La nouvelle orientation de la doctrine militaire russe : entretien avec le colonel-général Balouïevsky
12 novembre 2003
n document récemment publié par le Ministère russe de la
Défense a suscité de nombreuses réactions. Destiné à accélérer la
transformation des Forces armées, il prévoit en effet leur réarmement complet à
moyen terme, l'adoption d'une capacité de frappe préventive et l'abaissement du
seuil nucléaire.
Intitulé « Tâches urgentes pour le développement des
Forces armées de la Fédération russe », ce texte est le produit des
sphères supérieures du Ministère de la Défense. Ses différentes innovations ont
été largement commentés en Russie comme à l'extérieur, même si l'attention en
Europe occidentale est restée modeste.
Le quotidien de l'armée russe, Krasnaya Zvezda, a mené une
interview avec le remplaçant du chef de l'état-major général russe pour faire
le point sur ce document. Réputé pour être l'un de ses principaux rédacteurs,
le colonel-général Youri Balouïevsky s'est donc exprimé dans ce média amical au
sujet de la politique militaire russe, et fournit un aperçu révélateur des
réflexions stratégiques en cours à Moscou.
«... la Russie suit de très près le processus de transformation de l'OTAN et de sa doctrine militaire, et nous nous réservons le droit d'adapter la planification militaire en fonction de ses décisions. »
- Les dispositions de ce document touchent si
sérieusement aux principes fondamentaux du développement structurel des Forces
armées que de nombreux experts l'appellent une nouvelle doctrine…
- Ce n'est naturellement pas le cas. Même dans un sens
purement légitime, le document ne peut pas être une doctrine, puisqu'il n'a pas
été approuvé par le Président de la Russie. Bien sûr, la plupart des positions
exprimées au sommet de l'état-major du Ministère et celles qui ont été
soulignées dans le dépliant sont assez nouvelles, et elles sont une réponse au
contenu de la doctrine militaire. Par exemple, lorsque la doctrine militaire de
la Fédération de Russie parle de deux types de menace, extérieure et
intérieure, la brochure en vient également à parler d'un troisième type - la
menace transfrontalière. Ceci correspond à une situation où les menaces
politiques, politico-militaires et militaires pour les intérêts et la sécurité
russes combinent les caractéristiques des menaces intérieures et extérieures.
En d'autres termes, lorsque des menaces sont intérieures sur la forme, mais
extérieures sur le fond.
Parmi de telles menaces, nous devons en premier lieu et
surtout inclure le terrorisme international. Nous avons rencontré ce véritable
défi à l'humanité lorsque le pays a subi une attaque terroriste domestique qui
a rapidement dégénéré en une attaque internationale. Et nous avons été les
premiers à lutter contre cela. Ce n'est qu'après les tragiques événements du 11
septembre 2001 que les Etats-Unis ont reconnu le danger. A cet égard, les mots
de notre président Vladimir Poutine viennent à l'esprit, lorsqu'il s'est
exprimé à la dernière session de l'Assemblée générale de l'ONU. Il a déclaré
ceci, je cite : « Je vous ai mis en garde à cette tribune en
l'an 2000, mesdames et messieurs, contre le danger du terrorisme. Mais vous
n'avez alors pas vu la menace, parce qu'à l'époque elle était seulement dirigée
contre la Russie. » Et aujourd'hui, comme nous le savons, le terrorisme
international se propage dans le monde entier.
Le facteur de l'incertitude fait également partie du
document. Nous comprenons qu'il s'agit d'une situation, d'un conflit ou d'un
processus de nature politique ou politico-militaire dont le développement
pourrait changer de manière substantielle la situation géopolitique dans une
région prioritaire pour les intérêts russes ou qui pourrait poser une menace
directe pour la sécurité de la Fédération russe. C'est la réalité de notre ère.
