La menace transversale et superposée du futur
11 avril 2004
e préparer aux conflits de demain exige de cerner les
motivations, les dimensions et les modalités des attaques que nous subirons.
Cet article a pour but d'analyser la menace future et de souligner le caractère
inédit de sa mise en œuvre opérationnelle, en situant ainsi l'emploi des forces
de sécurité.
Les nations d'Europe occidentale s'accrochent au rêve éveillé
d'un futur sans ennemi et de risques sans menace. Il est souvent devenu
politiquement incorrect de mettre en évidence les organisations et les
collectivités qui ont l'ambition de s'en prendre à nos intérêts et à nos
concitoyens, sauf pour rappeler la part majeure de responsabilité que nous
avons dans leurs actes. En Suisse, le terme même d'ennemi a été consciencieusement
écarté des règlements militaires, et on ne le trouve plus qu'au détour de
textes anciens ou sur des systèmes d'armes dont l'adaptation était trop
coûteuse. Les forces longuement étudiées de l'ex-Pacte de Varsovie ont fait
place à un adversaire à la fois générique et symétrique, défini par des
capacités conventionnelles et empruntant ses structures et équipements aux
meilleures armées occidentales.
«... Nous serons attaqués pour ce que nous sommes et ce que nous ne
sommes pas, pour nos discours et nos silences, pour nos convictions et nos
doutes. »
Mais ne pas reconnaître un ennemi ne suffit pas à annihiler
celui-ci[1]. Dans les années 90, la
montée en puissance des attaques terroristes, l'impact croissant de conflits
locaux multipliés, l'augmentation frappante des taux d'homicide[2] et des trafics d'armes
ainsi que les nouvelles capacités asymétriques nées de la technologie ont tous
contredit la vision d'une Histoire post-moderne et apaisée. Les attentats du 11
septembre 2001, à eux seuls, ont démontré qu'un groupe non-étatique avait
désormais la possibilité d'infliger des pertes et des dégâts d'une ampleur
inaccessible à la plupart des Etats. La torpeur du continent européen et le
large somnambulisme de ses élites politiques, médiatiques et académiques sont
ainsi à la base de ce refus idéologique consistant à nier la mutation du monde,
l'obsolescence des acquis et l'existence d'une menace.
Pourtant, celle-ci n'a plus la simplicité confortable de
l'affrontement Est-Ouest et de la guerre totale. Habitués de longue date à
discriminer les forces en présence entre «bleu» et «rouge», les états-majors
militaires peinent à développer les outils leur permettant de saisir les
nuances de leurs environnements opérationnels ; les missions de maintien
de la paix menées dans les Balkans et ailleurs ont montré l'importance d'un
savoir-faire permettant de maîtriser la violence de manière durable et constructive[3]. Les corps de police,
accoutumés pour leur part à fournir des réponses proportionnelles aux actes
criminels et délictueux perpétrés sur le territoire national, sont de plus en
plus confrontés à une menace radicalisée et transnationale, utilisant des armes
de guerre et des procédures de combat contre lesquelles les agents en uniforme
sont matériellement et méthodologiquement démunis.
Remédier suffisamment tôt à cette impréparation pour avoir un
éventail de réponses disponibles nécessite dès lors une analyse approfondie de
la menace future. Pourquoi serons-nous attaqués ? Quelle forme auront ces
actions ? Quels en seront les auteurs ? Comment ceux-ci vont-ils
agir ? Voilà les quatre questions auxquelles cet article a l'ambition de
répondre, afin de contribuer à jeter les bases des transformations que vivront
dans le courant de la décennie les forces de sécurité civiles et militaires.
Les raisons
Imaginer aujourd'hui que nous puissions demain être
délibérément, directement ou personnellement attaqués est inconcevable aux
yeux de nombreux dirigeants européens. Cela ne correspond pas à l'image qu'ils
se sont fait du monde, à la paix perpétuelle que l'élargissement de l'Union
doit rendre inéluctable. En Suisse plus encore que dans le reste du continent,
l'idée de guerre est rejetée comme une horreur inconcevable et comme une
absurdité révolue ; la presque unanimité de la presse et de la classe
politique à décrire l'opération militaire alliée en Irak en termes
apocalyptiques a trahi un vrai blocage conceptuel : la coercition armée n'est
plus admise en tant que fait social, l'usage de la force est devenu un fardeau
que nul ne veut porter et le fait d'imposer sa volonté à autrui est par avance
exclu.
