Les Pays-Bas confrontés au péril islamiste
et à leur propre crise d’identité
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14 novembre 2004
e meurtre de Theo van Gogh le 2 novembre dernier a profondément secoué les Pays-Bas, qui connaissent depuis un seuil de violence intercommunautaire inédit. Pour l’éditorialiste américain Michael Ledeen, cela témoigne de la crise d’identité profonde dont souffre l’Europe.
Mohammed B., l’homme accusé d’avoir tué le metteur en scène hollandais Theo van Gogh à Amsterdam la semaine dernière, est né et a grandi aux Pays-Bas. On le connaissait « comme un jeune homme calme, amical et intelligent », un bon élève, un travailleur social bénévole et un étudiant assidu des technologies de l’information. Il était issu d’une famille soudée, et la mort de sa mère voici 3 ans l’a très durement touché. Il a commencé à accorder plus de temps à l'étude de la religion, et est devenu de plus en plus fanatique l'année dernière. Il a abandonné son travail social parce qu'il refusait de servir de l'alcool, et parce que la fondation pour laquelle il s'était engagé organisait des événements où des membres des deux sexes étaient présents. Il vivait de l'aide publique lorsqu'il a tué van Gogh.
«... Les Pays-Bas n'étaient pas disposés à reconnaître qu'ils avaient des ennemis potentiellement mortels chez eux, et qu'il était nécessaire d'imposer les règles du comportement civique à quiconque vivant sur leur territoire. »
La contagion du fondamentalisme
Rien de nouveau sous le soleil : Mohammed B. est l’équivalent hollando-marocain de l’assassin pakistano-britannique de Daniel Pearl. Tous deux étaient issus de bonnes familles qui s’étaient apparemment intégrées à la société occidentale. Tous deux étaient bien instruits et sur une pente ascendante. Tous deux avaient de l’argent et des opportunités. Aucun ne souffrait d’une discrimination particulière. Tous deux vivaient dans des sociétés politiquement correctes et méticuleusement tolérantes, qui n’autorisaient aucune intrusion dans la vie privée. Il n’y avait aucune raison apparente, psychologique ou sociologique, pour qu’ils deviennent des assassins. Mais chacun a librement choisi d’être un terroriste.
Chacun a également choisi d’accomplir un meurtre rituel. Tous deux ont décapité leur victime – ou presque dans le cas de van Gogh. Ce qui a longtemps été l’apanage des terroristes islamistes radicaux, dont les vidéos de décapitation étaient utilisées pour recruter de nouveaux djihadistes bien avant qu’elles ne soient diffusées de par le monde. Les recrues s’engagent dans le djihad précisément pour décapiter les infidèles et les croisés qu’ils haïssent. Mohammed B. a ajouté une subtilité macabre : il a laissé un message de haine pour les Juifs, les Chrétiens, les Européens et les Américains empalé dans la poitrine de van Gogh avec l’arme du crime, un poignard ensanglanté.
Mohammed B. n’était pas un solitaire ; en l’espace de quelques jours, la police hollandaise a arrêté 7 autres membres de ce qu’elle appelle un groupe terroriste, et les autorités espagnoles ont affirmé que l’ordre de commettre le meurtre rituel est venu de leaders terroristes vivant dans leur pays. Si ces affirmations sont confirmées, alors le meurtre de van Gogh n’aura pas été le résultat de circonstances locales, mais bien le produit d’un réseau continental de fanatiques semblables.
Comme l’a tristement noté l’excellent journaliste italien Magdi Allam dans le Corriere della Sera, quelques jours après l’événement, le meurtre de van Gogh a probablement marqué la fin du rêve utopique d’une Europe multiculturelle, parce qu’il force les Européens politiquement corrects à affronter une crise d’identité qui est étrangement symétrique avec le même type de crise qui afflige les musulmans depuis 30 ans. Toutes deux ont été provoquées par des victoires occidentales : l’humiliation des armées arabes par Israël en 1967, ainsi que la défaite et la dissolution de l’Empire soviétique.
La Guerre des Six Jours et l’effondrement subséquent qu’a connu le rêve d’un empire panarabe ont catalysé la résurgence du fondamentalisme islamique et son intolérance virulente des libertés sociales, religieuses et politiques. Comme l’exprime Allam avec élégance, Al-Qaïda représente la privatisation et la globalisation du terrorisme islamique dans sa forme la plus brute et la plus haineuse. Mais elle attire de nombreux musulmans, dont certains vivent ou sont même nés en Occident, parce qu’ils la trouvent spirituellement satisfaisante, et aussi parce qu’il n’y a aucune force spirituelle en Europe capable de la contester.
