L’inaction face au Darfour, un autre triomphe de la communauté internationale et des Nations Unies
26 septembre 2004
es dysfonctionnements de la communauté internationale sont aujourd’hui mis en évidence par le cas du Darfour. L’éditorialiste américain David Brooks, dans le New York Times, s’en indigne et décrit de manière implacable l’inaction des Nations Unies pour mettre un terme à une extermination en cours.
Or donc nous avons pris la voie multilatérale.
Confrontés au meurtre de 50'000 personnes au Soudan, nous avons évité tout ce vieux et méchant unilatéralisme, tout ces trucs hégémoniques, impérialistes et néoconservateurs, tout ce discours parlant d’empire, de vas-y-seul, de coalition-des-forcés. Notre réponse à la crise à été si exquisément multilatérale, méticuleusement consultative, collégialement coopérative et amicale envers les alliés qu’elle ferait se pâmer John Kerry et qu’un million d’éditorialistes hocheraient la tête en une sage approbation.
«... La résolution a été adoptée, et c'était une bonne journée pour la consolidation des alliances et le partage des fardeaux, car le fardeau de l'inaction a été équitablement partagé entre tous. »
Or donc nous autres Américains avons rassemblé notre colère face aux massacres du Darfour et sommes allés aux Nations Unies. Des appels ont été lancés, des exhortations ont été proférées et des platitudes ont été étalées comme de la béarnaise. Le grand bourdonnement de la diplomatie indiquait que la communauté globale bruissait vers l’action.
Pendant ce temps, des hélicoptères de combat mitraillaient des enfants au Darfour.
Négociation stérile et inaction pathétique
Nous avons fait tout le nécessaire. Le Président était impliqué, le Secrétaire d’Etat était clair et lucide, l’ambassadeur à l’ONU était éloquent, et le Congrès était uni. Et suivant la structure de la loi internationale, nous avons eu le débat qui, bien entendu, allait être la première des priorités pendant que des avions bombardaient des villages.
Nous avons une discussion pour savoir si l’extermination d’êtres humains dans ce cas était suffisamment concentrée pour correspondre à la définition technique du génocide. Car si tel est le cas, alors les « organes compétents des Nations Unies » peuvent être appelés à agir de manière appropriée, et vous savez comme peuvent être effrayants les organes compétents lorsque l’on fait une fois appel à eux.
Les Etats-Unis ont dit que les meurtres aux Darfour était effectivement un génocide, les Européens n’en étaient pas si sûrs, la Ligue Arabe a dit que tel n’était absolument pas le cas, les cheveux ont été coupés en quatre et les légalismes analysés, et le débat sur le nombre de cadavres que l’on peut placer sur la tête d’une épingle s’est déroulé sur des tons de stentor pendant que l’extermination massive d’êtres humains se poursuivaient à un rythme pouvant – ou non – atteindre le niveau d’un génocide.
Car des gens sont toujours affamés et meurent au Darfour.
Mais le processus multilatéral a poursuivi son digne chemin. Le secrétaire général de l’ONU faisait des préparatifs pour créer une commission. Des résolutions préliminaires ont été adoptées, et on a dit aux meurtriers en série de cesser – souvent sur un ton glacial. La communauté internationale, versée dans l’art d’exprimer sa désapprobation après avoir exprimé des désapprobations en rafales à propos du Rwanda, du Congo, des Balkans ou de l’Irak, a exprimé sa désapprobation.
Et pendant ce temps, 1,2 millions de personnes étaient obligés de quitter leur foyer au Darfour.
Il y a même eu quelques allusions à l’envoi de soldats US pour mettre un terme à la violence, ce qui bien entendu aurait été un acte brutal des impérialistes unilatéraux assoiffés de pétrole, et qui aurait jeté un million de pacifistes dans les rues en guise de protestation. A la place, les Etats-Unis ont proposé une résolution menaçant le Soudan de sanctions, qui déclencha un autre cycle de communiqués.
Les Russes, qui vendent des avions militaires au Soudan, ont décidé que des sanctions ne seraient pas dans l’intérêt de l’humanité. Les Chinois, dont les compagnies pétrolières ont une présence significative au Soudan, ont menacé d’user de leur droit de veto. Et c’est ainsi qu’a commencé la grande édulcoration. Finalement, voici une semaine, le Conseil de Sécurité a adopté une résolution menaçant de « considérer » des sanctions contre le Soudan à un certain stade, mais pas de sitôt.
Le débat au Conseil de Sécurité avait l’insipidité décorative que l’on peut en attendre. Le délégué algérien avait une « profonde inquiétude ». Le délégué russe a jugé la situation « complexe ». Le Gouvernement soudanais a été loué parce que les massacres se déroulaient moins vite. L’atmosphère était remplie des obfuscations nuancées, du jargon technocratique et de la fadeur amorale qui caractérisant les délibérations multilatérales.
La résolution a été adoptée, et c’était une bonne journée pour la consolidation des alliances et le partage des fardeaux, car le fardeau de l’inaction a été équitablement partagé entre tous. Et nous connaissons à présent la pratique. Chaque fois que se produit une atrocité, nous observons la communauté internationale passer à travers la même série d’étapes :
- Choc et inquiétude
- Détermination croissante
- Négociation stérile
- Inaction pathétique
- Honte et humiliation
- Promesses de ne plus jamais laisser cela se produire
Le « plus jamais ça » finit toujours par arriver. Mais tout de même, nous nous sommes tous mis d’accord, ce triste processus est préférable à une coalition improvisée de nations qui se décident à agir « unilatéralement ». Cela ne pourrait que manquer de légitimité ! Distendre les alliances ! Menacer le droit international ! Mettre en péril l’idéal multilatéral !
C’est bien dommage pour les pauvres gens qui meurent au Darfour. Leur nombre ne cesse de croître, de 6000 à 10'000 par mois.
Texte original: David Brooks, "Another Triumph for the U.N.'", The New York Times, 25.9.2004
Traduction et réécriture: Lt col EMG Ludovic Monnerat