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La menace transversale et superposée du futur

11 avril 2004

Madrid, 11.3.04S

e préparer aux conflits de demain exige de cerner les motivations, les dimensions et les modalités des attaques que nous subirons. Cet article a pour but d'analyser la menace future et de souligner le caractère inédit de sa mise en œuvre opérationnelle, en situant ainsi l'emploi des forces de sécurité.

Les nations d'Europe occidentale s'accrochent au rêve éveillé d'un futur sans ennemi et de risques sans menace. Il est souvent devenu politiquement incorrect de mettre en évidence les organisations et les collectivités qui ont l'ambition de s'en prendre à nos intérêts et à nos concitoyens, sauf pour rappeler la part majeure de responsabilité que nous avons dans leurs actes. En Suisse, le terme même d'ennemi a été consciencieusement écarté des règlements militaires, et on ne le trouve plus qu'au détour de textes anciens ou sur des systèmes d'armes dont l'adaptation était trop coûteuse. Les forces longuement étudiées de l'ex-Pacte de Varsovie ont fait place à un adversaire à la fois générique et symétrique, défini par des capacités conventionnelles et empruntant ses structures et équipements aux meilleures armées occidentales.


«... Nous serons attaqués pour ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas, pour nos discours et nos silences, pour nos convictions et nos doutes. »


Mais ne pas reconnaître un ennemi ne suffit pas à annihiler celui-ci[1]. Dans les années 90, la montée en puissance des attaques terroristes, l'impact croissant de conflits locaux multipliés, l'augmentation frappante des taux d'homicide[2] et des trafics d'armes ainsi que les nouvelles capacités asymétriques nées de la technologie ont tous contredit la vision d'une Histoire post-moderne et apaisée. Les attentats du 11 septembre 2001, à eux seuls, ont démontré qu'un groupe non-étatique avait désormais la possibilité d'infliger des pertes et des dégâts d'une ampleur inaccessible à la plupart des Etats. La torpeur du continent européen et le large somnambulisme de ses élites politiques, médiatiques et académiques sont ainsi à la base de ce refus idéologique consistant à nier la mutation du monde, l'obsolescence des acquis et l'existence d'une menace.

Pourtant, celle-ci n'a plus la simplicité confortable de l'affrontement Est-Ouest et de la guerre totale. Habitués de longue date à discriminer les forces en présence entre «bleu» et «rouge», les états-majors militaires peinent à développer les outils leur permettant de saisir les nuances de leurs environnements opérationnels ; les missions de maintien de la paix menées dans les Balkans et ailleurs ont montré l'importance d'un savoir-faire permettant de maîtriser la violence de manière durable et constructive[3]. Les corps de police, accoutumés pour leur part à fournir des réponses proportionnelles aux actes criminels et délictueux perpétrés sur le territoire national, sont de plus en plus confrontés à une menace radicalisée et transnationale, utilisant des armes de guerre et des procédures de combat contre lesquelles les agents en uniforme sont matériellement et méthodologiquement démunis.

Remédier suffisamment tôt à cette impréparation pour avoir un éventail de réponses disponibles nécessite dès lors une analyse approfondie de la menace future. Pourquoi serons-nous attaqués ? Quelle forme auront ces actions ? Quels en seront les auteurs ? Comment ceux-ci vont-ils agir ? Voilà les quatre questions auxquelles cet article a l'ambition de répondre, afin de contribuer à jeter les bases des transformations que vivront dans le courant de la décennie les forces de sécurité civiles et militaires.



Les raisons

Imaginer aujourd'hui que nous puissions demain être délibérément, directement ou personnellement attaqués est inconcevable aux yeux de nombreux dirigeants européens. Cela ne correspond pas à l'image qu'ils se sont fait du monde, à la paix perpétuelle que l'élargissement de l'Union doit rendre inéluctable. En Suisse plus encore que dans le reste du continent, l'idée de guerre est rejetée comme une horreur inconcevable et comme une absurdité révolue ; la presque unanimité de la presse et de la classe politique à décrire l'opération militaire alliée en Irak en termes apocalyptiques a trahi un vrai blocage conceptuel : la coercition armée n'est plus admise en tant que fait social, l'usage de la force est devenu un fardeau que nul ne veut porter et le fait d'imposer sa volonté à autrui est par avance exclu.