Ces dernières années, la création d'organismes chargés de
prévenir et réguler les conflits armés s'est ainsi faite dans l'optique
d'entraver les forces étatiques, considérées plus ou moins ouvertement comme
des entités suspectes[4]. La résolution pacifique
des crises, le désarmement progressif et le droit international humanitaire
sont devenus les valeurs cardinales du prêt à penser stratégique. Quant aux
conflits armés contemporains, rares sont ceux qui daignent les étudier de
front, cerner leurs tendances marquantes et imaginer leur évolution, puisqu'ils
sont immanquablement appelés à disparaître. Les alertes des services de
renseignements et les analyses des forces de sécurité sont assimilées aux
réflexes de corporations obsolètes. Pour l'essentiel, on nie la guerre au lieu
de la prévenir.
Mais aucune charte n'empêchera les conflits armés futurs
d'être principalement mus par le contrôle des ressources, la circulation des
idées et l'affirmation des identités. La disproportion entre la croissance
démographique et la distribution de richesses[5] imposera des guerres
endémiques menées par des jeunes hommes désœuvrés[6], alors que la quantité
limitée de ressources cruciales[7] sera une entrave
insupportable au développement[8]. Les technologies de
l'information vont faire déferler sur le monde entier les idées occidentales
les plus disruptives, comme l'égalité des sexes, l'individualisme libéral et
l'hédonisme consumériste, et ainsi générer dans les collectivités incapables de
les tolérer une violence inspirée par le fondamentalisme idéologique et
religieux[9]. La globalisation des
causes due à l'interdépendance et le morcellement des sociétés par le
multiculturalisme amèneront des mouvances transnationales et locales à
combattre les identités nationales et le pouvoir qui en tire sa légitimité.
La violence fera toujours partie des modes opératoires choisis
pour obtenir un avantage et renforcer une position au niveau stratégique,
politique, économique et médiatique, en fonction d'un projet axé délibérément
sur la coercition - qu'il s'agisse d'imposition de la paix, de dissuasion
armée, de chantage moral, de criminalité organisée ou de terrorisme. Elle sera
également utilisée par des chefs démagogiques capables de transfigurer le
ressentiment et l'insatisfaction de leur entourage, d'une faction ou d'une
nation, en désignant un ennemi à combattre ou un bouc émissaire à punir, et en
déclenchant un processus où l'application de la violence peut devenir un mode
de vie. Elle sera enfin l'expression usuelle de réactions populaires et
grégaires, déclenchées spontanément par l'injustice, l'illégitimité et l'irrespect,
mais aussi fondées sur la peur, la haine ou l'envie.
Cette violence nous touchera pour des raisons fondamentalement
différentes. Nos concitoyens et nos intérêts continueront à être visés de par
le monde parce qu'ils appartiennent à l'Occident high tech, démocratique,
chrétien, opulent et blanc, et sans que leur nationalité d'origine ne soit
prise en compte ; ils seront de simples vecteurs dans des actes ayant pour
but l'extorsion de fonds, la visibilité médiatique, le sabotage économique ou
la pression politique. Nous subirons également les dommages collatéraux
d'autres attaques, qui se dérouleront sur notre sol si propice aux échanges
cosmopolites et aux manœuvres clandestines, par l'importation ou le mimétisme
de conflits extérieurs. Mais nous serons aussi les cibles directes d'actions
plus ou moins violentes, menées à l'intérieur comme à l'extérieur de nos
frontières, en raison des choix politiques, des collaborations internationales,
des échanges commerciaux et des valeurs sociétales qui nous caractérisent.
Face à une révolution de l'information qui bouleverse les
équilibres de la planète entière, il sera impossible d'échapper aux conflits et
aux déchirements qui opposeront demain des collectivités concurrentes ou
antagonistes. Le caractère exportateur de notre économie, la constance du
tourisme extracontinental, les institutions internationales présentes dans le
pays, le volume des flux migratoires ainsi que la multiplication des vecteurs
médiatiques feront de la violence armée une préoccupation quotidienne aussi
bien pour nos décideurs politiques et économiques qu'au sein de la population.