Mais comment notre document correspond à la doctrine
militaire ? J'ai juste devant moi la doctrine militaire de la Fédération
russe. Dans ce document, il est écrit que cette doctrine s'applique à une
période transitoire, dont la durée n'a pas été définie. Trois ans ont passé
depuis que cette doctrine a été adoptée. Est-ce que ce délai est suffisant pour
une période transitoire ? Je l'ignore. C'est une question à laquelle les
politiciens doivent répondre, pas les militaires. J'aimerais juste souligner
que pendant cette période, des changements significatifs sont intervenus non
seulement au sein des Forces armées, mais également dans la société. Vous vous
souvenez de la discussion qu'il y a eu au sujet du contenu de la doctrine
militaire, où il était écrit que les Forces armées devaient avoir des missions
de nature domestique. Ensuite, bien des gens ont dit que ce n'était rien
d'autre qu'un crime contre la démocratie, que l'armée serait transformée en un
gendarme appelé à être utiliser contre le peuple, et ainsi de suite. Mais nous
avons vu, et ces trois années l'ont montré très clairement, que la fonction
domestique des Forces armées est un signe des temps nouveaux dans lesquels nous
vivons.
- De toutes les clarifications et additions à la
doctrine militaire, le plus grand nombre de commentaires a sans aucun doute été
consacré à l'affirmation selon laquelle la Russie se réserve le droit à l'usage
préventif de la force militaire. Certains de nos voisins les plus proches ont
comparé cette disposition avec les plans d'agression de Hitler…
- Je n'ai pas l'intention de flatter de telles
déclarations en y répondant. Nous savons bien que ce commentaire appartient à
Edouard Chevardnadze. Laissons cela à sa conscience. Quant à la disposition sur
les frappes préventives, j'aimerais noter le point suivant. On ne doit pas
faire une interprétation directe de notre principe, en disant que si la Russie
n'aime pas un Etat donné, elle va fondre sur lui avec toute sa puissance
militaire, y compris les armes nucléaires. Ce n'est tout simplement pas vrai.
Nous considérons les frappes préventives comme une mesure extrême, devant être
utilisée lorsque tous les autres moyens d'influence disponibles ont été épuisés
- politiques, économiques et internationaux. Bien que si l'on suit strictement
la Charte de l'ONU et son article 51, alors les frappes préventives sont une
violation de la loi internationale, puisqu'il est écrit très clairement qu'un
Etat ne peut faire usage de la force que dans l'éventualité où il a été sujet à
une attaque. Mais les réalités du jour sont telles que des membres de la
communauté globale utilisent déjà la force militaire comme une mesure
préventive.
Prenez par exemple les opérations de maintien de la
paix, qui accessoirement sont pratiquées par les Forces armées russes en
Abkhazie et en Ossétie du Sud. Elles ne sont rien d'autre que des opérations
préventives ayant pour but non seulement de prévenir une guerre civile dans ces
régions, mais aussi d'empêcher la violence de s'étendre au-delà de leurs
frontières, y compris sur le territoire russe. Ou disons qu'un avion de ligne
est détourné quelque part avec des citoyens russes à son bord. Afin de les
protéger et de ne pas permettre qu'ils soient tués, l'Etat utiliserait la
force. Et il y a une multitude d'exemples comparables. Par conséquent, nous
devons ouvertement reconnaître que les choses se déroulent déjà ainsi, et en
même temps nous avons averti ceux qui pourraient poser une menace pour les
intérêts et la sécurité russes que notre réponse sera adéquate. Aussi longtemps
que de telles actions sont effectivement employées dans la vie internationale,
la Russie se réserve le droit d'agir de la même manière.
- Néanmoins, certains pensent qu'en agissant ainsi,
nous sommes en train d'imiter les Américains, qui ont déclaré par le passé être
prêts à utiliser les frappes préventives afin de protéger leurs intérêts
nationaux.