Ces dernières années, la création d'organismes chargés de prévenir et réguler les conflits armés s'est ainsi faite dans l'optique d'entraver les forces étatiques, considérées plus ou moins ouvertement comme des entités suspectes[4]. La résolution pacifique des crises, le désarmement progressif et le droit international humanitaire sont devenus les valeurs cardinales du prêt à penser stratégique. Quant aux conflits armés contemporains, rares sont ceux qui daignent les étudier de front, cerner leurs tendances marquantes et imaginer leur évolution, puisqu'ils sont immanquablement appelés à disparaître. Les alertes des services de renseignements et les analyses des forces de sécurité sont assimilées aux réflexes de corporations obsolètes. Pour l'essentiel, on nie la guerre au lieu de la prévenir.

Mais aucune charte n'empêchera les conflits armés futurs d'être principalement mus par le contrôle des ressources, la circulation des idées et l'affirmation des identités. La disproportion entre la croissance démographique et la distribution de richesses[5] imposera des guerres endémiques menées par des jeunes hommes désœuvrés[6], alors que la quantité limitée de ressources cruciales[7] sera une entrave insupportable au développement[8]. Les technologies de l'information vont faire déferler sur le monde entier les idées occidentales les plus disruptives, comme l'égalité des sexes, l'individualisme libéral et l'hédonisme consumériste, et ainsi générer dans les collectivités incapables de les tolérer une violence inspirée par le fondamentalisme idéologique et religieux[9]. La globalisation des causes due à l'interdépendance et le morcellement des sociétés par le multiculturalisme amèneront des mouvances transnationales et locales à combattre les identités nationales et le pouvoir qui en tire sa légitimité.

La violence fera toujours partie des modes opératoires choisis pour obtenir un avantage et renforcer une position au niveau stratégique, politique, économique et médiatique, en fonction d'un projet axé délibérément sur la coercition - qu'il s'agisse d'imposition de la paix, de dissuasion armée, de chantage moral, de criminalité organisée ou de terrorisme. Elle sera également utilisée par des chefs démagogiques capables de transfigurer le ressentiment et l'insatisfaction de leur entourage, d'une faction ou d'une nation, en désignant un ennemi à combattre ou un bouc émissaire à punir, et en déclenchant un processus où l'application de la violence peut devenir un mode de vie. Elle sera enfin l'expression usuelle de réactions populaires et grégaires, déclenchées spontanément par l'injustice, l'illégitimité et l'irrespect, mais aussi fondées sur la peur, la haine ou l'envie.

Cette violence nous touchera pour des raisons fondamentalement différentes. Nos concitoyens et nos intérêts continueront à être visés de par le monde parce qu'ils appartiennent à l'Occident high tech, démocratique, chrétien, opulent et blanc, et sans que leur nationalité d'origine ne soit prise en compte ; ils seront de simples vecteurs dans des actes ayant pour but l'extorsion de fonds, la visibilité médiatique, le sabotage économique ou la pression politique. Nous subirons également les dommages collatéraux d'autres attaques, qui se dérouleront sur notre sol si propice aux échanges cosmopolites et aux manœuvres clandestines, par l'importation ou le mimétisme de conflits extérieurs. Mais nous serons aussi les cibles directes d'actions plus ou moins violentes, menées à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières, en raison des choix politiques, des collaborations internationales, des échanges commerciaux et des valeurs sociétales qui nous caractérisent.

Face à une révolution de l'information qui bouleverse les équilibres de la planète entière, il sera impossible d'échapper aux conflits et aux déchirements qui opposeront demain des collectivités concurrentes ou antagonistes. Le caractère exportateur de notre économie, la constance du tourisme extracontinental, les institutions internationales présentes dans le pays, le volume des flux migratoires ainsi que la multiplication des vecteurs médiatiques feront de la violence armée une préoccupation quotidienne aussi bien pour nos décideurs politiques et économiques qu'au sein de la population. La nature non conventionnelle des conflits rangera la Suisse dans le camp des Etats démocratiques, en l'associant étroitement à leur stratégie par l'échange d'informations, l'entraide judiciaire et la coopération sécuritaire. Le rétrécissement du monde renforcera les liens, les dépendances et les responsabilités.

