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Tiraillements et paradoxes dans la lutte de l’Europe
contre le terrorisme islamiste

28 mars 2004

Sommet de Bruxelles, 25.3.04L

’Union Européenne vient d’adopter une série de mesures destinées à renforcer la lutte contre le terrorisme. Mais elle ne change pas pour autant de point de vue officiel sur la nature de la menace, et l’environnement médiatique actuel d’ailleurs s’y oppose. A quand la prise de conscience ? Point de vue.

Introduction de données biométriques dans visas et passeports, nomination d’un coordinateur des mesures antiterroristes, adoption d’une clause dite de solidarité entre États ou encore renforcement des coopérations entre services de police et de renseignements : l’Union Européenne a tiré cette semaine des attentats de Madrid un ensemble de mesures à même de renforcer ses protections contre le terrorisme. D’autres décisions-cadres, s’appliquant avant tout au domaine judiciaire, ont également été prises par l’ensemble des chefs d’État européens réunis le 25 mars à Bruxelles.


«... Notre temps n'est pas celui des décisions historiques. Pas encore. Même après Madrid, il n'y a pas ce sentiment d'urgence qui seul légitime l'action. La sécurité reste secondaire, voire carrément accessoire. »


Au-delà des fortes déclarations publiques, il est cependant permis de s’interroger quant à la volonté des Gouvernements européens de véritablement combattre les terroristes. Tous ont en effet vertement condamné l’élimination du sheik Ahmed Yacine, qui appelait au meurtre de masse, glorifiait constamment les attentats-suicides et espérait l’éradication de l’État d’Israël dès 2007. Le chef d’une organisation combattante comme le Hamas, c’est-à-dire une cible militaire légitime selon le droit international des conflits armés, devait donc apparemment être traité comme un criminel présumé.

En sous-main, les mêmes Gouvernements adoptent néanmoins une perspective différente. Anxieux d’éviter tout parallèle avec les Etats-Unis sur leurs mesures antiterroristes, ils n’hésitent pas à travailler étroitement avec eux en observant une discrétion à même de ne pas effaroucher leurs opinions publiques. Le Chef d’état-major des armées françaises, le général Bentégeat, a par exemple annoncé le 22 mars que 200 membres des forces spéciales françaises participaient à la traque des chefs d’Al-Qaïda en Afghanistan, évidemment sous commandement américain, et sans doute pas pour les inculper.

Comment juger cette apparente hypocrisie, et la contradiction existant entre le développement d’une protection antiterroriste en Europe et l’absence d’une stratégie militaire commune en-dehors de l’Union ? Peut-être après tout les dirigeants politiques, qu’il est aisé de vouer aux gémonies lorsque l’on ne porte pas leurs responsabilités, ne font-ils que leur possible.



Un sentiment d’urgence absent

Depuis 10 ans, entre New York, Djerba, Bali, Louxor, Karachi ou Paris, et bien entendu Madrid, le terrorisme islamiste a tué plus de 600 citoyens européens et blessé probablement plus de 3000 autres. Les auteurs de ces attentats qui ont pu être appréhendés n’ont jamais renié leurs actes, et les ont au contraire inscrits dans une guerre sainte contre l’Occident décadent et impie qui justifie le massacre de civils et de non combattants. Mais l’Europe persiste à nier l’existence du djihad. Nous ne voulons pas entendre parler de guerre, encore moins d’une guerre contre nous, et nous sommes prêts à blâmer quiconque subit des attaques pour nier leur caractère planifié, délibéré et inéluctable.

Le climat intellectuel de notre temps n’est pas plus propice aux philippiques que les années 30, et je suis d’ailleurs frappé par les parallèles que l’on peut tirer entre les deux époques. On connaissait alors Mein Kampf et les projets irrédentistes des nazis, mais on faisait tout pour ne pas les prendre au sérieux, tout comme l’on fait tout aujourd’hui pour minimiser les ambitions des islamistes et leur intérêt pour les destructions massives. On voyait alors les puissances fascistes développer brutalement leurs arsenaux sans croire à un conflit sur notre sol, tout comme on voit aujourd’hui les islamistes gagner chaque jour en influence sans croire à la guerre qu’ils clament et étendent. Les temps changent, mais pas les hommes.

L’Europe n’a d’ailleurs pas l’apanage de la cécité. Il suffit d’observer aujourd’hui la foire d’empoigne politisée qu’est devenue l’enquête parlementaire américaine sur les attentats du 11 septembre pour mesurer à quel point la guerre est également refusée outre-Atlantique, malgré les presque 3000 morts de New York et Washington. Le parti démocrate et la plupart des médias utilisent d’ailleurs les accusations de Richard Clarke, qui a été pendant 8 ans le responsable de la lutte antiterroriste, pour blâmer l’administration Bush de son incapacité à mener une action préemptive contre Al-Qaïda pendant les 8 mois précédents – tout en lui reprochant l’action préemptive déclenchée ensuite en Irak.

Il est ainsi stupéfiant de constater comment l’incompréhension de la perspective temporelle peut amener des analyses complètements erronées. C’est en 1996 qu’a commencé la planification des attaques du 11 septembre, avec l’intention d’infliger un nombre maximal de pertes sur sol américain ; une époque où le processus d’Oslo devait garantir la paix israélo-palestinienne, où on négligeait les attentats-suicides du Hamas ou les attaques d’Al-Qaïda pour ne pas « mettre en péril » ce processus, où on laissait par milliers les jeunes musulmans du monde entier se former au djihad en Afghanistan, après avoir connu les mosquées d’obédience wahhabite financées par la « charité » saoudienne.

Mais si tous les éléments de la guerre actuelle se sont mis en place à cette période, dont nous n’avons évidemment pas fini de payer le prix, le discours archi-dominant consiste toujours à déclamer, si possible d’un ton contrit et sentencieux, que combattre les terroristes ne fait que produire d’autres terroristes. Peu importe que l’inverse se produise en Palestine, où les coups de boutoir de Tsahal depuis le printemps 2002 ont lourdement affaibli les groupes terroristes, en Afghanistan, où la destruction des camps terroristes a mis un terme à toute formation centralisée, et en Irak, où les tentatives de recrutement par les délégués d’Al-Qaïda ne suscitent d’un large désintérêt. Cette réalité est trop lointaine pour ébranler nos confortables convictions.

Il est en effet bien plus simple d’attribuer les attaques terroristes à nos propres actions qu’à l’ambition de leurs auteurs, car c’est la seule manière de nier le caractère irrémédiable du conflit qui nous oppose. Cela évite aussi de s’intéresser de trop près aux motivations exactes des islamistes, une précaution indispensable si l’on veut prétendre que la pauvreté et le désespoir forment les causes du terrorisme, alors que les pauvres et les désespérés de la planète n’y songent guère. Cela permet enfin d’échapper à un jugement de valeur tranché, à des convictions fondées par des impératifs moraux, bref à la résurgence d’une autorité éthique que nos aînés se sont escrimés à abattre.

Notre temps n’est pas celui des décisions historiques. Pas encore. Même après Madrid, il n’y a pas ce sentiment d’urgence qui seul légitime l’action. Tout le monde s’accorde sur la menace que représente le terrorisme islamiste, mais chacun a d’autres priorités – la relance économique, les finances publiques, les assurances sociales, la protection des minorités ou encore la libéralisation des marchés. Les uns s’accrochent à la lutte quotidienne pour la sauvegarde des acquis ou la réduction des dépenses, alors que les autres s’enflamment pour des causes reposant sur des perspectives lointaines, comme le développement durable ou le vieillissement de la population. La sécurité reste secondaire, voire carrément accessoire.

Les mesures de protection antiterroristes de l’Union ne méritent qu’une seule appréciation : trop peu et trop tard. Mais est-il possible de faire autrement ? Le dirigeant politique européen qui voudrait aujourd’hui combattre sans retenue les islamistes, dans son pays comme à l’étranger, serait aussitôt qualifié de psychotique par les médias. Imaginez l’un d’entre eux applaudir à l’élimination du cheik Yacine, ordonner l’interdiction des officines wahhabites, menacer les États du Moyen-Orient abritant des réseaux terroristes et laisser ses services de renseignements infiltrer des mouvances extrémistes ; nos faiseurs d’opinion en feraient aussitôt leur bête noire, et pèseraient de tout leur poids sur l’opinion publique.

Qu’aurait donc fait un Churchill accédant au poste de Premier ministre au début des années 30 ? Probablement guère mieux que ses prédécesseurs. Les foules ont beau constituer la clef de la démocratie, elles n’en sont pas moins sujettes aux errements les plus désastreux, et ceux qui ont acclamé Munich à tout rompre ont dû voir Bergen-Belsen pour comprendre leur tragique erreur. Le public européen ne veut pas davantage la guerre aujourd’hui que 70 ans plus tôt. Les dirigeants sont donc contraints de louvoyer, un œil sur les sondages d’opinion et l’autre sur les analyses stratégiques, ménageant la chèvre et le chou, condamnant la coercition armée et la pratiquant en coulisse, pour ne pas commettre leur suicide politique.

Mais les compromis unilatéraux n’ont en général qu’une existence éphémère. Les ambitions et les exigences des islamistes s’opposent aussi bien à notre mode de vie qu’à notre rayonnement culturel. On ne pourra plus longtemps faire croire au public, comme en Espagne, que leurs attaques sont uniquement les conséquences des décisions de nos gouvernements, et non les actions d’un ennemi irréductible. Il y aura donc d’autres attaques, probablement plus meurtrières encore, qui frapperont les pays ayant eu le malheur de trop baisser leur garde, jusqu’à ce qu’elles fassent basculer les opinions publiques et que celles-ci se mettent à exiger la guerre jusqu’ici niée.

Cette réaction populaire, tardive mais décisive, est typique des démocraties. La population voudra qu’on lui rende des comptes, et la crédibilité de classe politique et des fournisseurs médiatiques sera ruinée lorsqu’elle se rendra compte des mensonges et des distorsions qui ont été commis pour la satisfaire au lieu de l’informer. Une telle énergie populaire assurera le succès de la guerre contre le terrorisme, mais elle risquera aussi de déclencher des actions disproportionnées, de susciter une tentation totalitaire. C’est à cet instant, dans une situation où l’absence de repères et le discrédit du passé élargiront le champ des possibles, qu’il s’agira de rester fidèles à nos valeurs et de se rappeler que nous restons, in fine, nos pires ennemis – dans l'inertie comme dans l'excès.



Maj EMG Ludovic Monnerat  









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