Oubliez James Bond :
le renseignement ne gagne jamais les guerres
26 octobre 2003
omment juger le rôle du renseignement dans les conflits armés ? Le célèbre historien militaire
britannique John Keegan a passé trois ans a étudier la question. Il montre que
les informations partielles, contradictoires et confuses fournies par les
services de renseignement n'ont jamais un effet décisif.
Le renseignement - c'est-à-dire le renseignement militaire -
hante le New Labour. Le polémique sur le renseignement au sujet de l'Irak
pourrait avoir affecté la santé du Premier ministre. L'administration
britannique la moins versée dans la chose militaire de tout l'âge moderne,
celle qui s'est investie dans les écoles et les hôpitaux, se trouve opprimé par
des ogives, des missiles et des questions sur qui savait quoi et quand.
«... Dans la croyance populaire, le renseignement est une chose ésotérique, mettant à nu les secrets les plus intimes de toute cible dont s'occupent les agences de renseignement. »
La situation est presque aussi pénible qu'elle l'était pour
Churchill en 1944, lorsque les services de renseignements ont soudain été
contraints de lui révéler que Hitler développait la bombe volante. « Nous
avons été pris à l'improviste », a-t-il hurlé à son cabinet.
Ce Gouvernement n'a pas été pris à l'improviste. Il a été pris
au dépourvu. Des désaccords entre officiers de renseignements qui normalement
ne touchent jamais l'électorat ont été portés sur la place publique. Est-ce que
Saddam Hussein conservait vraiment un arsenal chimique ? Pouvait-il être
activé en 45 minutes ? Et si tel était le cas, qui menaçait-il ? Le
renseignement semble soudain le thème politique le plus important.
La fiction populaire du renseignement
Le renseignement militaire m'a largement préoccupé ces trois
dernières années, parce que j'écrivais un livre à son sujet. Aucun historien
militaire ne peut manquer de s'intéresser au renseignement militaire, parce
qu'il fait constamment irruption dans son travail. La question à laquelle j'ai
tenté de répondre est celle-ci : « quelle importance revêt le
renseignement pour apporter la victoire ou éviter la défaite ? »
C'est une question que l'on ne pose que rarement, et à laquelle on répond plus
rarement encore, parce que la fascination intrinsèque pour la pratique du
renseignement marginalise celui-ci.
Les codes, les cryptages, les espions et les opérations
secrètes font des histoires tellement passionnantes que leur fonction est
généralement négligée. Nous connaissons tous les traîtres de Cambridge. Ce que
nous ne demandons pas, c'est les vrais dégâts qu'ils ont commis. La réponse est
que Burgess n'a entraîné aucun dommage, que Philby a été nuisible seulement à
quelques agents malheureux qu'il a trahis pour les Russes et que Maclean peut
avoir transporté des secrets nucléaires à Moscou. De plus, les traîtres de
Cambridge étaient des personnages de la guerre froide, non d'une vraie guerre.
F H Himsley, l'historien du renseignement britannique dans la
vraie guerre contre Hitler, a fait une tentative approfondie de montrer comment
le renseignement a affecté l'issue de celle-ci. Sa conclusion, qui n'a pas plu
à l'establishment du renseignement, est que les efforts du MI6 et de Bletchley
Park ont abrégé la guerre, mais ne l'ont en aucun cas gagnée. Et son jugement a
une portée générale - le renseignement ne gagne jamais les guerres. Comme l'a
écrit l'Américain David Kahn, l'historien majeur du renseignement, « il
y a une caractéristique élémentaire sur le renseignement - c'est un facteur
secondaire de la guerre. »
Les experts du renseignement détestent reconnaître cette
vérité. Le public est complice. La raison en est que la fiction du
renseignement, commençant avec Childers et Buchan puis atteignant son apogée à
notre époque avec les œuvres de Ian Fleming et John le Carré, a tellement
influencé l'imagination de l'Occident que de nombreux lecteurs, y compris des
présidents et des premiers ministres, ont été amenés à croire que le
renseignement est la solution à tout. Il arrête des guerres potentielles. Si
néanmoins elles éclatent, il assure que le mauvais côté perd et que le bon
gagne.
Si seulement la vie était aussi simple. N'importe quelle étude
des campagnes dans lesquelles le renseignement a joué un rôle majeur révèle un
résultat bien moins limpide, et parfois l'exact opposé de celui qui aurait pu
être attendu.
Prenez par exemple l'assaut aéroporté allemand sur la Crète en
mai 1941. Parce que Bletchley Park lisait les codes secrets de la Luftwaffe, la
force Crète connaissait la date, l'heure et les objectifs exacts de l'attaque
allemande. Lorsque celle-ci commença le 21 mai, rien ne fut une surprise. Mais
les Britanniques ont tout de même perdu. L'explication est simple : les
Allemands ont modifié leur plan lorsqu'ils ont réalisé qu'il ne fonctionnait
pas, alors que les Britanniques s'en sont tenus au leur.
La grande bataille aéronavale de Midway en juin 1942 est un
autre exemple. Les Américains avaient correctement deviné l'intention des
Japonais : largement grâce aux messages décodés, ils ont surpris les
Japonais en position désavantageuse. Malgré cela, cinq des six frappes ont été
décimées en l'air, et la dernière a réussi presque par chance.
La Deuxième guerre mondiale a été le sommet de la communauté
du renseignement. En raison des succès accomplis par les organisations de
décryptage britanniques et américaines en matière d'interception des
communications secrètes, les connaissances des intentions et des capacités de
leurs ennemis ont été récoltées en abondance. Le renseignement cryptographique
a été crucial dans la bataille de l'Atlantique et dans plusieurs batailles du
Pacifique. Il a pallié, à défaut de la prévenir, la menace de la bombe volante
et de la fusée. Il a contribué au succès dans le désert et en Normandie. Mais
il n'a pas gagné la guerre.
Depuis 1945, la valeur du renseignement par décodage a
décliné. Des mathématiciens de haut niveau ont été mobilisés pour rendre le codage
presque impénétrable en temps réel - l'intervalle de temps définissant
l'utilité opérationnelle - et empêchant même les plus grands ordinateurs de
casser le code des interceptions. Les responsables du renseignement, comme
leurs prédécesseurs de l'époque victorienne faite d'espions et de traîtres,
cherchent à nouveau les renseignements de source humaine pour dénicher les
secrets les plus importants.
S'il est une série d'événements qui démontre les limites du
renseignement de source humaine, l'histoire malheureuse de la recherche d'armes
interdites en Irak en est la preuve. Hans Blix, l'ancien chef des inspecteurs
de l'ONU, peut être considéré comme un agent de renseignement légalisé. Il
avait l'autorité d'aller où il souhaitait, de rechercher ce qu'il voulait et de
parler avec qui il demandait. Même ainsi, il s'est lui-même avoué déconcerté et
a demandé davantage de temps.
Ce n'est pas étonnant si le renseignement donne des nuits
blanches au Premier ministre. Dans la croyance populaire, le renseignement est
une chose ésotérique, mettant à nu les secrets les plus intimes de toute cible
dont s'occupent les agences de renseignement. En réalité, le renseignement est
brouillé, partiel, contradictoire, souvent pas très secret et toujours
déroutant. Il existe une malédiction chinoise qui dit, « puissiez-vous
vivre des temps intéressants. » Une malédiction pire serait, « puissiez-vous
avoir à traiter avec des officiers de renseignements. » Pauvre Premier
ministre.
Texte original: John Keegan, "Forget about
James Bond - intelligence never wins wars", Telegraph, 22.10.2003
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat