Le rôle des forces spéciales US : entretien avec le commandant Richard Marcinko

20 juin 2005

Membre des forces spéciales US en Irak, 2003L

es forces spéciales occupent une place toujours plus grande dans les opérations militaires contemporaines, et notamment depuis le 11 septembre 2001. La guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis repose ainsi largement sur leur spectre d'actions préventives et décisives.

Le commandant en retraite Richard Marcinko, de l’US Navy, est un personnage mythique dans les cercles militaires, et l’un des officiers des forces spéciales les plus influents à avoir porté l’uniforme des Forces armées américaines. Il est le fondateur et a été le premier commandant de deux des meilleurs unités d’opérations spéciales de la Navy : le SEAL Team Six, probablement la force contre-terroriste la mieux entraînée du monde, qui a été reconstituée sous la forme du Naval Special Warfare Development Group ou DEVGRU, et RED CELL, une unité SEAL chargée de tester les forces de sécurité de la Navy et des Marines de par le monde.


«... La plupart des hommes sont encore lourdement impliqués dans l'instruction. Ils le sont toujours. Nombre d'entre eux sont stationnés en ex-Union soviétique pour faire de la multiplication de forces. »


Parti à la retraite après 30 ans de service, Marcinko est aujourd’hui PDG et consultant de sécurité de SOS Temps, une société privée qui fournit des services aux gouvernements et aux entreprises du monde entier. Il a entraîné des mercenaires, dont une grande partie sont actuellement engagés et déployés autour du globe. En tant que figure de la culture pop, Marcinko est mieux connu comme l’auteur de nombreux livres, dont son best-seller autobiographique Rogue Warrior.



D’un point de vue issu des opérations spéciales, qu’est-ce que nous faisons de juste en Irak et qu’est-ce que nous pourrions mieux faire ?

C’est pour nous une nouvelle manière de combattre. L’entraînement de base [des armées, note du traducteur] visait par le passé à mener une guerre conventionnelle ou à y mettre un terme. La guerre urbaine que nous affrontons à présent, dans laquelle l’ennemi ne porte pas d’uniforme et n’a pas de drapeau, est vraiment malsaine. De plus, en plus d’être au combat, nos soldats doivent être politiquement corrects. C’est une complication qui ne va pas de soi au cours d’une guerre. Dans une situation normale, avec des bons types et des sales types, il faut tout donner et survivre. Aujourd’hui, nous devons en fait nous battre avec une main dans le dos, ce qui complique les opérations de combat.

Regardez, nous prenons des jeunes de 18, 19 ou 20 ans, et nous leur disons qu’ils ne peuvent pas se battre à fond. Ils doivent à la place être aussi diplomates que Negroponte, et ils doivent gagner les cœurs et les esprits. C’est beaucoup de pression pour un gosse.

D’un autre côté, nos éléments d’opérations spéciales sont constitués d’hommes plus âgés. Ce sont ceux qui avaient l’habitude de se soucier des cœurs et des esprits, parce qu’ils s’étaient déjà découverts eux-mêmes.

Les jeunes sont donc aujourd’hui en train de se découvrir eux-mêmes – jusqu’à la première balle portant leur nom – en essayant d’identifier qui sont les sales types, en prenant chaque jour le risque, et en étant assez mûrs pour gagner les cœurs et les esprits.



Peut-être devrions-nous moins nous concentrer sur les cœurs et les esprits, et davantage recourir au combat ? Au niveau stratégique, qu’est-ce que nous devons spécifiquement mieux faire ?

Nous devons être davantage présent aux frontières. Nous devons garder un noyau dans les villes avec la population, et y rester – largement comme nous l’avons fait avec les équipes A, B et C à l’époque du Vietnam. Il ne faut pas se déplacer de ville en ville, mais établir une relation et travailler les cœurs comme les esprits à l’intérieur de la ville, en utilisant les Irakiens pour l’épuration. Ils parlent mieux la langue et ils devraient nettoyer leur propre merdier, parce qu’ils vont devoir vivre avec. De la sorte, nous finirons par vraiment être des conseillers, en les aidant, en leur donnant la technologie et le savoir-faire, et en leur fournissant sur demande les appuis de feu qu’ils n’ont pas.



N’est-ce pas pour l’essentiel ce que nous faisons en ce moment ?

