La Suisse face à Schengen/Dublin : interview électronique avec Jacques Pitteloud, coordinateur des renseignements
21 mai 2005
es citoyens suisses se prononceront le 5 juin prochain sur l'association du pays à l'Espace Schengen et à l'Espace Dublin. A la tête du bureau d'appréciation de la situation et de détection précoce, Jacques Pitteloud est l'un des responsables les mieux placés pour apprécier les avantages des accords bilatéraux en matière de sécurité.
L'arrêté fédéral portant approbation et mise en oeuvre des accords bilatéraux est soumis à référendum dans 2 semaines. Plusieurs organisations redoutent en effet que la participation de la Suisse aux accords Schengen/Dublin ne suscite une recrudescence de la criminalité et de l'immigration, ne préfigure une adhésion à l'Union Européenne (UE) ou n'impose des restrictions insupportables à la loi sur les armes. Les deux chambres ont toutefois approuvé à une large majorité cet arrêté fédéral, en mettant notamment en avant des avantages en matière de sécurité, de coopération judiciaire ou dans le domaine de l'asile, sans que cela ne constitue une association définitive.
«... Si le peuple suisse accepte l’accord Schengen, notre pays aura réussi la gageure d’accéder au système SIS sans toutefois devoir lever les contrôles aux frontières. »
Le coordinateur suisse des renseignements, Jacques Pitteloud, a pris depuis plusieurs mois son bâton de pélerin et donné de nombreuses conférences pour expliquer les avantages que les spécialistes de la sécurité du pays comme lui voient dans l'association de la Suisse à l'Espace Schengen. Sans pour autant en surestimer les effets potentiels, ni dissimuler les lacunes de notre pays en matière de sécurité intérieure. Il a bien voulu répondre à quelques questions transmises par courrier électronique.
Quelles seraient les principales conséquences pour la Suisse en cas de rejet des accords Schengen/Dublin en matière de sécurité ?
Le status quo, c'est-à-dire avant tout l’impossibilité d’accéder aux données du système SIS, épine dorsale du dispositif Schengen. Rappelons que le système de recherche électronique SIS représente un saut qualitatif majeur, car les personnes ou objets recherchés sont identifiables dans les plus brefs délais sur l’ensemble du territoire de la zone Schengen. Depuis la mise en place du système Schengen, le nombre de personnes arrêtées a augmenté de manière significative par rapport à l’époque où la coopération policière européenne reposait uniquement sur le système Interpol, le quel ne permet pas de recherche automatisée.
Un autre point mérite d’être souligné. Sans participation à la politique harmonisée de délivrance des visas, il est à redouter que des individus faisant l’objet d’une interdiction d’entrée sur le territoire suisse puissent obtenir un visa Schengen et ensuite entrer illégalement en Suisse. Cela est relativement facile à cause du niveau de contrôle faible entre la Suisse et ses pays voisins. Si au contraire la Suisse adhère au système Schengen, ses interdictions d’entrée valent pour toute la zone Schengen.
Et enfin, il convient de ne pas oublier Dublin: en cas de refus, la Suisse restera le pays d'ultime recours pour tout requérant d'asile débouté quelque part en Europe.
La Suisse est aujourd'hui un espace parfois privilégié par les membres de réseaux terroristes. Est-ce que cela va changer avec l'entrée dans l'espace Schengen ?
Evidemment que si les personnes appartenant à des réseaux terroristes sont répertoriées dans le système SIS, ces personnes seront plus facilement appréhendées. Cela étant dit, Schengen – bien que représentant un atout dans la répression des phénomènes transnationaux comme le terrorisme – ne suffit pas. Il appartient à la Suisse d’adapter son arsenal législatif interne (par exemple une révision de la mal-nommée "Loi sur le Maintien de la Sécurité Intérieure") pour disposer des moyens nécessaires pour lutter contre d’éventuels réseaux terroristes.
Est-ce que la Suisse, en signant les accords Schengen/Dublin, sera amenée à participer à la surveillance des frontières de la "forteresse Europe" ?
Les seules frontières extérieures que connaît la Suisse se trouvent dans les aéroports internationaux. Le travail de surveillance des frontières extérieures se limitera donc, stricto sensu, aux aéroports. Toutefois, il faut rappeler que les contrôles à nos frontières seront maintenus !
Est-ce que l'élargissement de l'Union européenne, s'il se poursuit en direction de l'Orient, ne menace pas l'efficacité des accords Schengen/Dublin ?
Bien au contraire. Prenons l’exemple de la Grèce. Bien que membre de la CEE depuis 1981, elle n’a pu entrer dans le système Schengen que récemment. Ce n’est que 10 ans après l’adoption de la Convention d’application de l’accord Schengen en 1990 que les contrôles ont été levés (2000). Cela démontre que le fait d’être membre de l’UE ne donne pas ipso facto le droit de faire partie de l’accord Schengen. Les critères à respecter sont stricts et seuls les pays qui y répondent ont le droit d’accéder. En clair, lorsque l’UE décidera d’élargir l’accord existant aux nouveaux Etats membres, cela signifiera que ces derniers auront élevé leurs standards au niveau des autres Etats membres.
Ne croyez pas que l’UE reste les bras croisés ! Par exemple un pays comme la Pologne, qui possède une très longue frontière extérieure bénéficie déjà depuis longtemps d’une assistance technique et financière de la part de l’UE. Le savoir-faire est ainsi transmis et des contrôles quant aux avancements en matière de sécurité effectués. L’entrée de nouveaux membres constitue donc une avancée en termes de sécurité.
Dans quelle mesure l'entrée dans l'espace Schengen va-t-elle modifier les missions du Corps des gardes-frontière, et diminuer l'appui que l'armée lui fournit ?
Si le peuple suisse accepte l’accord Schengen, notre pays aura réussi la gageure d’accéder au système SIS sans toutefois devoir lever les contrôles aux frontières. Le beurre et l’argent du beurre en quelque sorte. Les négociateurs ont réussi coup de maître.
En effet, il faut garder à l’esprit que la Suisse ne forme pas une union douanière avec l’UE. Les contrôles aux frontières pourront être maintenus, ce qui ne devrait pas fondamentalement changer la donne pour le Corps de gardes-frontières, dont, soit dit en passant, le travail est excellent !
Il n'en demeure pas moins que tant le CGFr que les corps de police sont en sous-effectif depuis des années. Si le SIS permettra sans doute d'engager ces effectifs limités de façon plus efficace, il ne faut pas imaginer que cela suffira à combler les lacunes, qui, aujourd'hui, sont compensées tant bien que mal par l'Armée.
Schengen est certes un gain de sécurité, mais il est temps de réformer une structure policière héritée du XIXème siècle! Et ce n'est pas l'UE qui fera ce travail à notre place…
Questions : Lt col EMG Ludovic Monnerat