Les quatre mythes les plus mensongers
au sujet de la guerre en Irak
13 mars 2003
resque une année après le lancement du débat sur la nécessité de lancer une offensive pour renverser le régime de Saddam Hussein, les arguments relèvent désormais de l'automatisme. C'est ce qui permet à quatre mythes d'être constamment propagés malgré leur caractère éminemment mensonger.
Personne ne pense lorsque tout le monde pense de même : cette phrase du général George S. Patton résume assez bien la valeur des débats menés depuis des mois, dans notre pays comme dans le reste de l'Europe, sur les projets américains d'offensive militaire en Irak. Tout obnubilés qu'ils sont à vouer aux gémonies l'Amérique de l'administration Bush, la plupart des commentateurs ne font qu'enchaîner platitudes, préjugés et vœux pieux sur la situation actuelle, lorsqu'ils ne sombrent pas dans l'insulte pure et simple. Les coups de gueule et les coups de cœur deviennent l'alpha et l'oméga de l'analyse stratégique. Autant dire qu'ils en font l'économie.
«... L'inaptitude à remettre en cause les automatismes intellectuels et les réflexes idéologiques est l'une des caractéristiques des débats sur l'Irak. »
Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que des mythes aient réussi à émaner de la confusion et être pris pour des vérités incontestables par les esprits échauffés ou partisans. L'inaptitude à remettre en cause les automatismes intellectuels et les réflexes idéologiques est d'ailleurs l'une des caractéristiques des débats sur l'Irak. Pourtant, extraits de leur gangue faite de conservatisme et de superficialité, ces mythes n'en révèlent pas moins leur caractère mensonger, et il est navrant que des nations entières semblent définir à leur aune toute prise de position. Débusquer les idées préconçues reste donc un travail de salubrité publique, en tout temps et en tout lieu.
Mythe n° 1 : un camp de la paix s'oppose aux visées d'un camp de la guerre sur l'Irak
En réalité, il n'y a pas de paix à préserver en Irak. Depuis 1991, les chasseurs-bombardiers anglo-américains mènent une guerre limitée pour imposer des zones de non-survol au nord comme au sud du pays et contribuer à contenir le régime de Saddam Hussein, en parallèle avec les sanctions économiques. En 12 ans, les avions de la coalition ont largué des centaines de projectiles guidés sur des cibles terrestres, alors que les Irakiens ont tiré des centaines de missiles sol-air et des milliers de rafales d'obus antiaériens. En plus des avions basés au sol, en Turquie ou dans la péninsule arabique, un groupe aéronaval complet est nécessaire dans le Golfe Persique pour mener ces missions, et également pour effectuer les contrôles de navires liés à l'imposition de l'embargo de l'ONU. Enfin, une brigade mécanisée américaine est déployée au Koweït depuis des années et l'équipement d'une division entière est immédiatement disponible, afin de dissuader les Forces armées irakiennes de tenter toute action offensive.
Cette guerre de facto existe même de jure, car elle est due aux violations de la convention d'armistice de mars 1991 commises par Saddam Hussein. Tout au long des années 90, les Anglo-Américains ont ainsi lancé 4 opérations militaires distinctes pour contrer les actions du régime irakien, mais sans jamais franchir le Rubicon de l'action offensive terrestre – même lors des soulèvements manqués et brutalement réprimés en 1991 et en 1995. Les inspecteurs de l'UNSCOM se sont constamment appuyés sur la présence militaire alliée pour mener à bien leur travail fastidieux, en contournant les écrans de fumée et les mensonges irakiens. En moyenne, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont maintenu dans le Golfe – jusqu'à l'expulsion des inspecteurs – 25'000 soldats, 200 avions de combat et d'appui, ainsi que 15 navires de guerre. Pour faire revenir leurs successeurs de l'UNMOVIC, à l'automne 2002, il a fallu presque doubler ce contingent et menacer de l'employer de manière offensive.
«... Ce sont deux adeptes de la coercition armée qui s'opposent aujourd'hui : un camp de la guerre indirecte et prolongée et un camp de la guerre directe et abrégée. »
C'est dire si aujourd'hui ceux qui revendiquent la poursuite des inspections sont aux antipodes de la paix. Les positions affichées par les différentes nations se rangent en effet dans deux catégories. D'une part, les partisans d'une opération militaire visant à déposer Saddam Hussein en conquérant la totalité de l'Irak, et donc en menant une guerre de très haute intensité, risquée politiquement mais limitée dans le temps. D'autre part, les tenants des inspections et de l'embargo pour contenir Saddam Hussein sans action offensive, et donc en poursuivant une guerre de basse intensité, sans grand risque politique mais non limitée dans le temps. Il y a naturellement une troisième voie, qui consisterait à lever l'embargo, à retirer l'essentiel des troupes alliées du Golfe et à accepter la fin des inspections. Avec la perspective d'affronter quelques années plus tard un Irak nucléaire et décidé à prendre sa revanche – et donc de devoir mener une guerre d'une toute autre ampleur.
