Les dangers de la « puissance douce » dans un
monde axé sur les rapports de force
21 décembre 2003
omment est possible de s'opposer à la guerre ayant libéré l'Irak sans souhaiter rejoindre la coalition
islamo-marxiste anti-guerre? On peut présenter la « puissance douce »
comme une alternative crédible à l'intervention militaire. Ce qui d'après l'analyste iranien Amir Taheri recouvre un vrai danger.
C'est en 1994 que j'ai pour la première fois entendu le terme
de « puissance douce », lors d'une visite à Oslo pour interviewer les
dirigeants norvégiens. Ceux-ci avaient alors la tête dans les nuages, car ils
croyaient avoir résolu le problème palestinien en organisant des accords
secrets entre Yasser Arafat et le Gouvernement israélien d'Itzhak Rabin. L'année suivante, le terme avait fait son entrée dans le
jargon diplomatique. D'autres dirigeants, notamment allemands et japonais,
l'utilisaient dans leur recherche d'une place au sein de la politique mondiale.
Et maintenant, les Français utilisent la puissance douce comme un nom de code
contre l'Amérique, archétype de la « puissance dure ».
«... Les Accords
d'Oslo, le produit le plus acclamé de la puissance douce, ont permis un conflit accru dans lequel davantage de Palestiniens et d'Israéliens sont
morts que pendant les 50 années précédentes. »
Toutefois, la puissance douce est aussi vieille que
l'histoire. Le paiement de tributs et l'échange de cadeaux, y compris d'otages
et d'esclaves, sont des formes de puissance douce qui ont été utilisées à
travers les siècles. Cléopâtre faisait usage d'une autre forme en attirant les
généraux ennemis dans son lit. Le cocktail de Realpolitik concocté par
Machiavel était un mélange de persuasion (puissance douce) et de coercition
(puissance dure).
Puissance douce et appaisement
Il va sans dire qu'il est préférable d'atteindre ses
objectifs avec une puissance douce plutôt que dure, puisque celle-ci peut
inclure la guerre. Malheureusement, les régimes et les individus sont nombreux
à considérer l'usage de la puissance douce par un adversaire comme un signe de
faiblesse, et donc s'enhardissent dans leurs entreprises mortelles.
L'usage de la puissance douce n'a pas empêché l'invasion de
l'Abyssinie par Mussolini et la fin de la Société des Nations. La puissance
douce a obtenu une « paix pour notre ère » de Hitler à Munich, mais
elle a accéléré l'avènement de la Seconde guerre mondiale. Et les exemples de
résultats désastreux produits par la puissance douce figurent également dans
l'histoire récente.
Entre 1980 et 1988, l'Allemagne et la France ont utilisé la
puissance douce pour persuader les mollahs de Téhéran d'accepter un
cessez-le-feu dans la guerre Iran-Irak. Mais les mollahs ont interprété ces
efforts comme un signe que l'Occident, faible et divisé, ne ferait rien pour
empêcher la marche tant espérée des « volontaires au martyr » de
Khomeyni sur Bagdad, et ensuite sur Jérusalem. En 1988, l'Iran tirait des
missiles sur des pétroliers koweïtiens dans le Golfe Persique et envoyait des
avions de combat dans l'espace aérien de l'Arabie Saoudite pour intimider
celle-ci.
Ceci ne stoppa que lorsque les Etats-Unis, alors dirigés par
Ronald Reagan, décidèrent d'utiliser une petite dose de puissance dure pour
injecter un peu de bon sens dans la tête des mollahs. Un groupe de force
aéronaval US fut envoyé dans le Golfe, où il parvint à couler la moitié de la
marine iranienne en quelques minutes. Les mollahs comprirent le message que la
France et l'Allemagne avaient tenté de transmettre sans succès pendant 7 ans.
Un ayatollah Khomeyni ébranlé apparut à la télévision pour annoncer qu'il avait
« avalé le calice empoisonné » en acceptant la fin de la
guerre.
Un autre exemple : pendant
12 ans, la Turquie a utilisé la puissance douce pour persuader la Syrie de
fermer les bases des terroristes kurdes sur son territoire. Les Syriens se sont
simplement moqué des Turcs. Puis un jour, en 1999, une armée turque fit son
apparition sur la frontière syrienne avec la mission de foncer et de fermer ces
bases. Les dirigeants syriens ont instantanément changé d'avis, fermé les bases
et expulsé les leaders de la rébellion marxiste kurde.