La nature non conventionnelle des conflits rangera la Suisse dans le camp des
Etats démocratiques, en l'associant étroitement à leur stratégie par l'échange d'informations,
l'entraide judiciaire et la coopération sécuritaire. Le rétrécissement du monde
renforcera les liens, les dépendances et les responsabilités.
L'avenir ne laissera donc aucune place à l'isolement ou à la
neutralité. Nous serons attaqués pour ce que nous sommes et ce que nous ne
sommes pas, pour nos discours et nos silences, pour nos convictions et nos
doutes. Nous serons visés pour ce que nous faisons et ce que nous renonçons à
faire, pour nos décisions et notre indécision, pour nos possessions et nos
carences. Nous serons jugés et condamnés sur la base de règles qui nous
échappent, assimilés et associés à des luttes qui nous dépassent, cernés et
traqués par des mouvances qui nous confondent. Par dessus tout, nous serons
contraints de prendre parti, de protéger nos intérêts et de mobiliser nos
citoyens face à une menace multiforme qui se nourrira autant de nos forces que
de nos faiblesses, de notre rigueur que de notre tolérance, de notre unité que
de nos différences. En définitive, notre seule existence sera la principale
raison des attaques menées à notre encontre.
Les effets
La forme et la dimension de ces attaques doivent être définies
pour s'en prémunir, mais la typologie contemporaine des conflits armés reste
trop lacunaire pour nous guider. Elle distingue en effet les actions
symétriques, menées avec des moyens conventionnels sur les forces d'un
adversaire, les actions dissymétriques, qui engagent des moyens tout aussi
conventionnels sur ses points faibles, et les actions asymétriques, qui
rassemblent tous les moyens non conventionnels engagés sur des cibles qui le
sont également. En d'autres termes, nous conservons une place de choix à ces
méthodes traditionnelles que sont l'attrition et la manœuvre, et nous
qualifions d'asymétriques les attaques qui dérogent à notre idée de la
guerre : un combat opposant des forces armées astreintes à des règles
précises sur un champ de bataille clairement délimité.
Le fait que ce dernier se soit étendu aux sociétés entières
montre l'obsolescence d'une telle conception. D'une part, la transformation des
conflits armés a privé les Etats du monopole des actions décisives, et leurs
outils militaires doivent appréhender la complexité d'un environnement
stratégique indissociable de la planète entière. D'autre part, le modèle
occidental de la guerre et le droit international qui en découle souffrent du
caractère idéologique et identitaire des conflits contemporains, et ne
représentent plus qu'une norme éthique largement déconnectée de la réalité.
Réduire la menace future à une suite d'actions homogènes, rationnelles et
délibérées est incompatible non seulement avec les causes multiples des
attaques que nous subirons, mais aussi avec les opportunités que fourniront les
technologies de l'âge de l'information.
Les effets engendrés toucheront ainsi tout l'éventail de nos
ressources. Nos forces militaires et civiles, nos réseaux de renseignement et
de commandement, nos structures de communication ainsi que nos intérêts
économiques seront l'objet d'actions telles que l'entrave passive, la surcharge
ponctuelle, le sabotage réversible ou la destruction, dans le but de réduire
leurs capacités. Nos dirigeants publics et privés, nos élites politiques et
académiques, nos fournisseurs médiatiques et l'ensemble de nos concitoyens
seront affectés par des actes de persuasion, de désinformation, d'intimidation
et de terrorisme visant à influencer leur volonté. Nos formations militaires et
policières, et les exécutifs qui les dirigent, seront soumis à des dérisions, à
des provocations et à des violences destinées à déclencher une réaction
contraire à nos valeurs éthiques ou à démontrer leur impuissance, et donc à
saper leur légitimité.
La nature juridique de ces attaques sera tout aussi
diversifiée. Nous serons confrontés à des destructions, à des raids, à des
massacres et à des attentats qui constitueront de véritables actes de guerre,
même si aucun Etat n'en revendique la responsabilité, et même si le droit
international s'abstient obstinément de les considérer comme tels. Nous assisterons
également à des crimes flagrants, comme l'assassinat, la prise d'otages ou le
sabotage, qui seront poursuivis par les juridictions existantes au même titre
que les différents trafics qui en sont souvent le préalable. Mais ces
agissements éminemment répréhensibles seront renforcés, facilités ou complétés
par des délits tels que le vandalisme, l'obstruction, la menace ou la calomnie,
ainsi que par des actes a priori légaux comme la diffusion d'opinions,
l'ouverture de pétitions, la récolte de fonds, la plainte pénale ou l'aide
humanitaire.