Oui, mais nous le faisons avec des compagnies régulières, pas les types plus âgés et plus expérimentés. Le problème, c’est que la priorité numéro 1 est de rester en vie, pas de gagner les cœurs et les esprits. Il est difficile d’envoyer quelqu’un dans une rue et de lui dire de distribuer des chewing-gums et des sucreries, sans être sûr qu’ils ne sont pas attirés dans ce coin par un enfant qui travaille pour un sniper.

Les insurgents utilisent même à présent des chiens suicides, avec des bombes attachées sur eux. Ils ont utilisé des carcasses d’animaux pour infiltrer des tubes et des roquettes dans les villes. C’est le vieux coup du cheval de Troie.

Au-delà de cela, vous avez le fait que Zarqaoui peut être blessé, recevoir un traitement en ville, puis traverser la frontière pour un traitement plus sérieux. Tout ceci signifie que nous devons être présents à l’extérieur, fermer les frontières et simplement faire des ravages sur les routes que les insurgents utilisent pour entrer et sortir. Il faut les attraper en terrain ouvert. C’est là que l’on peut être brutal. Prenons les Marines, comme nous l’avons fait dans le secteur occidental et le long de la frontière syrienne, et disons, ok, attaquons !



Vous mentionnez Zarqaoui ; avec toute notre technologie et des commandos comme les SEALs ou d’autres types des opérations spéciales dans le pays, pourquoi n’avons-nous pas été capables d’en finir avec Zarqaoui ?

Il faut se souvenir que nous avons trouvé Saddam dans un trou. On a donc besoin d’une personnage local qui nous fait assez confiance pour vous dire qu’ils sont là. Et c’est difficile, spécialement lorsque l’on opère dans une zone où le mode de vie des habitants ne s’est pas vraiment amélioré pendant notre présence. Nous n’avons donc pas toujours l’air d’être le ticket gagnant. Et rappelez-vous que la dernière fois où nous avons quitté les chiites, Saddam s’est occupé d’eux par dizaines de milliers. Ils ne vont donc pas nous faire très confiance, sans oublier qu’ils connaissent le potentiel de guerre civile entre eux-mêmes.



Les Américains ont une perception de l’entraînement et des missions des forces d’opérations spéciales qui est essentiellement formée par ce qu’ils voient à la télévision, au cinéma ou dans les livres. Qu’en est-il en réalité ? A part l’Irak et l’Afghanistan, où est-ce que nos forces d’opérations spéciales sont engagées dans le monde, et quels types de missions remplissent-elles ?

La plupart des hommes sont encore lourdement impliqués dans l’instruction. Ils le sont toujours. Nombre d’entre eux sont stationnés en ex-Union soviétique pour faire de la multiplication de forces. Ils construisent un cadre. Ce cadre construit un autre cadre. Ils sont dans tous les « stans » – Pakistan, Ouzbékistan, etc. Ils sont sur ces cols montagneux. Ils établissent des forces dans ces secteurs, parce qu’il y a encore beaucoup de trafics illégaux – drogues et armes – qui peuvent alimenter n’importe quelle insurrection.

Le différend entre le Pakistan et l’Inde est très dangereux. Tous deux ont des capacités nucléaires et une série de frictions mutuelles. Par conséquent, il y a des zones à problèmes le long de la frontière. A présent, bien sûr, l’Iran est en colère avec le Pakistan suite à certaines déclarations récentes sur le développement nucléaire de l’Iran. Il existe donc une haine mutuelle.

Prenez ensuite quelqu’un comme Oussama ben Laden. Il a toujours opéré au sein d’un petit groupe en transit. Ils se déplacent constamment. Le groupe le protège. Je sais qu’il est uniquement un symbole, mais nous aimerions l’attraper, le tuer et le faire savoir à tout le monde. Nous ne voulons pas qu’il soit un fantôme nous faisant en permanence un pied de nez. Mais ces endroits sont accidentés, lointains et difficiles pour un emploi opérationnel. Regardez par exemple l’Afghanistan : il existe seulement deux types de champs là-bas, les champs de mines et les champs de pavot, et jusqu’à ce que nous puissions développer les routes et créer des accès pour la population, c’est tout ce qu’ils ont pour vivre. Aucune puissance mondiale majeure n’a jamais gagné en Afghanistan. Les chefs de guerre tribaux ont simplement épuisé les envahisseurs. Notre horloge et la leur avancent différemment. Ils sont prêt à attendre, attendre et attendre, alors que nous voulons toujours des résultats instantanés.