Les foules opposées à la guerre oublient que la puissance
douce a été utilisée aussi bien avec Saddam Hussein qu'avec les Taliban en
Afghanistan. En 1990, lorsque Saddam a envahi et annexé le Koweït, on lui a
proposé plusieurs compensations en échange de son retrait. Une formule
développée par le Président français François Mitterrand et son homologue
soviétique Mikhaïl Gorbatchev consistait à étendre la côte irakienne sur le
Golfe Persique de 25 kilomètres au détriment du Koweït. Saddam devait également
recevoir les îles koweïtiennes de Warbah et Bubiyan, ainsi que toute la partie
koweïtienne des champs pétrolifères de Rumailah.
Mais Saddam refusa. Il voyait dans tout cela un signe de
faiblesse et restait persuadé que si on lui offrait autant comme récompense
d'une agression, il n'avait aucune raison de ne pas tout garder. Jusqu'à sa
chute en avril, Saddam a continué de se moquer de toute la puissance douce
essayant de limiter ses excès meurtriers. Les 18 résolutions des Nations Unies
qu'il a ignorées étaient autant de tentatives d'adoucir une situation qui
exigeait de la dureté.
Le monde a connu une expérience similaire avec les Taliban.
A la fin de 2001, il était clair que s'ils ne livraient pas Oussama ben Laden
pour un procès lié aux attaques du 11 septembre, Washington n'aurait pas
d'autre choix que l'usage de la force. Mais on leur a offert un éventail
d'incitations, y compris l'établissement de relations diplomatiques avec
l'Union européenne et un programme d'aide massif. L'un des deux Etats arabes à
avoir reconnu les Taliban a même proposé à mollah Omar et à ses suivants une
douceur spéciale sous la forme de 300 millions de dollars cash.
Ces efforts ont simplement renforcé les Taliban dans leur
conviction que l'Occident n'aurait pas le courage de mener une vraie guerre. « Le
fait qu'ils mendient tous à notre porte montrent à quel point ce sont des
couards », a déclaré le Ministre de l'information taliban, mollah
Muttaqi, en décembre 2001.
Un monde sans puissance dure serait un paradis pour brutes,
tyrans, terroristes et autres agresseurs. Avec la seule puissance douce, mollah
Omar et Saddam Hussein rempliraient toujours les fosses communes. Les Accords
d'Oslo, le produit le plus acclamé de la puissance douce, ont permis des années
de conflit accru dans lequel davantage de Palestiniens et d'Israéliens sont
morts que pendant les 50 années précédentes. Le prétendu Accord de Genève ne
peut qu'avoir un effet similaire. L'approche douce de Bill Clinton envers la
Corée du Nord a donné à Kim Yong-Il 4 ans pour développer son arsenal
nucléaire. Et est-ce que le compromis négocié par l'Union Européenne avec
Téhéran ne va pas persuader les mollahs d'accélérer leurs plans pour leur
propres armes atomiques ?
Chaque fois que j'entends le terme de « puissance
douce », je me remémore une scène particulière. Cela se passe à Srebrenica
en 1995, une ville bosniaque sous la protection de l'ONU. L'armée serbe
bosniaque entre dans la ville essentiellement musulmane et commence à
rassembler tous les mâles musulmans âgés de plus de 12 ans. En 4 jours,
quelques 8000 hommes et garçons sont concentrés dans un camp improvisé tenu par
les Serbes. Et le cinquième jour, ceux-ci commencent à tuer les prisonniers. Il
leur faut 5 jours pour tuer tout le monde.
Pendant tout ce temps, la force de protection onusienne - un
contingent de bérets bleus hollandais - est cantonnée dans ses quartier à un
kilomètre et demi de là, sans rien faire. Ou presque : quelques soldats
hollandais ont mis le volume de leurs radiocassettes au maximum pour ne pas
entendre les cris des Musulmans massacrés par les Serbes. Ces bérets bleus
étaient là pour une mission de puissance douce. Lorsque leur commandant a
demandé au quartier-général de l'ONU à New York ce qu'il était censé faire, il
a reçu une réponse qui fait frissonner : observez et annoncez.
Texte original: Amir Taheri, "The Perils of 'Soft Power'", New York Post, 8.12.2003
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat