Guerre asymétrique et droit international : pour un nouveau traitement juridique de la
fracture de paix
9 mai 2004
e droit actuel des
conflits armés porte avant tout sur la guerre symétrique, et n'aborde la
question des entités non étatiques que sous l'angle humanitaire, ce qui leur
accorde des avantages considérables. Pourtant, le Droit de la Haye permet aux
États d'envisager une resymétrisation à même de renforcer la sécurité des démocraties.
Beaucoup de littérature a
fleuri sur le concept de guerre asymétrique depuis le 11 septembre. On parle le
plus souvent de stratégie du faible au fort, par laquelle l'attaquant qui ne
disposerait pas d'un arsenal, non seulement classique mais en outre, d'une
puissance létale concurrentielle avec les grandes et moyennes puissances, se
retrouverait « réduit » voire « contraint » à utiliser des
moyens non conventionnels pour réussir.
«... La réduction de la
fracture de paix, causée par la guerre asymétrique, devrait
pouvoir donner le jour à un système de mandat d'intervention spécial au
bénéfice de l'État victime. »
Au-delà de
l'approximation d'une telle analyse, qui omet le principe de guerre par
procuration, tout à fait envisageable pour une ou plusieurs puissances, c'est
la limitation du concept à son aspect capacitaire qui nous semble poser
problème. En effet, l'un des déterminants de base d'une guerre asymétrique ne
se trouve pas seulement dans l'usage de techniques non conventionnelles, voire
« hors limites » [1] ou même dans les finalités plus ou moins nihilistes du conflit provoqué, mais
aussi dans le droit de la guerre qui lui est applicable.
Le droit de la guerre
classique repose en effet sur une symétrie indéfectible, en ce sens que celui
contre qui on est en guerre, est censé l'être aussi. La symétrie résulte de cet
état de belligérance conjoint et réciproque qui est l'apanage des États
souverains. Depuis les tentatives de bannissement de la guerre ( outlawry of war) par le pacte de la SdN
de 1919 [2],
la guerre est toujours conçue, du point de vue du droit international,
quasi-exclusivement comme une question symétrique entre États souverains [3].
Or, en situation de
guerre asymétrique, c'est bien l'état juridique de guerre qui va changer. En
effet, l'état de guerre ne vaudra plus que pour l'une des parties, généralement
l'attaquant. Par exemple, lorsque tel groupe armé privé déclare le djihad à tel
ou tel pays, le premier est en guerre mais pas nécessairement le second, qui
n'y verra souvent qu'une incantation lointaine, même si elle demeure
inquiétante, pour la bonne raison qu'elle n'émane pas d'un État souverain.
Certes, il existe bien
tout un pan du droit international applicable aux entités guerrières non
étatiques, mais il s'agit essentiellement de droit humanitaire [4],
dont les combattants non étatiques peuvent bénéficier eux-mêmes, sous certaines
conditions[5].
En conséquence, lorsque l'attaquant n'est pas (ou pas directement) un État
souverain ( stateless warfare) mais un
groupe armé privé, la réplique militaire
classique d'État à État n'est juridiquement plus envisagée, dans le sens où il
n'est pas prévu de lui déclarer un état de guerre spécifique, géré par l'armée
et ses règles d'engagement.
Les alternatives de
riposte pour l'État
Les résultats d'un tel
vide conceptuel sont tout de même faramineux. Qui aurait cru, par exemple en
pleine guerre froide, que l'acte de guerre le plus dangereux qui soit,
consistant à lancer sur le Pentagone un missile de croisière, aurait pu
s'effectuer sans que la moindre riposte militaire directe des États-Unis soit
possible, dès lors qu'il fut bricolé sous forme d'avion détourné et piloté
par des militaires sans uniforme? C'est tout l'art de la guerre asymétrique que
de « scotcher » ainsi sa victime. Les groupes armés qui ont conçu
cette opération, connaissaient fort bien leur périmètre stratégique
d'intervention.
Quelles sont dès lors les
alternatives de riposte pour un État souverain et démocratique ?
a) Conflit asymétrique interne
Si le groupe armé privé est installé dans les
frontières de l'État attaqué, la riposte sera obligatoirement une opération de
police interne suivie, en cas de succès aléatoire de l'enquête, d'une séquence
judiciaire à l'issue incertaine.
b) Conflit asymétrique international
coopératif
Si le groupe armé privé
est installé au sein d'un État tiers, il sera de la responsabilité
discrétionnaire de ce dernier de faire la police chez lui [6].
S'il n'en a pas les moyens, il pourra soit autoriser l'État attaqué à quelques
opérations de police communes, voire militaires, comme c'est le cas au
Pakistan, soit demander l'assistance d'autres États, comme le fait aujourd'hui
l'Afghanistan, soit combiner les deux solutions.
c) Conflit asymétrique international
non coopératif
L'État souverain,
hébergeur du groupe armé, pourra également nier l'existence de ce dernier dans
ses frontières, soit encore refuser purement et simplement d'intervenir.
Si l'État attaqué estime
que cette absence de réaction s'apparente à de la complicité, voire même à de
la co-action, il pourra alors éventuellement attaquer l'État hébergeur, au nom
de la légitime défense [7],
à charge de démontrer cette complicité devant l'ONU, dans une logique
parajudiciaire relativement complexe et laborieuse.
d) Conflit asymétrique avec
extranéité infra étatique
Dans l'hypothèse où c'est
un proto-État qui héberge le groupe armé privé, le système s'amplifie. L'État
attaqué ne pourra exiger du proto-État non souverain de faire totalement la
police chez lui. En outre, le groupe armé pourra aspirer lui-même au pouvoir,
et dès lors lui dénier cette légitimité de police, voire le menacer de créer
les conditions d'une guerre civile, classique celle-là. Il bénéficiera même, le
cas échéant, du droit humanitaire applicable aux Mouvements de Libération
Nationale, au titre de l'article 96 du Protocole additionnel I de 1977 [8].
L'État attaqué ne peut davantage faire une guerre classique directe au proto-État
dans la mesure où, justement, il n'est pas un État. Certains stratèges du
proto-État auront d'ailleurs compris tout leur intérêt à faire perdurer leur
situation de droit non abouti, afin de se préserver d'une riposte militaire
classique.
Tout cela va donc
s'inscrire dans un dédale de décisions politiques et juridiques volatiles,
situées à l'opposé de l'unité de commandement généralement de rigueur en
situation de guerre. Le guerrier asymétrique double ainsi son avantage
d'origine qu'est le recours à une attaque surprise hors limite, par une
probabilité de riposte très amortie. Le bilan coût/avantage lui est favorable
et les logiques de dissuasion encore inexistantes [9].
Les démocraties n'ayant
intégré l'état de guerre qu'entre États souverains, elles cantonnent donc
prioritairement leur réplique à la gestion criminelle de droit commun. L'ONU
n'ayant quant à elle été conçue que pour calmer les ardeurs de la guerre
symétrique, elle a le plus grand mal à traiter les déclarations de guerre, même
officielles, émanant des groupes armés privés optant pour l'asymétrie [10].
Il en résulte que, du
point de vue du droit à entrer en guerre (ius ad bellum), l'attaqué
n'étant pas en guerre réciproque contre l'attaquant, il n'aura finalement le
choix qu'entre seulement deux solutions.
a) Le déni de guerre.
C'est la voie choisie par différents États alignés
sur les positions des mouvements pacifistes, lors du déclenchement de la guerre
d'Irak. Il s'agit alors d'une position qui s'apparente
au syndrome de Stockholm en politique et que l'on a vu s'appliquer en Espagne
après les attentats du 11 mars. Dans le cas des États seulement attaquables et
non encore attaqués, on pourrait même parler d'un syndrome de Stockholm
antérograde. En effet, l'État attaquable
développe généralement un sentiment de confiance, voire de sympathie envers
certains instigateurs de la guerre asymétrique dont il peut être victime. On
n'a vu aucune manifestation particulière d'hostilité directe à l'égard de
certains tenants du salafisme ou du wahhabisme par exemple, qui furent sans
conteste les sources d'inspiration essentielles, voire même de commandement,
des guerriers du 11 septembre et du 11 mars. On a vu en revanche se développer
une réelle hostilité des pacifistes envers les autorités des pays victimes.
b) La riposte militaire unilatérale
L'État attaqué qui décidera unilatéralement de
riposter militairement devra alors supporter l'ire de la Communauté
internationale lui déniant le droit de gérer sa guerre. En effet, face à un non
État, il apparaîtra assez mécaniquement comme un transgresseur du droit
international. C'est notamment le cas de l'État d'Israël qui se voit reprocher
des actes « extrajudiciaires » [11]
lorsqu'il élimine deux officiers supérieurs d'une armée sans uniforme (les
officiers Yacine et Rantissi).