Toutes ces actions auront une ampleur subjective largement
inégale. Certaines auront une perspective globale et chercheront à frapper les
chairs, les cœurs ou les esprits de l'humanité toute entière, sinon d'un continent,
de plusieurs nations ou d'une communauté linguistique et religieuse. D'autres
relèveront d'une intention sectorielle et viseront une collectivité ou une
organisation spécifique à l'intérieur d'une nation, en fonction de critères
politiques, économiques, ethniques, culturels ou spirituels, et souvent d'après
une idéologie exaltant la lutte des classes, des cultures ou des religions.
Cependant, d'autres encore s'en prendront directement à des individus
particuliers, en essayant par la multiplication d'actes personnalisés et locaux
d'affecter une ou plusieurs portions déterminées d'une collectivité.
Si le futur ne recèle qu'un nombre restreint de modes
opératoires authentiquement nouveaux, leur addition et leur synchronisation
atteindront un degré jusqu'ici inconnu ou ignoré. Les attaques que nous
subirons seront en fait une combinaison d'actions de combat et d'appui, une
multiplication durable d'effets létaux et légaux qui dépasseront les limites
géographiques, administratives et constitutionnelles de nos outils sécuritaires
et judiciaires. Nous serons agressés de manière transversale et parallèle,
dispersée et simultanée, symbolique et clandestine, sans même que l'ensemble de
ces actes ne fassent partie d'un concept opérationnel aussi raffiné. Toute une palette
d'opportunités, de leviers et de processus pourront être utilisés pour affecter
notre liberté d'action, notre intégrité et notre identité.
Une forme de guerre inédite, diffuse et mutante, voit le jour
sous nos yeux incrédules. Elle se nourrit de l'immobilisme du droit, du mépris
pour la coercition et de l'aveuglement des acquis aussi bien que de
l'interpénétration des antagonismes et de l'immanence de l'information. Elle
constituera demain un défi mortel pour toutes les structures politiques existantes,
et réduira à néant celles qui n'auront pu s'adapter. Elle déchaînera une
violence à la fois gestuelle, scénique et verbale, qui pourra prendre pour
cible les possessions, la résolution et la conscience de chacun d'entre nous.
Et rien ne garantit que les Etats-nations occidentaux sous leur forme actuelle
sauront rassembler les énergies, les connaissances et les altruismes
nécessaires pour affronter une telle menace - et survivre.
Les auteurs
Notre époque cultive encore le mythe des relations
internationales. On s'acharne à croire que, comme aux siècles précédents, les
Etats peuvent se rassembler et par l'entremise de leurs dirigeants ou de leurs
diplomates trouver des solutions aux maux du peuple. La polarisation des
esprits provoquée par les réunions du G8, la sanctification du droit
international humanitaire et l'invocation rituelle des Nations Unies en sont
les expressions usuelles, et elles trahissent surtout le besoin désespéré d'une
autorité tutélaire face à un monde qui se transforme en brisant ses idoles.
C'est que d'autres structures, hors de la sphère gouvernementale, ont vu leur
pouvoir s'accroître et dépasser celui de nombre d'Etats. Au point de parasiter
et de phagocyter tout ou partie de leurs attributions.
Cependant, l'élément le plus novateur en ce domaine reste
l'émergence de l'individu comme acteur stratégique[10]. Au contact des
technologies modernes, chaque être humain a accès à une quantité sans précédent
d'informations, et il peut s'en servir pour diffuser des opinions, établir des
contacts, coordonner des actions, rassembler des volontés ou échanger un
savoir-faire. Aujourd'hui déjà, le talent individuel est suffisant pour obtenir
- au moins ponctuellement - un impact supérieur à celui de médias établis[11], une rentabilité
meilleure que celle de sociétés commerciales, mais aussi une létalité démesurée
par rapport aux moyens engagés. Cet essor sans précédent va transfigurer la
menace future et imposer la diversité structurelle comme un facteur-clef des
conflits.
