Comment le militantisme juridique nous condamne à des guerres de l'ombre et sans limite
22 mars 2003
'accusation de crime de guerre est désormais inséparable des conflits armés. Pourtant, l'application aux seules forces régulières d'un droit international obsolète renforce la violence asymétrique et annonce l'avènement de guerres clandestines, déstructurées et incessantes.
Les multiples condamnations subies par les Forces armées israéliennes, suite à l'opération "Bouclier Défensif" menée en Cisjordanie en avril 2002, ont illustré de manière frappante cette tendance. Celle-ci n'a d'ailleurs pas manqué d'apparaître dans le conflit actuel en Irak, où les offensives surtout aériennes des Forces armées américaines et britanniques ont inspiré des actions similaires.
«... Les violations du droit international humanitaire sont aujourd'hui annoncées et dénoncées avant même que les actions armées n'aient lieu. »
Mais au-delà des accusations de génocide et de massacre relevant clairement d'une propagande grossière, les violations du droit international humanitaire sont aujourd'hui annoncées et dénoncées avant même que les actions armées n'aient lieu – même si l'opprobre généralisé accompagnant ces accusations ne concernent que les forces occidentales.
Tout est permis sans uniforme
Le cas de Jénine est à cet égard exemplaire. Les délégués d'Amnesty International ayant mené une enquête dans le camp de réfugiés ont qualifié de crimes de guerre huit infractions majeures commises à leur sens par les soldats de Tsahal, et appelé ouvertement à la poursuite judiciaire de leurs auteurs. Dans un rapport de 50 pages sur le même sujet, Human Rights Watch a mis en évidence neuf infractions majeures et étudié le décès des 22 non-combattants identifiés comme tels sur les 52 Palestiniens tués lors des combats, et également conclu que les preuves de crimes de guerre contre les militaires israéliens justifiaient l'ouverture de procédures judiciaires.
En l'absence d'une commission indépendante liée à un mandat international, de telles enquêtes s'appuyant presque exclusivement sur les témoignages de la population locale font figure de référence. Elles peuvent également être utilisées pour fonder l'accusation judiciaire, comme le furent les recherches effectuées par Human Rights Watch au Kosovo pour le TPIY. Enfin, leur publicité à bref délai des événements considérés assure aux verdicts exprimés une couverture médiatique considérable. Et ce quel que soit leur fondement.
On pourrait en effet s'étonner du fait que ces organisations privent les citoyens israéliens revêtant l'uniforme de ces mêmes droits élémentaires, ainsi la présomption d'innocence, qu'elles ont pourtant pour vocation de défendre et promouvoir. Mais l'aspect le plus significatif du militantisme juridique contemporain n'est autre que l'application différenciée de principes périmés: comme le droit des conflits armés date d'une époque où ceux-ci opposaient avant tout des États, les Forces armées régulières sont aujourd'hui jugées selon des règles et une éthique que leurs adversaires non étatiques ignorent systématiquement, dans l'indifférence de la communauté internationale.
Les affrontements durant l'opération "Bouclier Défensif" l'ont montré de manière frappante. Les témoignages de combattants palestiniens dans la presse arabe vantant l'usage d'enfants à Jénine pour le jet d'explosifs improvisés ou de femmes pour tromper les militaires israéliens ont été simplement ignorés par les contempteurs légalistes de Tsahal. L'usage de milliers de charges automatiques similaires à des mines antipersonnel et disposées dans les maisons du camp n'a suscité aucune condamnation de la part d'organisations luttant contre ces armes, alors que 15 personnes ont été blessées par leurs explosions les 2 semaines suivant la fin des combats.
«... Tout est permis sans uniforme: le double standard dans l'application contemporaine du droit permet aux guerriers irréguliers de le violer impunément. »
Par ailleurs, la consternation du CICR suite à la découverte d'explosifs dans une ambulance du Croissant rouge n'a guère eu d'écho, tout comme l'interpellation d'une jeune femme palestinienne simulant une grossesse pour dissimuler une charge explosive prête à être mise à feu. Même l'intrusion de combattants armés dans la basilique de la Nativité et leur utilisation défensive de ce bâtiment à la fois éminemment religieux et protégé par l'UNESCO n'ont suscité aucune protestation.
Tout est donc permis sans uniforme: le double standard dans l'application contemporaine du droit international humanitaire permet aux guerriers irréguliers de le violer impunément. De fait, la dernière décennie a vu la généralisation des belligérants non étatiques, bandes armées ou réseaux terroristes, et des violences infligées aux populations civiles sous la forme de kidnappings, rackets, pillages, viols, amputations ou assassinats en nombre. Désormais, les souffrances infligées aux non-combattants constituent un mode opératoire toléré, dès lors que ses auteurs n'appartiennent pas aux forces régulières. La communauté internationale leur promet même parfois compensations financières et impunité juridique en cas de désarmement volontaire, comme ce fut le cas en Sierra Leone.