Les réponses
juridiques disponibles
Pour l'heure et pour
l'Europe, espérons que nos démocraties se réveilleront un jour et viendront
enfin nous expliquer publiquement, depuis la tribune de l'ONU, que le
terrorisme étant un acte de guerre et non un acte de droit commun, il devrait
être passible d'une procédure d'engagement militaire repensée, spécialement en
termes juridiques.
L'alliage du
renseignement intégré, des frappes préventives, de la rétention militaire de
type Guantanamo, de la contre-subversion active, voire même tout simplement
l'engagement de l'armée dans les tâches de protection comme celles du G8, du
symposium de Davos ou des ambassades, en font sans doute déjà partie sur le
plan technique. Qu'en serait-il juridiquement ?
En remontant au corpus du
« Droit de La Haye », datant de 1899 et 1907 et toujours en vigueur
au bénéfice des quelques fusions avec le droit humanitaire de Genève et ses
Protocoles additionnels, on observe que les guerriers asymétriques s'autorisent
tout ce qui est, justement et formellement, prévu et interdit par les
conventions relatives à la conduite des hostilités dans les conflits armés ( ius
in bello), dont ils ne sont évidemment pas signataires.
L'article 51 §2 du
Protocole additionnel I de 1977, résume à lui seul le champ d'interdiction en
ces termes : « Ni la population civile en tant que telle ni les
personnes civiles ne doivent être l'objet d'attaques. Sont interdits les actes
ou menaces de violences dont le but principale est de répandre la terreur parmi
la population civile ».
Mais l'arsenal juridique
des conventions internationales englobe beaucoup plus largement les techniques
de guerre asymétrique:
- attaques directes interdites des personnes civiles (articles 48 et 51 du
Protocole additionnel),
- utilisation interdite de non-combattants pour protéger des objectifs
militaires
- obligation d'éloigner les objectifs militaires des zones peuplées
(Convention de Genève III),
- attaques interdites des biens civils (article 52 du Protocole additionnel
I)
- attaques indiscriminées interdites (articles 51 § 4 et 5 du Protocole
additionnel I),
- attaques interdites des localités non défendues (article 59 §1 du Protocole
I),
- attaques interdites des zones neutres, démilitarisées et/ou sanitaires
(articles 14 et 15 de la Convention de Genève IV et 23 de Genève I),
- attaque interdite des biens indispensables à la survie de la population
civile, des biens culturels, des lieux de culte (articles 53 et 54 Protocole
additionnel I),
- atteintes interdites à l'environnement naturel (article 55 Protocole additionnel
I),
- enrôlements interdits des enfants (articles 53 §1 Convention Genève I),
- attaques interdites des ouvrages d'art contenant des forces dangereuses
(article 56 Protocole additionnel I),
- etc.
Les dispositifs
internationaux prévoient également la prohibition d'armes aggravant les
propriétés létales et causant des maux supplémentaires et indiscriminés (comme
les clous des bombes terroristes) mais aussi les méthodes typiques de la guerre
asymétrique, comme la « perfidie » (articles 53 §1 Convention Genève
I, 45 Convention Genève II, 37-39 Protocole additionnel I). Cette dernière
méthode comprend par exemple les feintes suivantes :
- fausse intention de négocier,
- fausse intention de reddition,
- fausse incapacité (blessure ou maladie) mais sans doute aussi juridique,
- faux statut de non combattant,
- faux statut protégé (diplomatique, sanitaire), etc.
Mais en outre, c'est
toute la logique juridique de la guerre asymétrique qui est visée par les
conventions internationales, lorsque celles-ci prohibent les « … actes qui trompent la bonne foi de
l'adversaire en utilisant à des fins hostiles l'obligation de celui-ci de
respecter des règles du droit des conflits armés… » [12].
On constate ainsi avec étonnement que le Droit de La Haye a à peu près tout
prévu des actes de guerre que le terrorisme fait subir à ses victimes.
La question est alors la
suivante : comment se fait-il que, disposant d'un tel canevas juridique,
on continue de traquer les guerriers asymétriques selon les règles civiles et
pénales internes de droit commun ? Comment se fait-il qu'aucun organe
international n'ait encore inscrit à son ordre du jour une extension expresse
aux conflits asymétriques, et dans l'ordre interne, du corpus de La Haye
? [13]
C'est en effet ce
transfert à l'ordre interne qui parait juridiquement le plus prometteur, dans
la mesure où tous les principes en sont déjà acquis en droit positif. Il se
ferait en quelque sorte à rebours du ius
in bello dont la raison d'être est justement de restreindre l'action
guerrière. Il passerait dès lors par une reformulation du droit d'entrer en
guerre : le ius ad bellum.