Les attaques que nous subirons demain seront encore décidées,
commanditées, soutenues ou tolérées par un certain nombre de gouvernements, qui
engageront plus ou moins ouvertement une partie de leurs services ; les
intérêts économiques, les impératifs culturels et les pressions populaires
propres à un Etat suffiront à faire de la coercition une option avantageuse.
Mais ces actions seront fréquemment suggérées, provoquées, accomplies ou
renforcées par des organisations privées opportunistes ou prosélytes, dont en
particulier les fournisseurs médiatiques, les groupes militants, les sociétés
multinationales et les réseaux criminels ou terroristes. Elles seront aussi en
permanence propagées, prolongées ou amplifiées par des individus susceptibles
d'agir de concert en opérant notamment des concentrations dans l'espace et dans
le temps.
La menace future sera de ce fait intrinsèquement difficile à
identifier et à apprécier correctement. Nous subirons les attaques d'ennemis
implacables, voués à la destruction de notre système de valeurs, au meurtre de
nos citoyens, à la déstabilisation de notre société ou à la fin de notre
indépendance. Nous ferons aussi face à des adversaires qui tenteront de nous
imposer leur volonté plus ou moins violemment, dans des domaines précis, afin
de protéger leurs intérêts ou d'obtenir des avantages. Toutefois, nous devrons
également tenir compte d'opposants qui vont entraver ou contrer nos activités
politiques, économiques et sécuritaires, de manière ouverte ou discrète, légale
ou répréhensible. La convergence des objectifs et la complémentarité des
actions susciteront naturellement des rapprochements.
Le statut des individus agissant dans ce cadre sera tout aussi
différencié. Les services gouvernementaux, les sociétés commerciales et les
réseaux criminels reposeront avant tout sur des professionnels, instruits avec
soin et porteurs d'un savoir-faire élaboré. Les groupes militants et les
organisations terroristes conserveront également un noyau de permanents, mais
mèneront ou appuieront avant tout leurs actions avec des collaborateurs à temps
partiel, socialement intégrés, financièrement indépendants et de ce fait peu
détectables ante bellum. Cependant,
il faudra constamment compter avec l'irruption parfois massive d'amateurs et de
bénévoles, suivant consciemment ou non les injonctions d'une organisation, ou
décidant simplement de mener leurs propres agissements.
Aucune démocratie libérale ne pourra se soustraire à l'impact
profond de la violence armée. Les symboles surmédiatisés, les personnages
décontextualisés et l'émotivité moralisatrice qui caractériseront les conflits
futurs ne laisseront personne indifférent ; le spectateur était déjà
électeur et contribuable, il deviendra lobbyiste, pétitionnaire, sondeur,
conseiller, porte-parole ou éditorialiste - c'est-à-dire acteur - en
quelques poignées de secondes. Confrontées à l'importation de toutes les causes
planétaires et à l'impatience critique de leurs opinions publiques, les
autorités risqueront en permanence d'agir de manière excessive ou insuffisante.
Et la perte de leur légitimité, contestée et revendiquée par autrui, sera
utilisée pour justifier les entraves, les déprédations, les exactions et les
destructions.
Nous affronterons demain un nouvel ennemi, parallèle et
éparpillé, informel et composite, qui utilisera le morcellement des sociétés et
l'aiguisement de leurs antagonismes pour accroître ses effets. Chaque conflit
majeur aura ainsi une charge émotionnelle et économique qui aimantera et
ordonnera en une chaîne irrégulière des entités aussi diverses qu'inégales, mais
dont les élans s'additionneront et se multiplieront. Transcendant les distances
et les différences, ces chaînes instables et illimitées pourront simultanément
frapper, dénoncer, endoctriner, dissimuler, soutenir, désinformer ou encore
recruter, tout en niant leur complicité coalescente, puis rompre et se
disperser en fonction des besoins. Mesurer leurs potentialités n'ira pas sans
une compréhension approfondie de leurs modes opératoires.
Les méthodes
De nos jours, les approches partielles restent la règle au
sein des forces de sécurité et des administrations gouvernementales.