L'avenir ne laissera donc aucune place à l'isolement ou à la neutralité. Nous serons attaqués pour ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas, pour nos discours et nos silences, pour nos convictions et nos doutes. Nous serons visés pour ce que nous faisons et ce que nous renonçons à faire, pour nos décisions et notre indécision, pour nos possessions et nos carences. Nous serons jugés et condamnés sur la base de règles qui nous échappent, assimilés et associés à des luttes qui nous dépassent, cernés et traqués par des mouvances qui nous confondent. Par dessus tout, nous serons contraints de prendre parti, de protéger nos intérêts et de mobiliser nos citoyens face à une menace multiforme qui se nourrira autant de nos forces que de nos faiblesses, de notre rigueur que de notre tolérance, de notre unité que de nos différences. En définitive, notre seule existence sera la principale raison des attaques menées à notre encontre.



Les effets

La forme et la dimension de ces attaques doivent être définies pour s'en prémunir, mais la typologie contemporaine des conflits armés reste trop lacunaire pour nous guider. Elle distingue en effet les actions symétriques, menées avec des moyens conventionnels sur les forces d'un adversaire, les actions dissymétriques, qui engagent des moyens tout aussi conventionnels sur ses points faibles, et les actions asymétriques, qui rassemblent tous les moyens non conventionnels engagés sur des cibles qui le sont également. En d'autres termes, nous conservons une place de choix à ces méthodes traditionnelles que sont l'attrition et la manœuvre, et nous qualifions d'asymétriques les attaques qui dérogent à notre idée de la guerre : un combat opposant des forces armées astreintes à des règles précises sur un champ de bataille clairement délimité.

Le fait que ce dernier se soit étendu aux sociétés entières montre l'obsolescence d'une telle conception. D'une part, la transformation des conflits armés a privé les Etats du monopole des actions décisives, et leurs outils militaires doivent appréhender la complexité d'un environnement stratégique indissociable de la planète entière. D'autre part, le modèle occidental de la guerre et le droit international qui en découle souffrent du caractère idéologique et identitaire des conflits contemporains, et ne représentent plus qu'une norme éthique largement déconnectée de la réalité. Réduire la menace future à une suite d'actions homogènes, rationnelles et délibérées est incompatible non seulement avec les causes multiples des attaques que nous subirons, mais aussi avec les opportunités que fourniront les technologies de l'âge de l'information.

Les effets engendrés toucheront ainsi tout l'éventail de nos ressources. Nos forces militaires et civiles, nos réseaux de renseignement et de commandement, nos structures de communication ainsi que nos intérêts économiques seront l'objet d'actions telles que l'entrave passive, la surcharge ponctuelle, le sabotage réversible ou la destruction, dans le but de réduire leurs capacités. Nos dirigeants publics et privés, nos élites politiques et académiques, nos fournisseurs médiatiques et l'ensemble de nos concitoyens seront affectés par des actes de persuasion, de désinformation, d'intimidation et de terrorisme visant à influencer leur volonté. Nos formations militaires et policières, et les exécutifs qui les dirigent, seront soumis à des dérisions, à des provocations et à des violences destinées à déclencher une réaction contraire à nos valeurs éthiques ou à démontrer leur impuissance, et donc à saper leur légitimité.

La nature juridique de ces attaques sera tout aussi diversifiée. Nous serons confrontés à des destructions, à des raids, à des massacres et à des attentats qui constitueront de véritables actes de guerre, même si aucun Etat n'en revendique la responsabilité, et même si le droit international s'abstient obstinément de les considérer comme tels. Nous assisterons également à des crimes flagrants, comme l'assassinat, la prise d'otages ou le sabotage, qui seront poursuivis par les juridictions existantes au même titre que les différents trafics qui en sont souvent le préalable. Mais ces agissements éminemment répréhensibles seront renforcés, facilités ou complétés par des délits tels que le vandalisme, l'obstruction, la menace ou la calomnie, ainsi que par des actes a priori légaux comme la diffusion d'opinions, l'ouverture de pétitions, la récolte de fonds, la plainte pénale ou l'aide humanitaire.