Ce n’est donc pas qu’une affaire militaire. C’est très complexe, et c’est pourquoi nos forces d’opérations spéciales sont dans ces régions.



De manière générale, qu’est-ce que le futur réserve à nos forces armées déployées et à nous-mêmes ?

Nos soldats sont certainement endurcis. Nous avons des forces armées très expérimentées, aujourd’hui, au moins pour ce qui est de se découvrir. A présent, il s’agit de trouver l’ennemi et de l’épingler. Et en Irak, si nous n’atteignons pas rapidement un certain rétablissement, ce pays finira dans une guerre civile que personne ne pourra contrôler.

Je nous vois là-bas en 2010 – juste dans le fil de la conversation – avec deux installations majeures qui seront des forteresses américaines, avec des infirmeries, des MacDo, des trucs comme ça. Et ces forteresses seront bâties sur quelque chose comme – dans notre langage – une ligne Mason-Dixon [du nom d’une ligne séparant la Pennsylvanie du Maryland, et qui symbolise toujours le passage du Nord au Sud des Etats-Unis, NDT], afin d’empêcher certains groupes de franchir cette ligne. Et je ne sais combien de temps les contribuables américains seront à l’aise avec cela.

L’Irak sera certainement au centre des élections de 2008. Il faut vraiment que nous nous engagions à fond, de façon concentrée, et faire beaucoup en peu de temps.



Vous parlez souvent des soldats et des marins que se « découvrent eux-mêmes. »

Oui. L’entraînement des SEALs est par exemple très intensif. De ce fait, un SEAL se dit lorsqu’il en sort, « ok, maintenant je sais que je peux tout faire. » Mais c’est de l’entraînement. Vous ne savez vraiment pas comment vous allez réagir au combat jusqu’à ce que les premières balles passent au-dessus de votre tête. J’ai vu des gens qui à l’entraînement étaient des tigres, mais des chatons à la guerre. J’ai aussi vu des gens dont je doutais des raisons pour lesquelles je les emmenais à la guerre, et que sur place j’avais du mal à les garder sous contrôle. C’est le facteur humain.

Après mon premier déploiement au Vietnam, le laboratoire de sciences comportementales de la Navy m’a demandé de venir et de leur dire ce qui faisait un bon SEAL. Quel est le prototype ? Est-ce qu’il faut un foyer brisé ? Est-ce qu’il a des cheveux bruns ? Est-ce qu’il mesure 1,80 m ? 1,75 m ? Tout ce qui pourrait leur donner un cadre pour rendre plus facile la sélection des SEALs. Mais ce n’est pas ainsi que cela fonctionne.

J’aime à dire que les SEALs sont au fond une bande de marginaux qui font de la musique ensemble. Ils défient les systèmes. Ils doivent être défiés, sinon ils ont des problèmes.



Est-ce que nous pouvons la guerre contre le terrorisme ?

Il ne s’agit pas de gagner ou de perdre. Il s’agit de savoir si nous pouvons survivre à la guerre. Ce n’est pas quelque chose qui va s’en aller.

J’ai lu récemment un article dans le Washington Post parlant de réévaluation et de où-allons-nous. Mon avis ? Arrêtons d’étudier le problème, attaquons-le ! Al-Qaïda est une franchise. Oui, Oussama ben Laden est une figure de proue. Il peut collecter des fonds. Mais le vrai problème est le fait que nous avons ces petits monstres qui sortent leurs têtes de caves autour du monde, et que nous les pourchasserons pour toujours. Juste après le 11 septembre, on a dit que les recrues d’Al-Qaïda se trouvaient dans 60 pays différents. Nous savons maintenant que leur présence est encore plus étendue. Ce sont tous des guerriers déloyaux. Ils ne portent pas d’uniforme. Ils ne portent pas de drapeau. Ils peuvent se dissimuler partout où ils sont. Ils peuvent attendre plus longtemps que nous. Il est donc impossible d’écrire une stratégie de sortie pour cette guerre, ou prédire que le dernier coup de pistolet sera tiré en 2009.




Texte original: W. Thomas Smith Jr., "Sharkman of the Delta", MilitaryWeek.com, 16.6.2005    
Traduction et réécriture : Lt col EMG Ludovic Monnerat
    











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