^{15 février 2004}

Philosophe, économiste et professeur d'histoire des idées et des cultures à l'Université Paris VIII, Guy Millière est l'un des éditorialistes francophones les plus percutants de notre époque. Ce spécialiste des Etats-Unis, où il enseigne également tout en participant aux recherches de plusieurs groupes de réflexion, tranche radicalement sur la pensée unique qui prévaut en Europe et n'hésite pas à cerner crûment les dérives sémantiques qu'elle provoque. Ce livre souvent impitoyable, et constamment à contre-courant de ce que l'on peut lire ou entendre chaque jour, en est une illustration éloquente.

Le filtre grossier qui dénature trop souvent la stratégie américaine dans les médias continentaux l'a incité à donner la parole aux hommes qui l'ont façonnée et aujourd'hui la mettent en œuvre. Car stratégie il y a ; les décisions et les interventions de l'administration Bush en politique étrangère depuis le 11 septembre 2001 s'inscrivent dans un projet mûrement réfléchi, qu'il s'agisse d'envahir l'Irak, de pourchasser Oussama ben Laden ou de contenir la Chine. Les propos de Guy Millière n'ont donc pas ici de prétention à l'objectivité : ils visent à décrire et à partager une vision du monde au travers de ses différentes applications.

Ce livre de 397 pages prend ainsi la forme d'un tour d'horizon comprenant 11 portraits de zones géopolitiques, de lieux, de villes et de cultures. Le lecture est transporté de Washington, cœur de la réflexion politique américaine et des célèbres think tanks, à San Diego, dans la Californie hautement technologique où se dessine le futur, en passant par Londres, où l'Europe vieillit et s'islamise en blâmant l'Amérique comme un rite, Jérusalem qui abrite le choc de la modernité au sein d'un Proche-Orient arriéré, ou encore Delhi, et le défi d'une Inde contrastée pour l'équilibre asiatique du siècle en cours.

Ces tableaux esquissés par une écriture dense et resserrée, parfois dramatique, sont mis en lumière par les propos des interlocuteurs que Guy Millière a retenus. Ce sont au total 57 personnes souvent éminentes qui s'expriment et décrivent au mieux la vision et l'ambition qui forment le projet mis en œuvre par l'administration Bush. Certains noms sont connus et souvent diabolisés en Europe, comme Paul Wolfowitz, Robert Kaplan ou William Kristol ; d'autres sont essentiellement ignorés, alors même que leurs réflexions confèrent en grande partie sa valeur à la presse américaine.

Ce n'est donc pas un euphémisme de dire que cet ouvrage fait office d'initiation à la pensée stratégique américaine contemporaine pour le public francophone. De manière collatérale, il souligne également l'absence d'une véritable stratégie européenne destinée à faire face aux menaces du siècle. Les Américains ont une vision globale et leurs moyens d'action le sont aussi ; même si certaines zones géopolitiques les préoccupent moins, comme l'Afrique subsaharienne ou l'Amérique du Sud, ils n'en sont pas moins présents partout - au niveau économique, militaire, diplomatique ou culturel.

Guy Millière partage en tous points ou presque les analyses, il est vrai lucides, des néo-conservateurs américains. Il y ajoute son propre pessimisme sur l'évolution du continent européen, sa frustration et parfois sa honte en voyant comment les élites de son pays méconnaissent et caricaturent la réalité de notre monde - un monde en guerre, où la démocratie et la civilisation sont en jeu. On peut par conséquent adopter la vision stratégique qui émerge de ses pages sans pour autant s'accorder sur les méthodes et les actions à entreprendre pour conjurer le pire et fonder un avenir meilleur.

Mais en l'absence de toute action sérieuse autre qu'américaine, ce livre a surtout pour effet de montrer que, pour l'heure, la seule voie pour l'Occident est celle tracée à Washington. Et que la contester ne constitue pas en soi une alternative crédible.

Maj EMG Ludovic Monnerat