La pensée contre la force : pourquoi l'éducation
est une question de défense stratégique
25 janvier 2004
es carences en connaissance sont à la base des perceptions biaisées qui
forment et déforment le sens des actions armées. Pour se protéger contre
l'impact psychologique des conflits, l'éducation doit contribuer à développer
le sens de l'objectivité et des nuances - en retrouvant ainsi sa valeur
stratégique.
Si
une année en chasse une autre, l'actualité ne montre malheureusement aucun répit
et entre les attentats d'Istanbul, ceux déjoués de par le monde et les
micro-attaques dont sont victimes nos représentants au niveau européen, le
monde tel qu'il évolue nous prouve s'il le fallait que, selon la formule,
« le pire n'est jamais décevant ». On y réplique comme on peut, mais
nous prenons trop peu l'initiative.
«... Face au terrorisme et avant même de penser à des services de renseignement et des forces de police, les perceptions sont à la fois nos premiers adversaires et nos premiers partenaires.. »
Il
y a en effet quelque chose de dérangeant à entrevoir le terrorisme comme une
menace en soi. Il n'est que forme stratégique dépendant de ses exécutants,
moyen complexe d'atteindre des cibles qui ne sont peut être pas celles que nous
croyons. Et forcément, les bonnes réponses ne sont pas toujours celles
auxquelles nous pensons.
Le terrorisme comme confrontation à nos errements
Arme
asymétrique par excellence, le terrorisme a comme principale caractéristique
d'engendrer des effets bien plus importants que les seuls effets physiques des
détonations qu'il essaime. Car le terrorisme est d'abord psychologique, parce
qu'il vise à influencer des politiques, des comportements et des attitudes,
quel que soit celui qui l'utilise. Aussi, à la lecture de Jean Baudrillard ou
d'Edgard Morin, le terrorisme est d'abord idéel, intangible soit et in
fine, le résultat d'une perception. Or, notre perception en ces
matières est trop influencée par une vision matérielle et technicienne
de la société et de sa gestion.
C'est
une erreur stratégique : l'ayant compris, les auteurs de La guerre hors
limites, Qiao Liang et Wang Xiangsui, montrent à quel point nos sociétés
sont perceptuellement vulnérables. Au point que certains disent de l'ouvrage,
écrit en 1998, qu'il aurait fortement influencé les attaques du 11 septembre.
C'est qu'à force d'avoir une emprise sur nos pensées les plus intimes, la
vision matérielle du monde nous fait évidemment frémir de voir nos instruments
technologiques se retourner contre nous… en oubliant que cette année-là, les Etats-Unis
ont connu plus de 17'000 morts sur leurs routes. Il ne faut pas là y voir un
quelconque relativisme, mais plutôt l'exemple parfait de ce qu'une perception
peut engendrer comme conséquences stratégiques.
Le
développement comme les conclusions des deux colonels chinois sont sans
appel : l'abus de technologie nous enferme dans un carcan de fausse
rationalité nous rendant vulnérable à toute action sur nos esprits. L'attaque
de ce qui peut rester de nos valeurs devient une ligne de conduite stratégique
radicale, n'épargnant ni civils, ni infrastructures. Liang et Xiangsui
rejoignent ainsi par défaut les réflexions d'un Jacques Ellul comme d'un Paul
Virilio trop peu lus même si la débauche rhétorique du second fait joliment
dire à R. Ek qu'il confine au jugement paranoïaque. Suprême paradoxe, les
sociologues et les philosophes de la technique doivent le plus souvent s'exiler
aux Etats-Unis ou ailleurs pour être publiés. Mais surtout, pour être lus et
compris. Dans un monde technicien, la meilleure analyse du monde n'est telle
que si elle est lue et diffusée, et malheureusement, un anti-intellectualisme
latent tend à laisser quelque analyse plus approfondie sur le bas côté d'une
route pour le moins sinueuse.
Le
savoir est pareil à Janus, se parant d'un visage double, comme la science a
toujours été source de progrès comme de destructions : Oppenheimer
regardant la première explosion nucléaire déclarait ainsi que « je suis
devenu un compagnon de la mort, un destructeur de mondes ». Colin Gray
nous apprenant que le problème n'est pas l'arme mais la décision de l'utiliser,
comprendre les fondements du passage à l'action nous renvoie alors à la nature
humaine. Les jeunes femmes palestiniennes s'exécutant en même temps que des
civils israéliens, le tankiste de Tsahal entrant dans les Territoires comme de
nombreux djihadistes ailleurs, sont des gens intelligents, ayant souvent mené à
bien des études parfois longues. Mais si l'Université ou toute autre école n'a
jamais vacciné contre l'inhumanité, elles restent des lignes de défense
privilégiées.