Toutes ces actions auront une ampleur subjective largement inégale. Certaines auront une perspective globale et chercheront à frapper les chairs, les cœurs ou les esprits de l'humanité toute entière, sinon d'un continent, de plusieurs nations ou d'une communauté linguistique et religieuse. D'autres relèveront d'une intention sectorielle et viseront une collectivité ou une organisation spécifique à l'intérieur d'une nation, en fonction de critères politiques, économiques, ethniques, culturels ou spirituels, et souvent d'après une idéologie exaltant la lutte des classes, des cultures ou des religions. Cependant, d'autres encore s'en prendront directement à des individus particuliers, en essayant par la multiplication d'actes personnalisés et locaux d'affecter une ou plusieurs portions déterminées d'une collectivité.

Si le futur ne recèle qu'un nombre restreint de modes opératoires authentiquement nouveaux, leur addition et leur synchronisation atteindront un degré jusqu'ici inconnu ou ignoré. Les attaques que nous subirons seront en fait une combinaison d'actions de combat et d'appui, une multiplication durable d'effets létaux et légaux qui dépasseront les limites géographiques, administratives et constitutionnelles de nos outils sécuritaires et judiciaires. Nous serons agressés de manière transversale et parallèle, dispersée et simultanée, symbolique et clandestine, sans même que l'ensemble de ces actes ne fassent partie d'un concept opérationnel aussi raffiné. Toute une palette d'opportunités, de leviers et de processus pourront être utilisés pour affecter notre liberté d'action, notre intégrité et notre identité.

Une forme de guerre inédite, diffuse et mutante, voit le jour sous nos yeux incrédules. Elle se nourrit de l'immobilisme du droit, du mépris pour la coercition et de l'aveuglement des acquis aussi bien que de l'interpénétration des antagonismes et de l'immanence de l'information. Elle constituera demain un défi mortel pour toutes les structures politiques existantes, et réduira à néant celles qui n'auront pu s'adapter. Elle déchaînera une violence à la fois gestuelle, scénique et verbale, qui pourra prendre pour cible les possessions, la résolution et la conscience de chacun d'entre nous. Et rien ne garantit que les Etats-nations occidentaux sous leur forme actuelle sauront rassembler les énergies, les connaissances et les altruismes nécessaires pour affronter une telle menace - et survivre.



Les auteurs

Notre époque cultive encore le mythe des relations internationales. On s'acharne à croire que, comme aux siècles précédents, les Etats peuvent se rassembler et par l'entremise de leurs dirigeants ou de leurs diplomates trouver des solutions aux maux du peuple. La polarisation des esprits provoquée par les réunions du G8, la sanctification du droit international humanitaire et l'invocation rituelle des Nations Unies en sont les expressions usuelles, et elles trahissent surtout le besoin désespéré d'une autorité tutélaire face à un monde qui se transforme en brisant ses idoles. C'est que d'autres structures, hors de la sphère gouvernementale, ont vu leur pouvoir s'accroître et dépasser celui de nombre d'Etats. Au point de parasiter et de phagocyter tout ou partie de leurs attributions.

Cependant, l'élément le plus novateur en ce domaine reste l'émergence de l'individu comme acteur stratégique[10]. Au contact des technologies modernes, chaque être humain a accès à une quantité sans précédent d'informations, et il peut s'en servir pour diffuser des opinions, établir des contacts, coordonner des actions, rassembler des volontés ou échanger un savoir-faire. Aujourd'hui déjà, le talent individuel est suffisant pour obtenir - au moins ponctuellement - un impact supérieur à celui de médias établis[11], une rentabilité meilleure que celle de sociétés commerciales, mais aussi une létalité démesurée par rapport aux moyens engagés. Cet essor sans précédent va transfigurer la menace future et imposer la diversité structurelle comme un facteur-clef des conflits.

