Charles Ardant du Picq, Etudes sur le combat, Economica, 2004
23 janvier 2005
a pensée militaire européenne doit beaucoup à Ardant du Picq : la concentration sur la dimension humaine de la guerre, dont il s’est fait l’avocat résolu, n’a en rien perdu de son intérêt vital. Cette édition brillamment préfacée et complétée le montre.
Le colonel Charles Ardant du Picq occupe une place à part dans la littérature militaire et stratégique. Tombé à la tête de son régiment d’infanterie en 1870, il a eu le temps de mettre à profit sa longue expérience militaire – il a combattu en Crimée, en Algérie et en Syrie – pour remettre en cause les dogmes de son époque, et rechercher dans l’étude historique comme dans l’analyse opérationnelle les mécanismes qui forgent la victoire ou la défaite. D’un caractère difficile et intransigeant, inflexible en toute circonstance, Ardant du Picq n’a pas connu de son vivant la renommée qui sera la sienne au début du siècle passé, et sa pensée depuis la fin de la Seconde guerre mondiale connaîtra une émulation notable avec les recherches de S. L. A. Marshall.
Ce livre de 254 pages permet au lecteur de cerner au mieux cette pensée. Les deux parties des textes originaux – et parfois inachevés – écrits par Ardant du Picq forment naturellement le cœur de l’ouvrage, et constituent une étude détaillée du combat antique puis du combat moderne. Cependant, une remarquable préface du professeur Jacques Fremeaux permet également de replacer l’auteur dans son époque et de montrer l’impact de ses réflexions, alors qu’un total de 6 appendices livrent ses textes originaux sur l’emploi de l’infanterie et de ses armes, ainsi que plusieurs récits historiques qui montrent la méthode qu’il a employée pour ses études.
Son propos central, martelé tout au long des pages comme pour mieux secouer l’apathie de ses contemporains, est on ne peut plus clair : ce sont les ressources morales, la volonté, la détermination, la discipline et la solidarité dans les rangs qui décident du combat, et non les ressources matérielles. S’inscrivant résolument en faux contre la théorie dite des gros bataillons, même si Napoléon Ier en assume la paternité, Ardant du Picq explique – à l’aube de la guerre totale – que les masses ne suffisent pas pour l’emporter, et qu’elles peuvent au contraire se révéler contre-productives en favorisant des mouvements de fuite ou de repli inopinés. Une force réduite mais tenace l’emporte sur une force plus grande mais moins résolue.
La reconstitution détaillée de batailles antiques, en l’occurrence Cannes et Pharsale, lui permet de montrer le rôle des facteurs psychologiques au sein des formations, et comment leur fluctuation irrationnelle influe sur leur tenue. En s’attachant à dépeindre la situation du combattant individuel dans le rang, l’auteur préfigure une démarche qui sera celle d’un John Keegan ; il n’hésite pas non plus à contredire les récits historiques sur la bravoure unanime des soldats ou sur les effets supposés du choc, et à montrer la réalité des combats – la cavalerie qui finit par rebrousser chemin, les rangs arrières qui sont les premiers à se débander, ou encore les chefs qui méconnaissent l’importance de la réserve.
Bien entendu, le combat moderne auquel se réfère Ardant du Picq peut nous sembler outrageusement périmé, avec ses notions de rangs continus ou de feux de commandement. Mais ces principes tactiques dépassés avoisinent des principes de conduite tout à fait actuels : en montrant la transformation du combat par l’évolution technologique, et notamment les cadences de tir multipliées des armes d’infanterie, l’auteur souligne les difficultés que pose aux chefs la dispersion des formations, et indique que les guerres se traduisent de plus en plus par des batailles de soldats. Et que plus une force est isolée, plus elle doit être moralement forte – ce qui reste vital à l’âge de la digitalisation des formations.
Ce livre fournit ainsi une contribution majeure à la pensée militaire la plus moderne, car il indique clairement qu’une organisation militaire doit être construite non pas seulement pour maximiser l’efficacité des armes, mais aussi – ou d’abord – dans le but de minimiser l’effet des faiblesses humaines, et notamment de maîtriser la peur. La notion d’esprit de corps, inventée par Ardant du Picq, est née de la nécessité de prendre en compte ces faiblesses humaines et de conserver l’homme au cœur du métier des armes. Le Chef d’état-major de l’armée de terre française, le général Bernard Thorette, ne dit pas autre chose dans son avant-propos au livre, et son hommage en dit long sur l’importance de ce dernier.
Lt col EMG Ludovic Monnerat