Le nombre de victimes en Irak va déterminer le caractère moral de l'opération
20 mars 2003
i les Etats-Unis tuent 10'000 civils irakiens, est-ce que la guerre sera juste ? Qu'en sera-t-il avec 1000 morts, ou 100'000 ? A l'aube des destructions inhérentes à toute guerre, c'est un calcul moral sur les pertes qui nous attend.
Les avocats de la guerre en Irak disent qu'elle sera une bataille de libération pour laquelle même un nombre important de pertes civiles sera acceptable, alors que ses opposants la considèrent comme un massacre industriel, dans laquelle toute justification morale sera enterrée sous un amoncellement de cadavres irakiens. Et tous deux apportent des chiffres de morts pour appuyer leur argumentation.
«... Le nombre de morts contribuera à déterminer si les Etats-Unis seront accueillis en libérateurs ou combattus comme occupants. »
Les faucons citent ceux que Saddam a assassinés – un million selon de nombreux décomptes – et extrapolent combien d'autres mourront si son règne continue. Les colombes tablent sur les milliers de tués durant la première Guerre du Golfe et ses suites immédiates pour offrir des prédictions sombres et parfois apocalyptiques sur les pertes futures. Le nombre de morts contribuera à déterminer si les Etats-Unis seront accueillis en libérateurs ou combattus comme occupants, et formera la perception de l'Amérique à l'étranger pour des décennies. Et il n'y a presque aucun moyen de savoir ce qu'il en sera.
La moralité par prédiction
Le problème des pertes, aussi bien civiles que militaires, est crucial en raison de la manière dont l'administration Bush a défini cette guerre. Durant la Seconde Guerre Mondiale, une guerre considérée par tous ses combattants comme celle d'une survie nationale, des pays entiers sans distinction étaient des cibles légitimes. De grands nombres de morts civils, ou des horreurs ponctuelles telles que Dresde ou l'incendie de Tokyo, étaient considérés comme regrettables, mais ils n'ont pas amené les participants ou les historiens à modifier leur évaluation du statut moral des parties impliquées. Durant la première Guerre du Golfe, cette acceptation sans autre de la "guerre totale" était amendée par le fait que Saddam Hussein était un despote sanguinaire, et nombre de ses soldats des conscrits ruraux. Mais parce que l'Irak avait envahi le Koweït, il y avait un sens tacite que Saddam et son armée méritaient ce qu'ils recevaient.
Dans la guerre actuelle, cependant, l'Irak n'a rien fait pour provoquer une attaque – mis à part la longue quête de Saddam pour les armes de destruction massive, ce dont il doit répondre seul. Les règles morales s'appliquant aux guerres choisies sont bien plus strictes que celles des guerres d'autodéfense. De plus, la déclaration explicite du Président Bush selon laquelle il s'agit d'une guerre de "libération" pour le peuple irakien, et son affirmation que les seuls vrais ennemis de l'Amérique sont Saddam Hussein et ses proches, rendent essentiel à la fois pour l'opinion mondiale – et irakienne après la guerre – de réduire les pertes civiles autant que possible.
Les puristes de l'éthique pourraient avancer que les pertes militaires irakiennes devraient également être minimisées ; mais dès que les hostilités commencent, le personnel en uniforme d'une armée ennemie – sans égard à leur volonté de combattre ou non pour leur chef tyrannique – est généralement considéré comme une cible légitime. La gêne morale entourant ce jugement est propre à la guerre. Les militaires américains ont déclaré qu'ils essaieront de déterminer les intentions, hostiles ou non, des soldats irakiens. Mais avec leur capacité de détruire des milliers de combattants à distance, presque instantanément, et dans le feu du combat ou dans la confusion de la guerre, on peut se demander jusqu'à quel point ce noble but sera réalisé.
«... La mort d'un seul enfant sera utilisée par les opposants à la guerre , et ceux qui sont en sa faveur diront que même 100'000 morts sont un prix acceptable à payer. »
L'un des concepts centraux utilisés par les chercheurs travaillant sur ce qui rend une guerre juste est la "proportionnalité", ou la proportion des tués par rapport aux épargnés. "Vous devez avoir l'assurance raisonnable que vous n'allez pas causer des dommages plus grands que les bénéfices escomptés du combat", souligne Michael Walzer, professeur à l'Institut d'Etudes Avancées de Princeton et auteur de "Just and Unjust Wars", le travail de référence à ce sujet. "C'est de la moralité par prédiction, ce qui est sans doute très incertain, mais vous êtes moralement obligé d'essayer de faire une estimation sérieuse."
Ici, cependant, les variables sont si diverses qu'elles rendent presque impossible pareille estimation. Qu'arrivera-t-il s'il y a des combats urbains à Bagdad ? Si les troupes turques entrent au Kurdistan ? Si Saddam engage des armes chimiques ? Et s'il y a une guerre civile ? D'un autre côté, que se passe-t-il si les soldats de Saddam se rendent en masse ? Si l'un de ses proches l'assassine avant que la guerre n'ait vraiment le temps de se développer ? Est-ce que les militaires peuvent sauver l'Irak sans le détruire ?
Dans quelques jours ou semaines, les réponses à ces questions deviendront plus claires – et lorsqu'elles le feront, le débat sur la justice de cette guerre ou son absence s'intensifiera. Ce débat n'en touche pas d'autres pour ou contre la guerre, et il concerne uniquement la question de savoir si la guerre est justifiée en tant que libération. Ainsi, à moins qu'aucun Irakien n'est tué ou que tous le soient, aucune partie du débat ne sera probablement à même de proclamer une victoire totale. La mort d'un seul enfant peut être utilisée et le sera par les opposants à la guerre ; ceux qui sont en sa faveur affirmeront que même 100'000 morts sont un prix acceptable à payer.
Des estimations apocalyptiques
Dans chaque cas, toute le l'énigme morale dépend d'un jet de dés. "Si vous prenez une inconnue et que vous la multipliez par une autre inconnue, vous avez toujours une inconnue", note Beth Osborne Daponte, chercheur à l'Université Carnegie Mellon. En 1992, Daponte fut licenciée de son poste comme démographe au Bureau du Recensement après avoir déclaré à un journaliste que 158'000 Irakiens avaient péri dans la première Guerre du Golfe et dans les mois suivants, un chiffre qui contredisait la ligne officielle du Gouvernement selon laquelle les pertes étaient impossibles à déterminer. A présent, dit-elle, "je ne spécule plus sur les nombres."
Mais bien d'autres le font, et leurs prédictions varient largement. Une étude confidentielle des Nations Unies, dévoilée en décembre et souvent citée par des activistes antiguerres, avance un chiffre stupéfiant de 500'000 morts. Une étude publiée en novembre par Medact, la branche anglaise de l'Internationale des Physiciens pour la Prévention de la Guerre Nucléaire – qui a reçu le prix Nobel de la paix – fournissait un nombre similaire. Un communiqué de presse du groupe affirme que "une attaque américaine sur l'Irak pourrait tuer entre 48'000 et 260'000 civils et combattants dans les trois premiers mois du conflit seulement, selon une étude menée par des experts en médecine et en santé publique. Les effets d'après-guerre sur la santé pourrait coûter 200'000 vies supplémentaires."
Mais les estimations de Medact sont basées sur les pires suppositions que les militaires américains vont détruire l'essentiel de l'infrastructure civile irakienne, qu'ils ne seront pas en mesure d'aider immédiatement les civils après la guerre, et que Bagdad sera le siège de féroces combats urbains. Nombre d'éléments annoncés sur ce que le Pentagone appelle la stratégie "choc et respect", dans laquelle des centaines de projectiles vont bombarder Bagdad dans les premiers jours de la guerre, semblent renforcer le pessimisme de Medact. Un représentant a déclaré en janvier "qu'il n'y aurait aucun endroit sûr à Bagdad."
En même temps, 80% de ces munitions seront des bombes intelligentes à guidage précis, par opposition à 10% durant la première Guerre du Golfe, ce qui pourrait signifier que les zones civiles sont davantage susceptibles d'être épargnées. Et plus de bombes sur une courte période pourraient être mieux que moins plus longtemps. Auteur en 2001 du livre "Carnage & Culture : les grandes batailles qui ont fait l'Occident", Victor Davis Hanson déclare qu'il "ne croit pas que nous bombarderons Bagdad pendant 77 jours. C'est ce que nous avons fait à Belgrade". Indiquant que 500'000 Irakiens furent tués dans la guerre de 10 ans avec l'Iran, Hanson, historien militaire et professeur à l'Université de Fresno, affirme que "aucune personne raisonnable ne croirait que les Etats-Unis vont tuer 500'000 personnes."
«... Une étude confidentielle des Nations Unies, dévoilée en décembre et souvent citée par des activistes antiguerres, avance un chiffre stupéfiant de 500'000 morts. »
Favorable à la guerre, Hanson estime à la place que les pertes civiles se chiffreront en centaines ou quelques milliers. C'est un nombre qu'il extrapole à partir de guerre récentes. Les candidats au pronostics, selon lui, "ont le devoir en tant que personnes éclairées de regarder les derniers engagements – première Guerre du Golfe, Panama, Grenade, Belgrade et les Taliban. Et s'ils le faisaient, ils proposeraient des chiffres se situant entre 200 et 3500 victimes en moyenne". Son estimation est fondée en partie par l'attente de la passivité militaire irakienne : "à partir de ce que j'ai vu à Panama, durant la première Guerre du Golfe et la Serbie, il y a un schéma. Les gens ne se battent pas bien pour des fascistes."
Pendant ce temps, il note que Saddam a massacré des centaines de milliers de ses propres citoyens, poussé 4 millions d'entre eux à l'exil, et torturé un nombre incalculable d'autres. De ce fait, pour lui, le calcul est facile. "Si vous demandez, 'voulez-vous vraiment libérer l'Irak au prix de 500'000 morts ?', les gens vont dire 'bien sûr que non.' Si vous demandez, 'voulez-vous libérer l'Irak avec 2000 ou 3000 morts ?', la plupart des gens diront que oui."
La volonté de perfection
En rejetant les propos apocalyptiques des opposants à la guerre, Hanson souligne leurs prédictions démenties d'un bourbier à l'occasion de la première Guerre du Golfe et de l'Afghanistan. Les pessimistes furent alors trompés par leur utilisation du Vietnam comme modèle. Mais il n'est toutefois pas clair si les victoires relativement faciles que cite Hanson sont davantage appropriées.
William Arkin, conseiller militaire supérieur pour Human Rights Watch et ancien professeur adjoint à l'Ecole d'Etudes Avancées sur la Puissance Aérienne de l'US Air Force, estime que "nous n'avons pas beaucoup d'expérience sur ce qu'il faut considérer. En 1991, l'armée irakienne s'est obligeamment déployée dans le désert, où elle fut bombardée, et la population civile irakienne a été largement épargnée par les attaques. En Yougoslavie, l'armée était soit déployée au Kosovo, soit dans ses casernes. Aucun cas ne correspondait à une guerre totale. L'objectif consistait à atteindre un but politique. Les capitales ne furent jamais prises, tout comme de larges portions du territoire de ces pays. Même en Afghanistan, la nature du conflit était telle qu'il n'y eut aucune tentative de prendre le contrôle de tout le pays. Prendre d'assaut Bagdad avec des forces terrestres est quelque chose qui ne nous est pas familier, et il n'y a aucun précédent pour faire une supposition sur le total des pertes civiles."
D'une part, nous ne savons pas si les frappes aériennes américaines vont cibler le réseau électrique, les routes ou les usines de traitement d'eau, et combien de temps ces derniers vont rester hors service. Ceci pourrait sembler des problèmes mineurs, mais selon Daponte, c'est la destruction d'infrastructures menant à la contamination de l'eau et à d'autres risques sanitaires qui a entraîné la plupart des morts civiles à l'issue de la première Guerre du Golfe. "Si nous avons vraiment le souci d'épargner les civils irakiens, nous ne pouvons pas attaquer l'infrastructure", affirme-t-elle. "Les planificateurs militaires diront qu'ils ont besoin de s'en prendre aux ponts et aux routes utilisés pour le transport de personnel et de matériel militaire. Mais lorsque c'est fait, lorsque vous détruisez la capacité pour un pays de déplacer sa puissance militaire, vous détruisez également sa capacité à fournir des biens et des services aux civils qui en ont besoin."
«... Le problème avec les Américains et les riches Occidentaux post-modernes, c'est qu'ils veulent la perfection – que personne ne soit tué, ou que seuls les coupables le soient. »
Mais pour les militaires, épargner le réseau électrique pourrait amener à risquer la vie de leurs propres troupes. "Lorsqu'ils iront à Bagdad, sont-ils censés déconnecter le réseau électrique ou non ?", s'interroge Hanson. "Cela va affecter la population irakienne, mais [le réseau] transmet des informations à des gens qui veulent vous tuer."