Schématiquement, le renseignement militaire se concentre toujours sur le
dénombrement des moyens en hommes et en matériel pour en déduire leurs
capacités d'action, et peine à intégrer les facteurs psychologiques et éthiques
qui font de l'individu un échelon déterminant. Le renseignement policier a une
perspective centrée sur les personnages et les organisations clandestines, mais
son orientation largement judiciaire entrave sa perception des dimensions
géographiques et temporelles. Le renseignement stratégique possède a priori
l'approche la plus globale, mais la rareté des sources humaines de qualité
demeure une faiblesse rédhibitoire.
En fait, il nous manque avant tout un modèle permettant
d'appréhender les méthodes opérationnelles de la menace future. Les
interactions entre personnes et organisations rapprochées par une optique
politique ou stratégique similaire sont à l'opposé des rapports existant au
sein d'une hiérarchie pyramidale, où la perspective dépend largement de la
position occupée. Les chaînes entremêlées de l'avenir n'auront pas de
commandement à décapiter, de base industrielle à neutraliser ou de capitale à
investir. En revanche, l'efficacité de leurs jointures déterminera leur
cohérence, c'est-à-dire leur aptitude à combiner et multiplier les effets de
leurs maillons. Identifier leurs points d'ancrage et leurs interfaces dans le
chaos de leur structure constituera le vrai défi de leur compréhension.
L'adversité future fonctionnera ainsi autour d'un nombre
limité de processus, dont l'énumération correspond largement aux subdivisions
d'un état-major militaire : personnel, renseignements, opérations,
logistique, planification, conduite, instruction, finances, droit et communication.
Certaines entités seront spécialisées dans un domaine, en particulier pour
disposer d'un cloisonnement réduisant l'effet des pertes ou autorisant
l'exercice d'activités légales ; d'autres seront utilisées à leur insu, de
manière improvisée ou non, afin que l'ensemble gagne en discrétion. Cependant,
comme un processus rare et une entité multifonctionnelle constitueront autant
de points névralgiques[12], une combinaison de
redondance, de camouflage et de déception permettra d'entretenir le doute.
Le rythme des activités propre à chaque entité sera également
lié à son rôle principal. Le recrutement et l'instruction du personnel,
l'acquisition de renseignements, la récolte de fonds et la planification des
opérations devront être menés en permanence, et de manière souvent discrète.
L'établissement et le maintien de liaisons entre les subdivisions, ainsi que
les prestations logistiques telles qu'approvisionnement, transport, logement ou
soins médicaux, seront étroitement liées au déclenchement des opérations et
subiront des pics notables. En revanche, la diffusion d'informations,
d'opinions et de propagande, tout comme les poursuites et la protection
juridiques, seront aussi bien des processus de soutien que des actions en soi,
au besoin menées indépendamment.
La décision d'agir sera d'ailleurs désynchronisée le long des
chaînes. Les maillons les plus radicaux dans leur animosité n'auront de cesse
de prendre l'initiative par des actions préventives ou non provoquées, et
d'ainsi influencer le cadre spatio-temporel d'un conflit en s'appuyant sur
l'immanence des télécommunications. Pour contrer le tempo et l'emplacement de
nos propres activités, des actions réactives seront également menées avec un
décalage et une ampleur destinés à neutraliser ou amplifier les effets obtenus.
Toutefois, les entités mues par l'opposition ou modérément antagonistes
fonctionneront principalement de manière mimétique, en essayant d'entraver ou
d'affaiblir nos propres actions, ou en se greffant parfois massivement sur les
actes d'autres maillons.
La nature transversale et parallèle de la menace future
imposera par conséquent une perception extraordinairement large et précise des
acteurs peuplant notre environnement stratégique. Le dignitaire étranger
entouré de conseillers, le religieux dévidant son prêche, le contrebandier à
bord de son navire, l'administrateur d'une société d'armement, le terroriste
déguisé en étudiant lambda, le journaliste devant son ordinateur, l'activiste
caché derrière son masque et le manifestant ployant sous sa banderole seront
tous autant de maillons potentiels. Il nous faudra connaître les individus et
les groupes, les valeurs et les cultures, les actifs et les profits, pour
espérer comprendre les intérêts respectifs et appréhender la superposition
d'activités menées à notre encontre.