- Nous n'imitons personne. Si vous prenez notre approche
et celle des Américains au sujet de l'usage préventif de la force militaire,
alors vous verrez - comme on dit à Odessa - deux grandes différences. Je le
répète, nous considérons les frappes préventives comme une mesure extrême […].
Nous ne menaçons personne, car aujourd'hui nous n'avons pas d'ennemis. Le
besoin d'une frappe préventive ne pourrait survenir que lorsque quelqu'un
devient une menace sérieuse pour les intérêts nationaux de la Russie et les
droits de ses citoyens.
Mais les Américains ont déjà lâché les rênes :
ils ont déjà dénoncé certains Etats, qu'ils appellent les « Etats-voyous », contre lesquels
les USA pourraient utiliser la force militaire à tout instant. Et leur seule
culpabilité réside dans le fait qu'ils sont situés dans des régions ayant un
intérêt spécial pour les Etats-Unis, et que les régimes en place dans ces pays
n'entrent pas dans le cadre de la politique américaine. Les actions menées
contre l'Irak forment un exemple caractéristique. Je ne pense pas que nous
ayons besoin d'en parler en détail, puisque le grand public en est déjà bien
conscient. J'aimerais simplement souligner qu'elles représentent une
manifestation frappante de l'approche américaine en matière d'usage préventif
de la force militaire.
- Et comment devons-nous comprendre la disposition du
document quant à la possibilité de rendre aux armes nucléaires leurs propriétés
de vrais instruments de guerre ? Le commentaire à ce sujet a été plutôt
divergent.
- Nous avons considéré nécessaire de souligner cette
disposition dans le dépliant. Cette décision a été dictée par le fait que le
pays le plus puissant au monde pour sa dimension militaire, politique et
économique - les Etats-Unis - se prépare sérieusement à diminuer le seuil de
l'usage des armes nucléaires. Rappelez-vous le début de l'opération
antiterroriste en Afghanistan. A cette époque, les Américains discutaient la
question de lancer une frappe nucléaire contre les Taliban. Et pendant la
guerre contre l'Irak, ils ont même nommé les bombes qui auraient pu être
larguées contre des cibles dans ce pays. Croyez-moi, en tant que militaire, je
ne comprends pas pourquoi ils font ceci. Au contraire, ils me semblent qu'ils
devraient élever le seuil nucléaire. Nous ne pouvons pas ne pas prendre note de
cette tendance.
Par conséquent, nous avons écrit dans la brochure
que la Russie voit les tentatives de certains pays d'abaisser le seuil de
l'usage des armes nucléaires, et donc de leur donner les propriétés
d'instruments de guerre, comme une menace sérieuse pour la sécurité
internationale et sa propre sécurité. Nous soulignons ce danger et nous disons
que nous le prendrons en considération lorsque nous évaluerons les perspectives
de la structure de l'organisation militaire en Russie. Nous nous réserverons le
droit de transformer notre planification militaire en fonction des changements
dans la situation internationale, y compris en abaissant le seuil de l'usage
d'armes nucléaires.
- Une autre des dispositions du document de la
brochure a déclenché un torrent d'émotions. Je parle de la section où sont
évoquées les relations avec l'OTAN. L'évaluation des processus qui se
produisent au sein de ce bloc a semblé plutôt dure.
- Laissez-moi commencer par un peu d'histoire. Nous
savons tous qu'un grand travail est fait pour l'adoption et l'entrée en vigueur
d'une version adaptée du Traité sur les Forces Conventionnelles en Europe, selon lequel il y aurait une
transition des limites d'armes aux Etats parties à des obligations et
limitations internationales. Au bout du compte, cela mènerait à une baisse
substantielle du potentiel en forces armées conventionnelles sur le continent,
et à une baisse de leurs capacités offensives. Cependant, une chose que peu de
gens savent est que l'initiative pour l'adaptation de ce traité vient non pas
de la Russie, mais de l'Allemagne. Nous l'avons juste soutenue. De plus, le Président
a déjà soumis une proposition à la Douma pour la ratification du traité adapté.