Dans l’état actuel des choses, les Européens sont tellement fascinés par le relativisme culturel et le politiquement correct qu’ils sont totalement incapables de contester une idée, même le programme djihadiste consistant à créer un Etat théocratique à l’intérieur de la société civile occidentale. Les groupes terroristes se considèrent eux-mêmes autonomes, une communauté de croyants opposés à la plus large communauté des mécréants et des apostats.
L’assassinat de Theo van Gogh est l’exemple typique de ce qui se produit lorsqu’une société tolérante mais incertaine pousse le politiquement correct jusqu’à son extrême illogique. Car Mohammed B. n’a pas choisi le terrorisme tout seul. Il a été endoctriné et recruté dans une mosquée où il a reçu à pleines doses la doctrine wahhabite « prédominante en Arabie Saoudite. » Le meurtre de van Gogh n’a été que la répétition des nombreux meurtres perpétrés par Zarqaoui et ses suivants en Irak, exaltés par des imams fanatiques. Comme le rappelle Allam, toutes les mosquées ne sont pas fondamentalistes, extrémistes ou terroristes, mais tous les fondamentalistes, extrémistes et terroristes le sont devenus dans les mosquées.
Les Pays-Bas – comme chaque autre société européenne que je connais – n’étaient pas disposés à reconnaître qu’ils avaient des ennemis potentiellement mortels chez eux, et qu’il était nécessaire d’imposer les règles du comportement civique à quiconque vivant sur leur territoire. Le politiquement correct a rendu impossible ne serait-ce que la critique des djihadistes, et bien sûr le fait de les contraindre à respecter les usages de la société. Il suffit de voir ce qui s’est produit le lendemain du meurtre : un artiste à Rotterdam a improvisé une fresque murale qui comprenait un ange et les mots « tu ne tueras point. » L’imam du coin a protesté, et les autorités locales en enlevé la fresque.
Voilà ce qui arrive lorsqu’une culture est relativisée jusqu’au suicide. Comme l’a relevé un jour Daniel Patrick Moynihan à propos d’un politicien américain, « il ne peut plus faire la distinction entre nos ennemis et nos amis, de sorte qu’il a fini par adopter la vision du monde de nos ennemis. » Ceci est maintenant arrivé aux Européens, qui ne peuvent pas faire de distinction entre des sociétés libres – leurs amis naturels – comme les Etats-Unis et Israël, et qui ont fini par embrasser des ennemis tels que les régimes islamistes radicaux, ou presque béatifier Yasser Arafat.
Le processus par lequel les Européens sont parvenus à cette grave impasse s’est enclenché à la fin du XIXe siècle, lorsque l’intelligentsia s’est révoltée contre « la société bourgeoise » et ses valeurs, puis a recherché un sens plus profond dans la violence nihiliste, le fascisme et le communisme, au cours de guerres qui ont englouti le monde entier. Les Européens auraient pu affronter leur crise spirituelle après la Seconde guerre mondiale (et certaines braves âmes l’ont essayé, comme Albert Camus), mais la guerre froide l’a renforcée. Avec un ennemi gigantesque à leurs frontières, les Européens ont raffiné la question, opté pour un matérialisme sans âme (ce qui leur a donné un Etat-providence et un taux de naissance qui promettent leur extinction relativement rapide) et fait semblant de croire que le cœur de la civilisation occidentale n’a rien à voir avec leurs vies.
Quand la guerre froide s’est achevée, la crise était toujours présente, mais ils l’ont projetée sur nous. Les Etats-Unis « avaient besoin d’un ennemi », se moquent-ils, parce qu’autrement ils ne pourraient pas définir leur mission. Mais ce sont les Européens qui ont perdu leur ennemi, et donc dû affronter leurs terribles contradictions et leurs échecs moraux. A présent, ils ridiculisent les Américains en raison de leur foi supposée archaïque. Ils comparent même la religion des Etats-Unis avec le fondamentalisme qui maintenant les menace à l’intérieur de leurs villes modèles et qui met en péril leur utopie laïque tellement suffisante.
Les Pays-Bas sont aujourd’hui aux prises avec une violente réaction. Des mosquées et des écoles religieuses sont incendiées. Des mesures d’urgence ont été prises. Les Hollandais cherchent une « solution », mais ils fuient toujours le vrai problème. « La crise multiculturelle », souligne sagement Magdi Allam, « devrait nous apprendre que seul un Occident doté d’une forte identité religieuse, culturelle et morale peut tolérer les ‘autres’ et s’ouvrir à eux de manière constructive et pacifique. Et que l’objectif doit être un système de valeurs partagées avec une identité commune. »
Texte original: Micheal Ledeen, "The Killers", The National Review Online, 10.11.2004
Traduction et réécriture: Lt col EMG Ludovic Monnerat