Les attaques que nous subirons demain seront encore décidées, commanditées, soutenues ou tolérées par un certain nombre de gouvernements, qui engageront plus ou moins ouvertement une partie de leurs services ; les intérêts économiques, les impératifs culturels et les pressions populaires propres à un Etat suffiront à faire de la coercition une option avantageuse. Mais ces actions seront fréquemment suggérées, provoquées, accomplies ou renforcées par des organisations privées opportunistes ou prosélytes, dont en particulier les fournisseurs médiatiques, les groupes militants, les sociétés multinationales et les réseaux criminels ou terroristes. Elles seront aussi en permanence propagées, prolongées ou amplifiées par des individus susceptibles d'agir de concert en opérant notamment des concentrations dans l'espace et dans le temps.

La menace future sera de ce fait intrinsèquement difficile à identifier et à apprécier correctement. Nous subirons les attaques d'ennemis implacables, voués à la destruction de notre système de valeurs, au meurtre de nos citoyens, à la déstabilisation de notre société ou à la fin de notre indépendance. Nous ferons aussi face à des adversaires qui tenteront de nous imposer leur volonté plus ou moins violemment, dans des domaines précis, afin de protéger leurs intérêts ou d'obtenir des avantages. Toutefois, nous devrons également tenir compte d'opposants qui vont entraver ou contrer nos activités politiques, économiques et sécuritaires, de manière ouverte ou discrète, légale ou répréhensible. La convergence des objectifs et la complémentarité des actions susciteront naturellement des rapprochements.

Le statut des individus agissant dans ce cadre sera tout aussi différencié. Les services gouvernementaux, les sociétés commerciales et les réseaux criminels reposeront avant tout sur des professionnels, instruits avec soin et porteurs d'un savoir-faire élaboré. Les groupes militants et les organisations terroristes conserveront également un noyau de permanents, mais mèneront ou appuieront avant tout leurs actions avec des collaborateurs à temps partiel, socialement intégrés, financièrement indépendants et de ce fait peu détectables ante bellum. Cependant, il faudra constamment compter avec l'irruption parfois massive d'amateurs et de bénévoles, suivant consciemment ou non les injonctions d'une organisation, ou décidant simplement de mener leurs propres agissements.

Aucune démocratie libérale ne pourra se soustraire à l'impact profond de la violence armée. Les symboles surmédiatisés, les personnages décontextualisés et l'émotivité moralisatrice qui caractériseront les conflits futurs ne laisseront personne indifférent ; le spectateur était déjà électeur et contribuable, il deviendra lobbyiste, pétitionnaire, sondeur, conseiller, porte-parole ou éditorialiste - c'est-à-dire acteur - en quelques poignées de secondes. Confrontées à l'importation de toutes les causes planétaires et à l'impatience critique de leurs opinions publiques, les autorités risqueront en permanence d'agir de manière excessive ou insuffisante. Et la perte de leur légitimité, contestée et revendiquée par autrui, sera utilisée pour justifier les entraves, les déprédations, les exactions et les destructions.

Nous affronterons demain un nouvel ennemi, parallèle et éparpillé, informel et composite, qui utilisera le morcellement des sociétés et l'aiguisement de leurs antagonismes pour accroître ses effets. Chaque conflit majeur aura ainsi une charge émotionnelle et économique qui aimantera et ordonnera en une chaîne irrégulière des entités aussi diverses qu'inégales, mais dont les élans s'additionneront et se multiplieront. Transcendant les distances et les différences, ces chaînes instables et illimitées pourront simultanément frapper, dénoncer, endoctriner, dissimuler, soutenir, désinformer ou encore recruter, tout en niant leur complicité coalescente, puis rompre et se disperser en fonction des besoins. Mesurer leurs potentialités n'ira pas sans une compréhension approfondie de leurs modes opératoires.



Les méthodes

De nos jours, les approches partielles restent la règle au sein des forces de sécurité et des administrations gouvernementales. Schématiquement, le renseignement militaire se concentre toujours sur le dénombrement des moyens en hommes et en matériel pour en déduire leurs capacités d'action, et peine à intégrer les facteurs psychologiques et éthiques qui font de l'individu un échelon déterminant. Le renseignement policier a une perspective centrée sur les personnages et les organisations clandestines, mais son orientation largement judiciaire entrave sa perception des dimensions géographiques et temporelles. Le renseignement stratégique possède a priori l'approche la plus globale, mais la rareté des sources humaines de qualité demeure une faiblesse rédhibitoire.