Mais les pays de l'OTAN, et principalement les Américains, n'ont aucune envie
particulière d'adopter ce traité. Je le dis si ouvertement parce que je les ai
rencontrés à plus d'une occasion, et je connais leur position de première main.
Pendant ce temps, le processus consistant à déplacer des
bases militaires d'Europe occidentale en Europe orientale a déjà commencé. On
parle déjà de l'apparition dans un proche avenir de bases militaires
américaines en Bulgarie, en Roumanie et dans d'autres pays. En tant que
militaire, je comprends très bien l'objectif de telles bases, même si un
minimum de personnel et un maximum d'armes et d'équipements y sont stationnés.
Avec les moyens de transport actuellement disponibles, déployer du personnel
sur ces bases ne poserait aucune difficulté particulière. En prenant en compte
cette tendance, on peut aisément supposer que demain l'équipement militaire et
l'armement de l'Alliance atlantique apparaîtront sur le territoire des pays
baltes, sur les aérodromes et les bases militaires qui étaient occupés jadis
par des troupes soviétiques. La question se pose d'elle-même : comment
expliquer au public russe pourquoi cela se produit ?
Prenez l'expansion vers l'est de l'OTAN. Ils essaient de
nous assurer que cela ne menace pas la sécurité de la Russie. De manière
générale, je suis certain que personne à l'OTAN ni aux Etats-Unis, le leader de
l'alliance, ne planifie la destruction de la Russie. Seul un fou pourrait se
lancer dans une telle entreprise. Parce que cela signifierait une mort
certaine, non seulement pour nous, bien que la Russie et l'OTAN boxent
aujourd'hui dans des catégories différentes, mais aussi pour tout le continent.
Par conséquent, nous avons également souligné dans la brochure qu'il n'y a
absolument aucune preuve, même indirecte, de l'existence d'une menace sur la
Russie venant de l'OTAN. Nous avons même écarté une guerre conventionnelle à
grande échelle avec l'OTAN comme l'un des conflits probables auxquels les
Forces armées du pays devraient se préparer. De plus, dans ces conditions et en
accord avec le Traité FCE, il n'y aura aucune infrastructure, aucun dépôt et
aucune base militaire de l'OTAN sur le territoire de nouveaux membres de
l'Alliance. Toutefois, ils n'agissent pas de la sorte à cet instant, et ne font
plutôt qu'en parler : lorsque ces pays entreront dans l'OTAN, alors ces
obligations seront assumées.
Nul ne peut dire à ce stade que les changements apportés à
la structure militaire de l'OTAN sont destinées à préparer des opérations de
maintien de la paix. C'est plus probablement l'inverse, à savoir que le
mécanisme militaire de l'OTAN est devenu encore mieux adapté aux opérations
d'envergure. Par exemple, l'entraînement de troupes pour des opérations dans
des conditions supposant l'emploi d'armes de destruction massives a été
intensifié. Pourquoi agir ainsi ? Pour se protéger des terroristes ?
J'en doute. De même, les troupes sont en train d'adopter des armes de précision.
La question se pose, à quelle fin ? Déclencher des frappes sur Ben Laden
ou quelqu'un comme lui n'exige pas la transition de toute une organisation
militaire sur des systèmes d'armes de précision.
