Robert D. Kaplan, La stratégie du guerrier,
Bayard, 2003
7 septembre 2003
ace au désarroi suscité par l’évolution du monde et de la guerre, ce livre revient aux enseignements des grands penseurs de l’Histoire et constate que leur discours fonde une morale pragmatique et actuelle. En filigrane, il appelle à une domination des Etats-Unis pour le bien de l’humanité toute entière.
Robert Kaplan est un personnage unique dans la cohorte bien fournie des penseurs stratégiques américains. Grand reporter ayant couvert une partie des conflits armés de notre époque, de la Sierre Leone au Pakistan en passant par les Balkans, il s’est distingué au début des années 90 – et alors qu’une douce euphorie baignait le monde occidental – en annonçant un futur marqué par l’anarchie et les guerres déstructurées. Ces dernières années tendent sans conteste à lui donner raison.
Sous-titré «de l’éthique païenne dans l’art de gouverner», cet essai de 196 pages résulte des interrogations et du besoin de comprendre qui ont hanté l’auteur face aux exactions et aux massacres dont il a été témoin. Sa thèse centrale consiste à expliquer que la morale judéo-chrétienne omniprésente de notre époque n’est pas un bon guide pour l’action gouvernementale, et qu’une véritable morale devrait être fondée sur l’efficacité et non sur les intentions – comme nombre de penseurs l’ont affirmé.
Le livre fait ainsi office de cheminement intellectuel au travers des époques, afin de fonder une stratégie pragmatique – étant entendu que ce sont principalement les Etats-Unis qui ont les moyens et la latitude de l’appliquer. Il aborde ainsi les réflexions de Churchill sur la guerre au Soudan, de Tite-Live sur les guerres puniques, de Sun Tzu, de Thucydide et de Machiavel sur les conflits de leur époque, mais également la pensée de Hobbes, de Malthus et de Kant sur la moralité de l’homme et de l’action.
De la sorte, l’intention de Robert Kaplan est on ne peut plus claire : en étudiant les points de vue, les valeurs et les choix de l’Angleterre victorienne, de la démocratie athénienne ou encore de la république romaine, l’auteur tente de définir une marche à suivre pour la superpuissance américaine. Avec la lenteur des transports et des communications, le Péloponnèse ou la Mare Nostrum étaient tout aussi complexes et vastes que notre monde – et les dilemmes de leurs dirigeants le sont donc aussi.
L’élément central du livre, c’est le constat que la démocratie, le multilatéralisme et les droits de l’homme ne sont pas des fins en soi, mais des moyens souhaitables pour parvenir à limiter le désordre et la violence. Substituer les bons sentiments à des choix politiques forcément imparfaits n’est pas pour l’auteur une vertu. Mieux vaut un dictateur éclairé et ouvert qu’une démocratie hystérique et fanatique. Mieux vaut une Pax Americana sur le monde entier qu’une compétition sanglante entre des puissances belliqueuses.
Cette vision des Etats-Unis comme Léviathan planétaire, assurant bon gré mal gré un ordre précaire parce qu’eux seuls en ont la capacité, est anathème aux yeux de nombreux intellectuels européens. Cependant, ceux-ci refusent les moyens et non les buts, et l’invocation rituelle des Nations-Unies ou du droit international ne masque guère l’absence d’une stratégie globale, ni même des moyens de l’appliquer. La morale épidermique et vaine n’a rien d’une politique vertueuse.
A dire vrai, il est bien difficile de prendre en défaut l’argumentation minutieuse et richement fondée de Robert Kaplan. Eriger le grand bâton de la Maison Blanche comme seule alternative au chaos peut paraître simpliste, mais on n’en voit guère d’autre. De plus, en montrant que l’opinion publique est sujette aux pires errements et que l’anarchie est infiniment pire que la contrainte, il formule par la bande une critique impitoyable des valeurs populistes en vogue sur notre continent.
Que son livre soit le point de départ de toute réponse stratégique crédible aux défis des années à venir, qu’il décrit d’ailleurs avec une cruelle précision, n’est donc pas étonnant.
Maj EMG Ludovic Monnerat