En fait, il nous manque avant tout un modèle permettant d'appréhender les méthodes opérationnelles de la menace future. Les interactions entre personnes et organisations rapprochées par une optique politique ou stratégique similaire sont à l'opposé des rapports existant au sein d'une hiérarchie pyramidale, où la perspective dépend largement de la position occupée. Les chaînes entremêlées de l'avenir n'auront pas de commandement à décapiter, de base industrielle à neutraliser ou de capitale à investir. En revanche, l'efficacité de leurs jointures déterminera leur cohérence, c'est-à-dire leur aptitude à combiner et multiplier les effets de leurs maillons. Identifier leurs points d'ancrage et leurs interfaces dans le chaos de leur structure constituera le vrai défi de leur compréhension.

L'adversité future fonctionnera ainsi autour d'un nombre limité de processus, dont l'énumération correspond largement aux subdivisions d'un état-major militaire : personnel, renseignements, opérations, logistique, planification, conduite, instruction, finances, droit et communication. Certaines entités seront spécialisées dans un domaine, en particulier pour disposer d'un cloisonnement réduisant l'effet des pertes ou autorisant l'exercice d'activités légales ; d'autres seront utilisées à leur insu, de manière improvisée ou non, afin que l'ensemble gagne en discrétion. Cependant, comme un processus rare et une entité multifonctionnelle constitueront autant de points névralgiques[12], une combinaison de redondance, de camouflage et de déception permettra d'entretenir le doute.

Le rythme des activités propre à chaque entité sera également lié à son rôle principal. Le recrutement et l'instruction du personnel, l'acquisition de renseignements, la récolte de fonds et la planification des opérations devront être menés en permanence, et de manière souvent discrète. L'établissement et le maintien de liaisons entre les subdivisions, ainsi que les prestations logistiques telles qu'approvisionnement, transport, logement ou soins médicaux, seront étroitement liées au déclenchement des opérations et subiront des pics notables. En revanche, la diffusion d'informations, d'opinions et de propagande, tout comme les poursuites et la protection juridiques, seront aussi bien des processus de soutien que des actions en soi, au besoin menées indépendamment.

La décision d'agir sera d'ailleurs désynchronisée le long des chaînes. Les maillons les plus radicaux dans leur animosité n'auront de cesse de prendre l'initiative par des actions préventives ou non provoquées, et d'ainsi influencer le cadre spatio-temporel d'un conflit en s'appuyant sur l'immanence des télécommunications. Pour contrer le tempo et l'emplacement de nos propres activités, des actions réactives seront également menées avec un décalage et une ampleur destinés à neutraliser ou amplifier les effets obtenus. Toutefois, les entités mues par l'opposition ou modérément antagonistes fonctionneront principalement de manière mimétique, en essayant d'entraver ou d'affaiblir nos propres actions, ou en se greffant parfois massivement sur les actes d'autres maillons.

La nature transversale et parallèle de la menace future imposera par conséquent une perception extraordinairement large et précise des acteurs peuplant notre environnement stratégique. Le dignitaire étranger entouré de conseillers, le religieux dévidant son prêche, le contrebandier à bord de son navire, l'administrateur d'une société d'armement, le terroriste déguisé en étudiant lambda, le journaliste devant son ordinateur, l'activiste caché derrière son masque et le manifestant ployant sous sa banderole seront tous autant de maillons potentiels. Il nous faudra connaître les individus et les groupes, les valeurs et les cultures, les actifs et les profits, pour espérer comprendre les intérêts respectifs et appréhender la superposition d'activités menées à notre encontre.

La différence entre sécurité intérieure et extérieure est aujourd'hui déjà une notion périmée, et il en ira de même pour la menace. Quels que soient les conflits auxquels nous serons liés, notre pire ennemi pourra être un habitant du quartier voisin ou une organisation régionale, et notre meilleur ami un gouvernement lointain ou une entreprise multinationale - et inversement. Les chaînes ouvertes de l'adversité auront systématiquement dans notre pays des terminaisons et des points d'ancrage, des appuis et des collaborations, des relais et des renforts. Tous les antagonismes verront leurs élans disparates et contradictoires se conjuguer en un amalgame d'actions parallèles et successives. Diviser pour régner n'est plus possible dans un monde interconnecté.