A ce sujet, laissez-moi faire une digression. Je connais
très bien le général John Abizaid, l'homme qui est aujourd'hui à la tête du
Central Command. Pendant son mandat comme directeur du J-5 au Pentagone [c'est-à-dire la section chargée de la
planification, note du traducteur], je lui ai rendu visite à plus d'une occasion
et j'ai vu les cartes de l'Afghanistan et de l'Irak déborder de son bureau. Je
lui ai dit : « John, la guerre en Afghanistan n'est pas la même
que la guerre en Yougoslavie, lorsque les munitions de précision étaient
utilisées pour frapper des ponts et des infrastructures, y compris des
objectifs civils. Vous pouvez utiliser des armes de précision contre les tentes
sous lesquelles se réunissent les Taliban, mais les coûts seront
différents. » [Et pourtant, ce
sont bien les armes de précision guidées à partir du sol qui ont formé la
combinaison décisive, contre laquelle les Taliban n'ont rien pu, NDT]
J'aimerais également souligner que je suis loin de penser
que les choses iront un jour jusqu'à une confrontation armée avec l'OTAN. Il
est préférable pour nous de résoudre tous nos problèmes par la coopération,
conformément à la Déclaration de Rome. De grands progrès ont été et sont faits
dans ce domaine. Je pense qu'il n'est aucun besoin d'aller davantage dans le
détail à ce sujet. Néanmoins, nous avons intentionnellement mis dans la
brochure que la Russie suit de très près le processus de transformation de
l'OTAN et de sa doctrine militaire, et que nous nous réservons le droit
d'adapter la planification militaire russe en fonction des décisions prises au sein
de l'Alliance.
- Vous avez dit que vous écartez la possibilité d'une
guerre à grande échelle contre l'OTAN et que vous l'avez mis dans le dépliant.
Mais en parlant des possibles opérations militaires dans le secteur stratégique
Occidental, le document stipule que dans l'éventualité d'une guerre, non
seulement des troupes et des installations militaires subiraient une attaque
ennemie, mais également l'économie du pays en même temps que toute son
infrastructure, la population civile et pratiquement tout le territoire.
Qu'est-ce que cela pourrait bien être, sinon une guerre à grande échelle ?
En apparence, c'est une contradiction évidente.
- Il n'y a ici aucune contradiction. En préparant cette
brochure, nous avons examiné d'une autre manière la situation des forces et des
ressources dans ce secteur stratégique, et nous en avons déduit leurs capacités
de combat. En d'autres termes, le caractère des opérations militaires que ces
forces et ces ressources pourraient mener, sans égard à quelque ennemi que ce
soit. Ainsi, lorsque l'on prend en compte le fait que les Forces armées des
Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne sont situées
à l'ouest, il est facile de présumer que leurs opérations auraient un caractère
global, à la fois aérien, spatial, maritime et terrestre. Ce que d'ailleurs
toute la guerre en Yougoslavie a confirmé.
Maintenant, dans le secteur stratégique
d'Extrême-Orient, la base des opérations militaires comprend des opérations de
débarquement amphibies et la défense contre de tels débarquements. Nous avons
tiré cette conclusion de caractère avant tout maritime de ce théâtre
d'opérations. Autrement dit, cette partie de la brochure ne parle pas d'une
possible guerre contre la Russie, mais globalement des opérations militaires qui
peuvent être menées par les troupes situées dans une région donnée.
- En parlant de l'Extrême-Orient, le document parle
longuement des relations de la Russie avec les Etats-Unis, l'OTAN et d'autres
organisations au niveau des forces armées, mais ne dit presque rien des Etats
situés à l'est de notre pays. Pour quelle raison ? Cela donne l'impression
que cette région n'est pas importante pour la Russie, qu'il n'y a rien à en
dire, ou au contraire que l'on cache quelque chose.
- Ni l'un, ni l'autre. A notre avis, la couverture de la
situation dans le secteur stratégique d'Extrême-Orient était suffisante, bien
que nous ne lui ayons pas consacré un chapitre séparé. Toutefois, je comprends
pourquoi une telle question s'est posée. Si vous suivez de près la presse russe,
vous pourriez avoir l'impression qu'un clash avec la Chine peut se produire
demain ou après-demain. Ceci est profondément trompeur. Je suis certain que les
politiciens en tout premier lieu, puis les économistes et bien sûr les
militaires ne devraient pas donner le moindre indice d'une possible rupture
dans nos relations amicales de voisinage avec la Chine. Et pas parce que nous
avons peur d'eux. Non, nous avons beaucoup d'objectifs communs que nous pouvons
atteindre seulement en développant une coopération complète et mutuellement
avantageuse les uns avec les autres. Prenez par exemple l'Organisation de
Coopération de Shanghai, dont nos deux pays sont membres. Nous pensons, et le
dépliant le mentionne, que dans l'optique d'un renforcement du potentiel
politique et politico-militaire de l'OCS, une zone de paix et de stabilité sera
créée dans les secteurs du Sud-Est et d'Extrême-Orient, ce qui écarterait
l'émergence d'une menace militaire majeure.