Vers une violence libéralisée
Seuls signataires des textes régulant les conflits armés, les États voient à l'inverse leurs formations militaires être soumises à toutes les règles que leurs adversaires ignorent. Or cette inégalité est précisément à la source des stratagèmes visant à déconsidérer les forces régulières, comme la dispersion de combattants au sein de civils non armés, le camouflage de forces près d'édifices religieux, l'absence de signes distinctifs pour les belligérants, ou encore l'utilisation de femmes et d'enfants comme auxiliaires aux combattants. Confrontés à cette menace, les soldats doivent souvent choisir entre le respect des lois et l'accomplissement de leur mission – voire leur propre survie. Censé limiter l'ampleur et l'horreur des conflits armés, le droit international humanitaire est devenu l'un des principaux vecteurs de leur dérégulation.
Cerner le fondement de cette dérive n'est pas difficile: elle repose sur une conviction ancienne, à la fois pacifiste et individualiste, selon laquelle le principal danger pour les populations est posé par l'action des Forces armées. Il s'agit purement et simplement de museler les porteurs d'uniformes – même si leurs adversaires n'en ont plus que rarement. Ainsi, l'interprétation militante actuelle des Conventions de Genève et de leurs Protocoles Additionnels écarte systématiquement la notion de nécessité militaire pour privilégier la protection des personnes et biens civils. Au vu des constats apocalyptiques dressés à propos de Jénine, il faut désormais conclure que pour certaines organisations et personnes l'existence d'un militaire ne vaut pas celle d'immeubles civils.
Et cette tendance va encore être renforcée par la Cour pénale internationale, devant laquelle n'importe quel soldat soupçonné de crime de guerre pourra être déféré. Bien entendu, cette institution a été mise sur pied en vue de statuer sur les violations les plus graves, et que les États signataires refuseraient de juger. Il n'en demeure pas moins que les Forces armées seront engagées demain face à des adversaires agissant impunément et sans aucun scrupule, dans un climat de lynchage médiatique créé par une éthique fondée sur l'émotivité visuelle, et sous le regard intransigeant d'une cour internationale soumise à toutes les pressions. Rien de tel pour annuler toute velléité d'initiative – et donc tout potentiel dissuasif.
«... Censé limiter l'ampleur et l'horreur des conflits armés, le droit international humanitaire est devenu l'un des principaux vecteurs de leur dérégulation. »
Mais les États ne pourront pas tolérer cette criminalisation larvée de l'action militaire et du principe de légitime défense qui la fonde. Confrontés à une infériorité de jure en matière de coercition armée, ils n'auront de ressource que dans la dissociation de leurs faits et gestes: d'une part des opérations ouvertes, menées par des formations régulières dans une transparence maximale, et destinées à contenter l'œil critique du public; et d'autre part des opérations secrètes, menées par des forces spécialisées ou irrégulières sans lien apparent avec leur mandataire, et usant de modes opératoires non conventionnels. En d'autres termes, briser l'asymétrie qui les paralyse en sous-traitant le sale travail à des structures privées ou supplétives.
Et l'offre est en ce domaine supérieure à la demande. Durant la décennie précédente, les dividendes de la paix avidement perçus par les nations occidentales ont en fait entraîné une privatisation de la guerre: la compression brutale des budgets et effectifs alloués aux Forces armées ont mis sur le marché des ressources humaines et matérielles considérables, permettant un spectaculaire essor des sociétés militaires privées. Aujourd'hui déjà, il est possible à n'importe quel quidam fortuné d'obtenir en quelques jours une force capable d'apporter un soutien logistique, d'encadrer des contingents locaux ou même de lancer une offensive aéroterrestre limitée. Hors de toute législation.
Tel est le funeste paradoxe du militantisme juridique: promouvoir des principes neutralisant les seules forces capables de les faire appliquer. Véritable monument à l'inconscience humaine, cette justice sans glaive nous condamne à subir des guerres clandestines et déstructurées, faites d'attentats anonymes, de tueries prosélytes et de trafics lucratifs. A tolérer une violence libéralisée, incessante, sans distinction ni restriction, et où l'éthique devient un fardeau rédhibitoire. A vivre dans un champ de bataille porté à l'échelle du monde, où chacun est une cible – et le sait pertinemment.
Autant dire un enfer dont les bonnes intentions qui le pavent doivent être combattues.
Maj EMG Ludovic Monnerat