Conclusion

La démarche prospective court constamment le double risque d'être trop précise pour prendre en compte l'incertitude de l'avenir et d'être trop vague pour apporter une contribution au présent. Les réflexions qui précèdent sont destinées à décrire la fin de cette décennie et la première moitié de la suivante ; de la sorte, il est apparu nécessaire de renoncer à toute identification concernant nos ennemis, nos adversaires et nos opposants futurs, de même qu'à toute origine nationale, politique, ethnique ou religieuse, afin que des réponses à moitié justes n'entraînent pas des déductions complètement fausses. Se préparer à une menace générique reste une méthode fondée, dès lors que son application et ses modalités n'ont pas été déformées par nos attentes, nos tabous ou nos habitudes.

Le morcellement des sociétés, la concurrence des cultures, la pénétration de l'information et l'évolution des technologies sont aujourd'hui les causes principales de la transformation des conflits armés. A moyen terme, l'affaiblissement des frontières géographiques et linguistiques conduira au métissage des formes d'attaque, c'est-à-dire à l'exportation planétaire des modes opératoires les plus rentables en matière de terrorisme, d'activisme et de criminalité. De plus, l'application aux seules forces étatiques du droit international humanitaire continuera d'être un facteur dérégulateur des conflits, en fournissant des armes morales et des voies légales sur un continent européen marqué par le syndrome de la compétence universelle. Tôt ou tard, il conviendra d'admettre la fin du modèle traditionnel de la guerre.

La diversité des initiatives extragouvernementales va d'ailleurs nous y amener. Le fait que l'individu devienne un acteur stratégique ne signifie pas toujours que l'individualisme est l'antithèse du civisme, et l'amalgame des antagonismes implique aussi que les structures et les personnes partageant la position d'un gouvernement pourront spontanément appuyer ses actions et propager leurs effets. Une énumération des menaces n'est qu'une projection paranoïaque si nous oublions que les risques et les opportunités ont une dépendance symétrique. La supériorité future ne reposera ainsi plus sur la division des opposants, mais bien sur le rassemblement des partisans, la mobilisation des citoyens, la convergence des initiatives. Les chaînes qui nous attaqueront devront aussi rompre celles qui nous défendront.

C'est dire à quel point la menace future dépasse le cadre strict de la sécurité. Défendre notre cohésion sociétale, notre identité nationale et notre niveau de vie sera un défi permanent pour toutes les ressources de l'Etat. Les démocraties représentatives peineront à le relever, car les manipulations de l'expression populaire, la décadence des actes autoritaires ou encore la concentration sur l'immédiat sont à l'opposé de nos besoins. La forme même de l'Etat-nation sera immanquablement remise en question par l'apparition, l'affermissement ou le retour d'autres structures sociales. Et son maintien comme son évolution exigeront le développement de capacités visionnaires, permettant de faire face à des conflits issus de visions différentes.



Maj EMG Ludovic Monnerat  



Cet article rédigé en mai 2003 a été publié dans la Revue Militaire Suisse en janvier/février et mars 2004, et l'auteur remercie son rédacteur en chef, le colonel Hervé de Weck, de m'avoir autorisé à le republier.

Par ailleurs, un exposé avec support PowerPoint développant et prolongeant les thèmes traités ci-dessus a été réalisé. Modulable de 60 à 90 minutes, cet exposé a déjà été présenté à plusieurs reprises, en particulier à l'Ecole d'Etat-major général. Toutes les organisations civiles et militaires intéressées à l'entendre peuvent sans autre prendre contact.



[1] Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Economica, Paris, 2002, 3e éd., p. 82. Il faut noter que cette négation de l'ennemi provoque nécessairement une atrophie de la pensée stratégique et de la recherche sur la manière de vaincre dans un conflit armé.

[2] Les taux mondiaux d'homicide ont bondi de 50% dans les années 90: à titre d'exemple, 15% dans le monde industrialisé, 80% en Amérique latine et 112% dans le monde arabe (Mayra Buvinic et Andrew R. Morrison, Living in a More Violent World, Foreign Policy, printemps 2000; cité par Robert D. Kaplan, La stratégie du guerrier, Bayard, Paris, 2003, p. 126)

[3] Loup Francart, Maîtriser la violence - une option stratégique, Economica, Paris, 1999. Cet ouvrage symbolise cependant à lui seul la modernité des réflexions doctrinales au sein des armées européennes en matière de stabilisation.

