Edward A. Smith, Effects-Based Operations, CCRP, 2002
20 février 2005
’élargissement du spectre opérationnel des armées et la diversification de leurs activités appellent une doctrine nouvelle. Ce livre doit être largement crédité pour sa contribution à ce renouvellement, mais il comporte également des lacunes béantes.
Edward Allen Smith est un capitaine de la Marine américaine, parti à la retraite après 30 années de service, qui a également obtenu une licence et un doctorat en relations internationales. Spécialisé dans le renseignement, il a été déployé au Vietnam dans deux commandements de la marine côtière, et a effectué presque 200 missions de combat en hélicoptères et avions d’observation rapprochée. Par la suite, il a notamment été sous-chef d’état-major renseignement dans le groupe de navires d’escorte engagés contre la Libye en 1986 et 1987. Après avoir terminé sa carrière dans l’état-major du chef des opérations navales, il est aujourd’hui analyse principal en opérations réseau-centriques et basées sur les effets pour Boeing.
Ce livre de 600 pages, à l’écriture relativement grande et comprenant pas moins de 76 schémas, constitue à ce jour sa principale contribution publique à la pensée militaire. En plus d’une introduction, il est divisé en 11 chapitres qui visent successivement à décrire l’environnement des opérations militaires contemporaines, la notion d’effet et son influence, la complexité humaine qu’elle implique avec la dynamique de leur évaluation, puis l’importance des effets en-dehors du combat, en concluant notamment par une analyse détaillée des opérations menées par la Marine américaine dans le Golfe de Syrte face à la Libye de Mouammar Kadhafi. Il comprend également une bibliographie fort intéressante.
Les opérations basées sur les effets sont définies par l’auteur comme des ensembles coordonnés d’actions visant à influencer le comportement des amis, des ennemis et des neutres en temps de paix, de crise et de guerre. Elles sont d’emblées opposées aux opérations basées sur l’attrition, considérées comme de simples destructions à la chaîne, et doivent s’attaquer à la complexité de l’esprit humain et des ressorts déterminant les décisions qu’il prend. Ce livre constitue par conséquent une réponse à une culture militaire américaine largement mécanique, comme la théorie de John Warden sur la campagne aérienne l’a récemment rappelé, pour intégrer l’emploi de la force et des formations en-dehors de la guerre.
Celui-ci est en effet d’une grande importance : depuis la Seconde guerre mondiale, les Forces armées américaines ont ainsi mené quelque 400 opérations répondant à des crises diverses sans pour autant engager des actions de combat. Un grand nombre d’entre elles ont pris la forme de manœuvres, de prises de positions et de démonstrations visant à dissuader ou à encourager des acteurs donnés, afin de prévenir un conflit ou d’empêcher son escalade. Mais ce type d’opérations est rendu très complexe par la difficulté à interpréter avec exactitude le comportement de l’acteur visé et les signes qu’il donne. En d’autres termes, les opérations basées sur les effets se heurtent à la problématique consistant à mesurer les effets déployés.
Et c’est un écueil que l’auteur, malgré nombre de réflexions pertinentes et stimulantes, ne parvient pas à éviter. Edward Smith ne perce pas les arcanes de l’esprit humain : tout au long de son livre, il parle systématiquement et indifféremment d’effets psychologiques et cognitifs, comme si ces derniers avaient en définitive des origines et des règles communes, et donc sans distinguer le rationnel de l’irrationnel au cœur de l’homme. De plus, il laisse presque totalement de côté le rôle de la morale, c’est-à-dire la légitimité des actions susceptibles d’être menées, alors même que le jugement des uns et des autres à leur sujet influence clairement le processus décisionnel d’un Gouvernement. Une théorie complète ne peut pas s’embarrasser de boites noires.
Ces lacunes font également que la conception de l’asymétrie fournie par ce livre est erronée : opposer les moyens à la volonté pour décrire les relations d’asymétrie entre deux acteurs n’a pas de sens. Edward Smith n’a pas vu que les enjeux et les méthodes sont irrémédiablement liés aux ressources – matérielles ou non – propres à chaque acteur, et que l’asymétrie découle de la disparité des causes et du déséquilibre des effets. En soi, l’attrition n’est d’ailleurs qu’un type d’effet parmi d’autres, et ne pas l’avoir englobée est une lacune étonnante, si bien que l’articulation intellectuelle développée par l’auteur, qui distingue un domaine physique, un domaine de l’information et un domaine cognitif, doit être écartée.
Malgré cela, ce livre joue aujourd’hui un rôle trop important dans le développement doctrinal des armées pour ne pas être lu. Il introduit de nombreuses notions importantes et fournit amplement matière à réflexion, de sorte que ses errements sont très largement compensés.
Lt col EMG Ludovic Monnerat