- C'est le cas aujourd'hui, comme d'aucuns pourraient
le dire, parce que même les Chinois affirment qu'ils ne sont pas encore prêts à
parler de toute leur force dans l'arène internationale. Mais que se
passera-t-il dans disons 30 ans, lorsque la Chine se sera fermement dressée, y
compris au niveau militaire ?
- Les prédictions sont nombreuses à ce sujet. Une analyse
a par exemple été publiée sur Internet au sujet des perspectives de
développement globales au milieu du XXIe siècle. Ce rapport tire la conclusion
claire que la Chine à cet instant sera une menace pour les Etats-Unis. Même les
Américains ne contestent pas cela. Dans tous les cas, nous savons que le
Conseiller pour la Sécurité nationale du président des Etats-Unis, Condoleezza
Rice, a appelé la Chine le concurrent stratégique le plus probable de l'Amérique.
Et ils se préparent en ce sens. Mais existe-t-il une menace chinoise pour la
Russie ? Je dirais les choses ainsi : nous ne devons pas totalement
exclure la possibilité que la situation se développe de plusieurs manières.
Cependant, aujourd'hui, selon les prévisions de l'Etat-major général, il n'y a
aucune raison de dire que la Chine a l'intention d'attaquer la Russie à court,
moyen ou long terme. Mais nous sommes pragmatiques et nous devons prendre en
considération tous les événements possibles, même les pires scénarios.
Néanmoins, si nous parlons des menaces qui existent
en Extrême-Orient, la principale à mon avis est le retrait des Russes de la
région. Confrontés à des circonstances économiques difficiles et ne voyant pas
d'amélioration prochaine à leur bien-être, ils abandonnent en masse cette
frontière. La direction du pays se soucie sérieusement de ce phénomène et prend
des mesures drastiques pour éliminer cette situation. Un programme ciblé pour
le développement de l'Extrême-Orient a en particulier été approuvé. Il va sans
dire qu'un facteur important de son implémentation sera la coopération, et
notamment la coopération régionale avec la Chine. Par exemple, je ne vois rien
de mal à l'accroissement de la migration des Chinois en Extrême-Orient, ou à la
création sur place d'entreprises conjointes avec eux. La chose la plus
importante est que ceci se déroule d'après la législation russe, de manière
contrôlée et avec les bases légales appropriées.
- A propos de l'état des Forces armées russes, vous
avez écrit dans le dépliant que la période de leur reformation radicale est
maintenant achevée et que l'armée se prépare à d'autres transformations
majeures. Qu'est-ce que cela signifie ?
