romaines pour adopter l'identité gauloise, ou qui ont été
revivifiées, comme la Grèce luttant pour son indépendance contre l'Empire
ottoman.
Des
recherches minutieuses ont été nécessaires à Anne-Marie Thiesse pour cerner le
processus exact et les vérités troublantes qui se cachent derrière les nations
européennes modernes, et qui sont encore à l'œuvre aujourd'hui - par exemple
dans les pays baltes récemment libérés de l'emprise soviétique. Le tour
d'horizon très large auquel elle procède souligne clairement le parallélisme
des procédés et des objectifs, mais également le fait que les nations se sont
construites sur des identités fragiles.
C'est
d'ailleurs l'unique défaut de ce livre : ne pas aborder la question de
l'avenir des nations, et notamment du double déchirement des identités
nationales dû au communautarisme d'une part, et aux mouvances transnationales
d'autre part. La perspective de la construction européenne est certes
intéressante, mais le risque de la déconstruction des nations européennes doit
également être pris en compte - puisque notre époque est également caractérisée
par une réécriture intéressée de l'histoire.
Le lecteur
helvétique trouvera au moins la satisfaction, après avoir lu cet ouvrage
remarquable, de savoir que l'identité suisse n'a que marginalement eu recours
aux mêmes méthodes artificielles et nationalistes pour avoir vu le jour.
Maj EMG Ludovic Monnerat