John Keegan, Intelligence in War, Random House, 2003
26 septembre 2004
’importance du renseignement dans les conflits est souvent surestimée, même si la lutte pour l’information constitue une dimension incontournable. Ce livre limpide et approfondi le démontre au fil d’une réflexion globale sur l’obtention et l’emploi du renseignement.
Sir John Keegan est certainement l’historien militaire contemporain le plus célèbre. Né en 1934, il a enseigné pendant 26 ans à l’académie militaire de Sandhurst, avant de devenir depuis 1986 le responsable des questions de défense pour le Daily Telegraph, pour lequel il est écrit toujours des commentaires hebdomadaires. Sa célébrité est largement due à une nouvelle approche de l’histoire militaire, qui va au-delà des récits factuels décrivant le déroulement des batailles afin de traiter la dimension humaine du combat, vécue par les soldats individuels et les chefs militaires. Parmi les 13 ouvrages majeurs qu’il a publiés, les plus connus sont sans aucun doute Anatomie de la bataille et Histoire de la guerre.
Ce livre de 704 pages – en larges caractères – s’inscrit dans la ligne de ses travaux antérieurs, bien que son titre suggère une complémentarité avec la trilogie de Martin van Creveld. Après une introduction décrivant les rares contacts de l’auteur avec la communauté du renseignement, l’ouvrage est articulé en 8 chapitres comprenant une étude générale de la connaissance au combat et 7 études de cas : la poursuite de la flotte napoléonienne par Nelson en 1798, les manœuvres de Stonewall Jackson dans la vallée de la Shenandoah durant la Guerre de Sécession, les combats navals des croiseurs allemands du Pacifique pendant la Première guerre mondiale, l’attaque aéroportée de la Crète en 1941, le bataille de Midway en 1942, la bataille de l’Atlantique et la chasse aux armes secrètes nazies. Il conclut par une description du renseignement militaire contemporain et une analyse critique de sa valeur.
La thèse de l’auteur s’oppose ainsi à bien des convictions actuelles. John Keegan affirme en effet que le renseignement, quelle que soit sa qualité, ne mène pas nécessairement à la victoire au combat, et qu’en définitive seule la force compte. Il justifie son opinion en écrivant que le renseignement est surestimé pour deux raisons : premièrement, parce que l’on confond espionnage et renseignement opérationnel, qui ont un cadre temporel bien différent ; deuxièmement, parce que l’on mélange les activités du renseignement opérationnel avec les manœuvres subversives utilisant des moyens clandestins. Le renseignement ne constitue pas la base unique du savoir, et l’affrontement entre deux forces finit rapidement par restreindre l’avantage initial qu’il peut procurer.
Les études de cas qui forment le cœur de ce livre appuient naturellement cette conclusion, avec des récits limpides, des cartes remarquables et une foule de détails techniques sur les méthodes utilisées pour acquérir et transmettre l’information à travers les époques. Tout un chapitre est ainsi consacré à la cryptographie employée durant la Seconde guerre mondiale, avec le décryptage des messages encodés par la machine Enigma et les efforts déployés par le B-Dienst allemand pour en faire de même avec les messages alliés. Ces descriptions approfondies, qui recouvrent la période moderne avec l’analyse du renseignement militaire britannique durant la guerre des Malouines, confèrent ainsi à cet ouvrage une valeur de référence didactique. D’autant plus qu’une bibliographie choisie et commentée l’accompagne.
Un autre aspect essentiel de Intelligence in War, au demeurant typique de John Keegan, réside dans sa faculté à placer le lecteur dans la situation des chefs militaires choisis, en décrivant les informations dont ils disposaient, les conclusions qu’ils en ont tirées et les décisions qu’ils ont prises. Les dilemmes de Nelson en Méditerranée, les erreurs de Spee après la bataille de Coronel, l’inconséquence et les préjugés de Freyberg en Crète, l’incertitude de Nimitz et Spruance à Midway ou encore l’aveuglement progressif de Dönitz quant aux convois alliés sont décrits avec une précision remarquable. Ce livre montre également que les meilleurs renseignements du monde n’empêchent pas le doute et ne suppriment jamais le risque.
La seule faiblesse de ce livre reste le fait qu’il peut être mal interprété. Toutes les limitations que l’auteur discerne dans l’usage du renseignement au combat ne doivent pas être confondues avec l’acquisition et la formation du savoir hors de ce combat, tout comme dans la zone intermédiaire que constituent souvent les conflits de basse intensité. De plus, la force a peut-être une valeur décisive pour les actions conventionnelles, mais certainement pas pour les opérations spéciales qui reposent avant tout sur la surprise, la précision et la rapidité, et donc sur l’obtention de renseignement de qualité. La transformation de la guerre contribue à réduire la pertinence de la thèse défendue par John Keegan.
Son travail n’en reste pas moins un ouvrage de première qualité sur le renseignement opérationnel et le commandement au combat.
Lt col EMG Ludovic Monnerat