Ce sont donc deux adeptes de la coercition armée qui s'opposent aujourd'hui : un camp de la guerre indirecte et prolongée, dont la France est le porte-drapeau, et un camp de la guerre directe et abrégée, qui a son QG à Washington. Ces positions sont toutes deux parfaitement défendables ; il ne fait pas de doute que le maintien d'une armada autour de l'Irak permet aux inspecteurs de poursuivre leur travail, ce qui garantit la contention de Saddam Hussein. Mais ces moyens militaires sont avant tout ceux des Etats-Unis, et le maintien de l'embargo assure le calvaire perpétuel du peuple irakien. En d'autres termes, les conseilleurs ne sont pas les payeurs, et aucune raison morale ne peut justifier le statu quo. Est-ce que l'aversion du risque, le dédain de l'action militaire et l'aveuglement éthique suffisent aujourd'hui à former un douteux et improbable camp de la paix ? Les années 30 ont déjà donné la réponse à une telle question.
Mythe n° 2 : toute action armée doit être formellement autorisée par le Conseil de sécurité
En réalité, l'Organisation des Nations Unies est une merveilleuse idée qui peine à tenir ses promesses. Alors qu'elle aurait logiquement dû profiter de la fin de la guerre froide pour appliquer les principes généreux qui fondent sa charte, elle s'est au contraire révélé fréquemment incapable d'exercer une coercition armée pour les faire respecter – la dilution des responsabilités au gré des pays-membres fournissant à ceux-ci l'excuse de la multitude. Ainsi, l'ONU n'a rien fait pour empêcher la guerre en ex-Yougoslavie d'éclater en 1991 et de se poursuivre, n'a pas su exploiter la stabilisation de la Somalie par les USA en 1992, n'a rien tenté pour stopper le génocide rwandais en 1994, et reste toujours impuissante à mettre un terme aux 2 conflits les plus meurtriers de la dernière décennie, au Congo et au Soudan. Il a fallu au contraire que des nations se décident à déclencher des opérations militaires hors de toute résolution de l'ONU pour mettre un terme à des guerres, comme au Kosovo, au Timor Oriental ou en Sierra Leone.
Dans le cas de l'Irak, les doigts des deux mains ne suffisent plus à compter le nombre des violations de la résolution 1441 commises par le régime de Saddam Hussein, mais les "sérieuses conséquences" prévues par le texte semblent être aujourd'hui passées par pertes et profits. Le Conseil de Sécurité de l'ONU ne parvient pas à appliquer ses propres décisions, et le fait que son membre le plus puissant décide de le prendre au mot aboutit à un blocage historique. Comme nul ne peut justifier ce dernier par l'opposition idéologique prévalant au temps de l'URSS, il est par conséquent temps de se demander si un compromis politique trouvé à fin des années 40 peut, sans changer d'un iota, nous diriger dans un monde tellement différent. Déjà dépossédé de son autorité morale par ses échecs honteux et le caractère autocratique de certains de ses membres, le Conseil de Sécurité est aujourd'hui le siège d'une autorité correspondant de moins en moins aux véritables rapports de force que connaît la planète.
«... Le Conseil de Sécurité ne parvient pas à appliquer ses propres décisions, et le fait que son membre le plus puissant décide de le prendre au mot aboutit à un blocage historique. »
Il est ainsi frappant de constater que les solutions préconisées par les pays s'opposant à la Maison Blanche s'appuient pourtant explicitement sur la puissance militaire que celle-ci a déployée dans le Golfe. La France, la Russie, l'Allemagne et d'autres nations européennes désirent par dessus tout la poursuite des inspections en Irak, mais se refusent à engager les contingents à même de générer la pression nécessaire aux inspecteurs ou même à participer financièrement – à la différence de 12 ans plus tôt – aux coûts impliqués par le déploiement anglo-américain. Dans ces conditions, est-ce que le droit de veto brandi orgueilleusement à Paris ou à Moscou est autre chose qu'un signe ultime d'impuissance, et donc d'obsolescence pour la structure qui l'autorise ? A force de dire que le problème irakien – ou palestinien, ou nord-coréen – ne peut être réglé que par les Etats-Unis, quelle est donc l'utilité de l'ONU en tant qu'autorité politique ?