Car
la connaissance, c'est aussi l'éthique dont nous parlons tant. Elle ne suffit
pas, dans la mesure où l'éthique n'affecte pas vraiment nos réflexions,
restant en retrait, comme cantonnée à l'occurrence des guerres. Mais on ne
les déclare plus, tout comme « le front » n'existe plus : dans
le chaos perpétuel du monde, elles éclatent, sans plus. Elles sont latentes,
parfois surprenantes, finalement, et sans tomber dans un excès de recherche de
la sécurité (une autre perception, mais jamais définie et si mal comprise de
tous), elles nous accompagnent.
Alors,
comment Comprendre ? Autant tout bon gestionnaire ou tout bon commandant sait
qu'il n'existe pas de technologie du commandement ou de la décision mais bien
un art de cette dernière, autant les sciences humaines d'une façon générale
nous y préparent. L'art peut être mathématique et technicien, mais quelques
cours de son histoire démontrent qu'il ne peut y avoir là qu'un moyen et non
une fin en soi. Aussi, et dans le contexte qui est le nôtre, peut-être
avons-nous besoin de reconsidérer les fondements de nos perceptions.
L'éducation
en général et l'enseignement en particulier, c'est la conscience du monde comme
la possibilité de sa connaissance. Aussi, ne blâmons pas les médias et leurs
trop courtes minutes de reportage : ils ne sont là que pour nous
rafraîchir la mémoire. Pas pour remplacer notre paresse de farfouiller dans un
livre dont nous tendons à oublier qu'il constitue un excellent combustible pour
certains.
Un enseignement comme vecteur stratégique
Or,
si le terrorisme nous montre selon la formule de D. Harraway que l'individu est
une question de défense stratégique, l'éducation en est le prolongement
naturel. Nous savons tous, au moins intuitivement, que l'enseignement est
largement un vecteur de développement et les rapports de l'ONU nous montrent
qu'il existe une corrélation entre l'effondrement du nombre de livres parus et l'augmentation
de la violence.
C'est
un premier niveau du savoir en tant qu'objet stratégique. Mais il en existe au
moins deux autres. Pas tant celui de l'enseignement instrumental, technicien et
nous portant à la réussite matérielle, certes source de la richesse des Etats,
sublimé lorsque l'on pousse en avant la recherche appliquée mais nous
spécialisant dans les tâches et limitant de la sorte notre vision de la
complexité du monde. Nous avons ainsi besoin de plus de philosophie, plus de
sociologie, plus d'histoire et plus de connaissances.
D'année
en année, et sans pour autant tomber dans le pessimisme, nous perdons notre
culture générale comme notre goût du savoir. Aussi faut-il plutôt s'attacher à
la dernière forme de l'enseignement stratégique. Celui de l'enseignement en
tant que vecteur d'épanouissement, préparatoire au renforcement des esprits
critiques et nous permettant de distinguer des perceptions si brouillées en ces
temps si sombres.
Moins
immédiatement rentable, laissant sans doute plus de part à l'art et au rêve,
c'est aussi le secteur le plus défavorisé. Mais c'est aussi celui qui modèle le
plus l'esprit, formant une base intellectuelle qui seulement ensuite
accueillera les sciences dites « dures ». Mais qui surtout, formatera
nos perceptions, les préparant à une objectivité et à des nuances qui ont
toujours été les armes les plus efficaces et dont nous pouvons cruellement
manquer lorsque le temps manque pour affiner nos ripostes.
La
rationalité des guerres est d'un niveau supérieur à leur seule pratique, et
toute guerre est épistémologique par essence : Ardant du Picq comme
Clausewitz nous rappellent que la défaite est d'abord morale. Aussi, face au
terrorisme et avant même de penser à des services de renseignement et des
forces de police, et en leur sein même, les perceptions sont à la fois nos
premiers adversaires et nos premiers partenaires. Ce sont elles qui
commanderont nos réactions généralement trop impulsives et généreront une
panique qui montre généralement toute l'étendue de notre défaite.
Aussi,
ne prenons pas cette dernière posture comme point de départ. Car si le
terrorisme peut frapper, nous pouvons penser. Mais avec un véritable esprit
critique, et non une calculette : le nihilisme d'une puissance aveugle et
décérébrée se combat avec un sens que nous pourrions perdre. Au travers d'un
ouvrage brillant, le général Francart nous expliquait qu'il existe une guerre
du sens. La perdre d'emblée et avant tout autre combat est la première et
la mère de toutes les menaces.
Joseph Henrotin
Doctorant en Sciences politiques à l'ULB
Attaché de recherches, ISC
Membres du Réseau Multidisciplinaire en Etudes Stratégiques (RMES)
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