La différence entre sécurité intérieure et extérieure est
aujourd'hui déjà une notion périmée, et il en ira de même pour la menace. Quels
que soient les conflits auxquels nous serons liés, notre pire ennemi pourra
être un habitant du quartier voisin ou une organisation régionale, et notre
meilleur ami un gouvernement lointain ou une entreprise multinationale - et
inversement. Les chaînes ouvertes de l'adversité auront systématiquement dans
notre pays des terminaisons et des points d'ancrage, des appuis et des
collaborations, des relais et des renforts. Tous les antagonismes verront leurs
élans disparates et contradictoires se conjuguer en un amalgame d'actions
parallèles et successives. Diviser pour régner n'est plus possible dans un
monde interconnecté.
Conclusion
La démarche prospective court constamment le double risque
d'être trop précise pour prendre en compte l'incertitude de l'avenir et d'être
trop vague pour apporter une contribution au présent. Les réflexions qui
précèdent sont destinées à décrire la fin de cette décennie et la première
moitié de la suivante ; de la sorte, il est apparu nécessaire de renoncer
à toute identification concernant nos ennemis, nos adversaires et nos opposants
futurs, de même qu'à toute origine nationale, politique, ethnique ou
religieuse, afin que des réponses à moitié justes n'entraînent pas des
déductions complètement fausses. Se préparer à une menace générique reste une
méthode fondée, dès lors que son application et ses modalités n'ont pas été
déformées par nos attentes, nos tabous ou nos habitudes.
Le morcellement des sociétés, la concurrence des cultures, la
pénétration de l'information et l'évolution des technologies sont aujourd'hui
les causes principales de la transformation des conflits armés. A moyen terme,
l'affaiblissement des frontières géographiques et linguistiques conduira au
métissage des formes d'attaque, c'est-à-dire à l'exportation planétaire des
modes opératoires les plus rentables en matière de terrorisme, d'activisme et
de criminalité. De plus, l'application aux seules forces étatiques du droit
international humanitaire continuera d'être un facteur dérégulateur des
conflits, en fournissant des armes morales et des voies légales sur un
continent européen marqué par le syndrome de la compétence universelle. Tôt ou
tard, il conviendra d'admettre la fin du modèle traditionnel de la guerre.
La diversité des initiatives extragouvernementales va
d'ailleurs nous y amener. Le fait que l'individu devienne un acteur stratégique
ne signifie pas toujours que l'individualisme est l'antithèse du civisme, et
l'amalgame des antagonismes implique aussi que les structures et les personnes
partageant la position d'un gouvernement pourront spontanément appuyer ses
actions et propager leurs effets. Une énumération des menaces n'est qu'une
projection paranoïaque si nous oublions que les risques et les opportunités ont
une dépendance symétrique. La supériorité future ne reposera ainsi plus sur la
division des opposants, mais bien sur le rassemblement des partisans, la
mobilisation des citoyens, la convergence des initiatives. Les chaînes qui nous
attaqueront devront aussi rompre celles qui nous défendront.
C'est dire à quel point la menace future dépasse le cadre
strict de la sécurité. Défendre notre cohésion sociétale, notre identité
nationale et notre niveau de vie sera un défi permanent pour toutes les
ressources de l'Etat. Les démocraties représentatives peineront à le relever,
car les manipulations de l'expression populaire, la décadence des actes autoritaires
ou encore la concentration sur l'immédiat sont à l'opposé de nos besoins. La
forme même de l'Etat-nation sera immanquablement remise en question par
l'apparition, l'affermissement ou le retour d'autres structures sociales. Et
son maintien comme son évolution exigeront le développement de capacités
visionnaires, permettant de faire face à des conflits issus de visions
différentes.
Maj EMG Ludovic Monnerat
Cet article rédigé en mai 2003 a été publié dans la Revue Militaire Suisse en janvier/février et mars 2004, et l'auteur remercie son rédacteur en chef, le colonel Hervé de Weck, de m'avoir autorisé à le republier.
Par ailleurs, un exposé avec support PowerPoint développant et prolongeant les thèmes traités ci-dessus a été réalisé. Modulable de 60 à 90 minutes, cet exposé a déjà été présenté à plusieurs reprises, en particulier à l'Ecole d'Etat-major général. Toutes les organisations civiles et militaires intéressées à l'entendre peuvent sans autre prendre contact.