- Je sais qu'il y a eu bien des déclarations à ce sujet
selon lesquelles le Ministère de la Défense a annoncé la fin de réformes qui
n'ont jamais vraiment commencé. J'aimerais commenter ces déclarations d'emblée
et de la manière suivante. Toute la question tourne autour de notre
compréhension du mot « réforme ». Dans notre système - les
quartiers-généraux, le commandement militaire et les organes de contrôle - il
existe une sorte d'appareil conceptuel dans lequel les réformes sont comprises
essentiellement comme des transformations brèves mais radicales de
l'organisation militaire. Je suis certain, et je crois que vous serez d'accord
avec moi à ce sujet, que ces mesures radicales ont déjà été concrétisées. Je
mentionnerai seulement la plus grande d'entre elles, la réduction des effectifs
des Forces armées : d'un contingent de presque 3 millions d'hommes en
1992, nous sommes maintenant passés à 1'162'000 hommes. Est-ce que c'est une
mesure radicale ? Bien sûr que oui. Ensuite, l'amélioration de la
structure des Forces armées. En 1992, nous sommes partis avec une structure à
cinq branches. A présent, nous sommes passés à une structure des forces à trois
branches qui, j'en suis sûr et je le dis crûment, nous survivra vous et moi. Et
cela parce que c'est la structure optimale pour les deux armées globales - nos
Forces armées et celles des Américains. En vertu du fait que nous possédons des
armes nucléaires et espace militarisé, nous avons aussi les subdivisions
appropriées. Prenez également ce fait : en 1993, nous n'avions même pas
une doctrine militaire nationale. Nous avions seulement les bases d'une telle
doctrine. En 2000, nous avons adopté la Doctrine militaire de la Fédération
russe, qui a été approuvée par décret présidentiel.
Je n'ai même pas mentionné le fait que notre système de
contrôle politique a été créé en même temps que les fondations d'un système
permettant une supervision publique des activités de l'armée, qu'il y a eu une
adaptation de la politique militaire russe aux nouvelles réalités globales, que
le système de recrutement des Forces armées a été changé… Dès lors, quoi qu'en
disent vos « correspondants », la structure de l'organisation
militaire a subi des changements radicaux.
A présent, cette phase est derrière nous et nous
nous préparons à entreprendre des transformations qualitatives dont le but est,
comme l'a déclaré le Président de la Russie, la création de Forces armées
puissantes, professionnelles et bien équipées.
- Les perspectives en matière d'organisation des
Forces armées décrites dans la brochure sont assez impressionnantes. Mais une
question se pose : à quelle distance sommes-nous de nos objectifs sur le plan
matériel ?
- Je dirais d'emblée, sans révéler de grand secret, qu'un
plan pour le développement des Forces armées jusqu'en 2005 a été adopté - et
approuvé par le Président - en 2000, lors de la session du Conseil de Sécurité
de la Fédération Russe. L'un des documents sur lesquels le plan a été bâti
consistait en une évaluation des indicateurs macroéconomiques pour le
développement de la Fédération russe entre 2010 et 2015. J'aimerais remarquer
en passant et avec plaisir que nos accomplissements réels à ce jour ont
clairement surpassé les indicateurs intégrés à ce document. Cependant, nous
l'avons dit clairement : les 370 milliards de dollars du budget militaire US et
les 411 milliards de roubles alloués pour nos besoins de défense indiquent
clairement les capacités économiques de l'Etat russe. C'est pourquoi nous avons
écrit dans la brochure qu'un réarmement complet des Forces armées russes
prendra jusqu'en 2025-2030. Bien entendu, nous aimerions qu'il se produise bien
plus tôt que cela, mais ce sont malheureusement les réalités. Nous comprenons
très bien que l'Etat doive également améliorer l'éducation publique et les
soins médicaux, tout en résolvant les problèmes sociaux fondamentaux.
En d'autres termes, les perspectives mentionnées dans la
brochure ont une base économique solide. Bien que le budget 2004 soit
aujourd'hui examiné à la Douma, certains commencent à dire que les militaires
ont outrepassé leurs compétences, et que tous les calculs ne sont rien d'autre
que des plans sur la comète. A ce sujet, j'aimerais souligner que nous ne
posons pas la question d'une manière telle que tout doive être réalisé l'année
prochaine. Nous sommes loin de penser ainsi. Ceci est une vision du futur,
jusqu'au milieu du siècle. C'est ainsi que nous voyons l'avenir de nos Forces
armées, et nous disons ce qui doit être fait pour le concrétiser.
Texte original: Vladimir Kuzar, "This is How We See the Future of the
Military", Krasnaya Zvezda
, 25.10.2003