[4] Les 3 trois nouveaux centres créés depuis 1994 à Genève traitent ainsi de la politique de sécurité dans une perspective internationale, du déminage humanitaire et du contrôle démocratique des forces armées. L'étude de conflits futurs touchant directement les pays d'Europe occidentale n'est pas un thème de recherche.

[5] Les tableaux de la population mondiale bisannuels établis par l'Institut national d'études démographiques (INED) en France (www.ined.fr) montrent par exemple que la croissance démographique d'Afrique centrale s'élevait en 2001 à 3%. Comme la croissance économique sur plusieurs années atteint ce taux, il faudrait une distribution optimale des richesses pour éviter l'appauvrissement continu de larges parts de la population. Par ailleurs, certains pays ont même un taux de croissance démographique deux fois supérieur à l'élévation du produit national brut, comme l'Arabie Saoudite ou la Syrie en 2001.

[6] Une étude portant sur l'évolution démographique de 163 pays de 1960 à nos jours montre ainsi qu'une proportion de 35% à 55% de jeunes hommes (15 à 29 ans) dans la population adulte mâle est en corrélation avec le déclenchement de guerres (Mesquida Christian et Wiener Neil, Population Age Composition and Male Coalitional Aggression, York University, 2000). Or, selon l'INED, de nombreux pays comptaient en 2001 une proportion comparable de jeunes âgés de moins de 15 ans: 47% en Afrique centrale, 45% en Afrique orientale et occidentale, mais aussi 47% dans les territoires palestiniens, 43% en Arabie Saoudite, 48% au Yémen, 42% au Pakistan ou 39% en Algérie. En comparaison, ce chiffre se limite à 18% en Europe.

[7] L'eau est probablement la ressource naturelle dont les limites ont les effets les plus dramatiques. D'après certains chiffres, 48 pays totalisant 2,8 milliards d'habitants subiront des pénuries d'eau en 2025, dont une part du Proche-Orient et toute l'Afrique du Nord, mais aussi certaines parties de l'Inde et de la Chine.

[8] D'après le Ministère de l'énergie américain, la consommation d'énergie mondiale va augmenter de 59% entre 1999 et 2020, principalement par la demande accrue venant de l'Asie de l'Est et de l'Amérique du Sud. A elle seule, la Chine a augmenté de 370% ses importations de pétrole entre 1995 et 2000, surtout en provenance du Moyen-Orient.

[9] La prolifération des antennes réceptrices pour les chaînes télévisées diffusées par satellite entraîne de profondes mutations au sein des sociétés. Malgré les restrictions et interdictions souvent imposées par les gouvernements, la pénétration des programmes oscillait par exemple entre 10 et 50% au Moyen-Orient à la fin de la dernière décennie (chiffres cités par Naomi Sakr, Satellite Television and Development in the Middle East, Middle East Report, Spring 1999). D'après la chaîne SAT-7, qui émet depuis 1996 en arabe à destination des Chrétiens de la région, 100 millions d'arabophones sur 425 millions peuvent capter ces programmes en 2003, et ce chiffre augmente de 20% par an.

[10] Du même auteur, Faire face à l'émergence de l'individu comme acteur stratégique, RMS, février 2003

[11] Le phénomène des weblogs illustre clairement cette tendance. L'un des plus prisés au monde, Instapundit (www.instapundit.com) du professeur américain Glenn H. Reynolds, attire jusqu'à 80'000 visiteurs uniques par jour ; durant l'offensive alliée en Irak, le site de référence - y compris pour les médias traditionnels - était un weblog collectif nommé The Command Post (www.command-post.org).

[12] Laurent Murawiec, An Alternative Strategy for the War on Terrorism, Hudson Institute, décembre 2002, p. 47. Cet auteur propose d'ailleurs un modèle d'analyse des réseaux terroristes utilisant un algorithme comparable à celui développé pour le jeu d'échecs et qui pourrait constituer une base de départ pour appréhender la menace prise dans sa totalité.





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