Cette internalisation du
droit conventionnel aurait en effet le mérite de répondre à la dilution de
l'élément territorial dans les conflits asymétriques en restituant son rôle premier
à l'armée, qui est de protéger ses concitoyens contre toutes formes de guerre.
Contre une déclaration ou
une situation de guerre asymétrique, on peut imaginer un droit de police
interne, militaire et distinct du droit commun. Ce droit serait comparable à
celui d'un état de siège, qui serait ratione
materiae (en considération de l'acte) plutôt qu'exclusivement ratione loci (en considération du
territoire).
Dès lors qu'un groupe
armé privé s'engagerait dans des actions prohibées par le droit de la Haye, les
règles d'engagement militaires trouveraient à s'appliquer et non plus le droit
pénal classique. En d'autres termes, par son entrée en guerre asymétrique, le
terroriste prendrait le risque d'une réplique militaire systématique et
réduirait fortement ses chances d'obtenir une porte de sortie judiciaire. Cela
se traduirait en particulier par une requalification du combattant sous le
terme « d'ennemi » et non plus de terroriste tout court. Il serait
alors voué à supporter les conséquences de ses actes en termes d'élimination
physique et ciblée de sa personne, de contrôle de sa doctrine de guerre et de
responsabilisation directe de sa chaîne de commandement et d'inspiration.
Deux questions se posent
pour basculer du droit commun au ius ad
bellum : la qualification de l'acte et la preuve. L'acte, comme on l'a
vu plus haut, est déjà largement qualifié par le droit international actuel. Le
système de preuve pourrait aller de la prise en compte des déclarations et
appels à la guerre jusqu'à un renversement de charge, très classique dans les
démocraties, pour les actes secrets. A ce titre, ce serait à celui qui se
retrouverait dans la situation qualifiée d'acte de guerre (consommé ou
préparatoire), qu'il appartiendrait de prouver qu'il commet ou envisage de
commettre un acte criminel détachable d'un acte de guerre.
S'agissant des garanties
humanitaires applicables, on les trouve déjà au complet dans le Droit de
Genève. Il n'y a donc pas à s'étendre sur ce sujet.
S'agissant du fait
d'internalisation, rien à réinventer non plus. On pourrait en effet s'inspirer
du principe de « reconnaissance de belligérance » qui fonctionna
jusqu'aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Il s'agissait d'un acte
unilatéral d'un État envers une entité armée non étatique, destiné à lui
appliquer les règles du conflit armé, généralement dans le cadre d'une dispute
territoriale. Cette reconnaissance s'appliquerait ici du fait de l'acte.
La réduction de la
« fracture de paix », causée par la guerre asymétrique, devrait
pouvoir donner le jour à un système de mandat d'intervention spécial au
bénéfice de l'État victime. Ce mandat lui donnerait un droit spécial
d'ingérence dans les pays d'accueil des groupes armés, qui seraient
réfractaires ou insuffisamment équipés, sous le contrôle très strict d'une
instance internationale d'instruction. Le droit commun reprendrait sa place en
cas de légitime défense.
On imagine d'ici les oppositions
classiques au droit d'ingérence, relatives à la souveraineté de l'État
réfractaire. S'agissant d'un droit d'ingérence non humanitaire, s'y ajouterait
la crainte de voir tout refus dégénérer en conflit, bien symétrique celui-là.
Mais n'est-ce pas en explorant ces pistes que l'on pourra mieux révéler les
responsabilités des uns et des autres ? N'est-ce pas dans la
« resymétrisation » que la dissuasion pourra retrouver de son
efficacité, justement ?
La logique de guerre par
procuration qui sous-tend la protection d'un groupe armé privé, aurait-elle
toujours autant d'efficacité si l'immunité de l'État d'accueil complice se
trouvait réellement remise en question ? Il deviendrait en toute hypothèse
plus difficile d'accuser tel ou tel État de sortir du droit international
lorsqu'il fonderait justement son intervention de police sur lui.
N'est-ce pas en effet le
rôle des démocraties de s'entendre pour se protéger, légalement et
solidairement, d'attaques dont elles ont tout prévu depuis un siècle ? N'est-ce
pas également le rôle de l'ONU de renforcer les démocraties de ce point de vue
précis ? En revanche, si le fonctionnement de cette vénérable institution
conduisait à faire la vie facile aux guerriers asymétriques, ils auraient
réussi un formidable retournement de sa raison d'être et de sa charte.
Arnaud Dotézac, avocat