Hanson critique les Occidentaux qui demandent que cette guerre soit menée de manière à minimiser les pertes civiles irakiennes, affirmant que cette approche met en danger leurs propres soldats. "Le problème avec les Américains et les riches Occidentaux post-modernes, c'est qu'ils veulent la perfection – que personne ne soit tué, ou que seuls les coupables le soient", souligne-t-il. "S'ils voulaient prendre l'Irak et le battre militairement, ce serait très facile. Mais ils ne le feront pas, et de nombreux Américains perdront la vie pour cette raison."
La supposition de Hanson selon laquelle les Etats-Unis vont mettre en danger leurs propres hommes pour épargner des Irakiens innocents participe à ses prédictions de faibles pertes. D'un autre côté, la supposition de Medact quant à une destruction absolue provoquée par les militaires à la fois durant et après le conflit détermine aussi leurs chiffres. "L'infrastructure irakienne, déjà sérieusement endommagée par la guerre précédente, souffrira d'énormes dommages dans les attaques initiales et les combats urbains subséquents", affirmait en novembre le groupe dans son rapport. "La destruction de routes, de voies ferrées, de maisons, d'hôpitaux, d'usines et d'égouts créera des conditions dans lesquelles l'environnement sera dégradé et où les maladies vont se multiplier."
Un référendum de l'année écoulée
Mais pour affirmer que les Forces armées américaines craignent une catastrophe humanitaire, il n'y pas besoin de croire en leur bonté – simplement en leur intérêt. Après tout, si l'un des buts de la guerre est vraiment la transformation du Moyen-Orient pour saper la puissance idéologique de l'islamisme radical, il serait totalement contre-productif pour l'Amérique de livrer à Oussama ben Laden le succès en relations publiques que constitueraient des Arabes tués sur Al-Jazeera. De plus, l'argument de Hanson selon lequel les Etats-Unis ne devraient pas trop se soucier des pertes civiles contredit l'un des buts avoués de la guerre, qui est précisément de sauver ces gens.
Sarah Sewall, directrice de programme au Centre Carr pour la Politique des Droits de l'Homme à Harvard et ancienne assistante au vice-secrétaire à la défense pour le maintien de la paix et l'assistance humanitaire dans l'administration Clinton, a critiqué l'échec des militaires à intégrer de manière adéquate la protection des civils dans les plans d'opérations. Mais elle pense aussi que le Pentagone fait d'authentiques efforts pour épargner des innocents. "Il est probable que les opposants à la guerre ont tendance à exagérer les peurs au sujet des destructions qui seront entraînées", affirme-t-elle. "Si l'administration, comme il est parfois prétendu, part d'un scénario idéal, les gens refusant la guerre ont un scénario catastrophe qui est vraiment horrible."
La vérité est que nous n'en savons rien. "Nous ne savons pas jusqu'à quel point il y aura des combats urbains, qui ont un énorme impact sur le niveau des souffrances humaines", relève Sewall. "Nous ne savons pas quelle ampleur auront les déplacements de personnes, qui occasionnent presque toujours des morts civiles. Nous ne savons pas dans quelle proportion il y aura des affrontements civils suite à une intervention redistribuant les cartes pour diverses factions en Irak. Nous ne savons pas si Saddam Hussein emploiera des armes chimiques qui vont principalement affecter les civils."
Nous le saurons bientôt. "Nous allons le découvrir dans les prochaines 72 heures, et ce sera un référendum sur l'année écoulée", déclare Hanson. Lorsque tout sera fini, "tout ce que je voudrais demander aux gens qui ont prétendu qu'il y aurait 500'000 morts, et ce ne sera pas facile, c'est qu'ils devraient au moins avoir l'intégrité intellectuelle de dire qu'ils se sont trompés." Et si dans une année l'armée est toujours engluée dans un conflit sanglant au Moyen-Orient, Hanson affirme qu'il en fera de même. Mais si cela se produit, ceux qui mériteront des excuses ne seront plus là pour les entendre.
Texte original: Michelle Goldberg, "Casualties of War", Salon.com, 20.3.03
Traduction et réécriture: Maj EMG Ludovic Monnerat
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