Pire, la Charte des Nations Unies aujourd'hui invoquée pour infléchir les intentions de Washington ne correspond plus à notre époque. L'interprétation du caractère "imminent" de toute menace pour justifier l'action armée était déjà problématique à l'époque de son écriture, puisque par exemple la France et la Grande-Bretagne n'auraient pas été légitimées en 1939 à déclarer la guerre au IIIe Reich après l'invasion de la Pologne. Mais de nos jours, la prolifération des armes de destruction massive et la montée en puissance du terrorisme transnational enlèvent toute valeur ou presque à cette notion d'imminence ; la compression des temps de réaction, le caractère clandestin des menaces et l'interdépendance au niveau planétaire mettent même à l'agonie le principe de la légitime défense. C'est tout le droit international qui doit être adapté à la réalité des conflits contemporains, et non l'inverse. Faute de quoi le Conseil de Sécurité restera la relique sempiternelle d'une époque révolue.
Mythe n° 3 : l'offensive militaire en Irak va entraîner un massacre dans la population civile
En réalité, nul ne peut fournir une estimation réaliste des conséquences humaines d'une action militaire américaine, pour la simple et bonne raison que nous ignorons tout ou presque de la volonté de résistance en Irak. Cela n'empêche pas cette conviction irrationnelle d'être prise au sérieux par la communauté internationale. La nouvelle cheffe du Département fédéral des Affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, a ainsi déclaré que "la principale préoccupation de la Suisse est la situation de la population civile irakienne, et c'est pourquoi les Suisses sont contre la guerre" – ce qui, nous l'avons vu, n'a pas de sens. Plusieurs agences de l'ONU ont publié une étude évaluant que l'opération américaine ferait 500'000 blessés et 2 millions de réfugiés dans la population civile – sans même connaître ladite opération. Dans les rangs des opposants à toute action armée, on brandit le spectre de 500'000 morts et on accuse même de manière préventive les Américains de crimes de guerres qu'ils n'ont pas encore commis. Autant dire que nous nous situons à des années-lumières de tout raisonnement.
Mais les certitudes fondées sur les croyances idéologiques et les intuitions phobiques ne résistent que rarement à l'épreuve des faits, et le cas irakien ne déroge pas à la règle. L'invasion – ou la libération – de l'Irak que planifient les Etats-Unis depuis des mois peut se dérouler horriblement mal, et entraîner des pertes substantielles dans les populations civiles en cas d'usage d'armes chimiques ou biologiques, ou en cas de combats acharnés et prolongés dans les principales villes irakiennes ; elle peut aussi se dérouler extrêmement bien, si le régime abhorré de Saddam Hussein s'effondre soudainement sous les coups conjugués du rouleau compresseur allié et de soulèvements locaux. A l'heure actuelle, les informations divulguées au grand public rendent plus probable la seconde hypothèse, à la préparation de laquelle oeuvrent d'ailleurs depuis des mois des forces spéciales chargées de missions subversives et des unités de guerre psychologique multipliant les tracts et les émissions audio-visuelles.
«... Dans les rangs des opposants à toute action armée, on brandit le spectre de 500'000 morts et on accuse les Américains de crimes de guerres qu'ils n'ont pas encore commis. »
Par ailleurs, il est nécessaire de prendre en compte les règles d'engagement, les capacités matérielles et les pratiques récentes des Forces armées américaines avant d'estimer les conséquences de leur action – ce que les prophètes apocalyptiques se gardent bien de faire. Les opérations aériennes menées dans le Golfe, au Kosovo ou en Afghanistan contredisent ainsi sans équivoque ce mythe ; en 1991, une étude de Greenpeace a montré qu'entre 2500 et 3500 civils étaient morts sous les raids alliés, alors que les recherches les plus poussées évaluent de 5000 à 7000 le nombre de morts militaires – et non 100'000 ou 200'000, comme l'ont affirmé sans aucune enquête certains commentateurs au terme du conflit. En 1999, les bombardements de l'OTAN ont coûté la vie à 500 non-combattants selon l'enquête exhaustive de Human Rights Watch, alors que 1000 à 1500 soldats serbes ont péri d'après certaines estimations. Enfin, durant les 6 premiers mois d'opérations en Afghanistan, entre 1000 et 1300 civils sont décédés, et 8000 à 12'000 combattants des Taliban et d'Al-Qaïda.
Au contraire des guerres civiles qui composent l'essentiel des conflits modernes et dont les populations paient presque exclusivement le prix, les Américains sont donc parvenus à diminuer la proportion des pertes en non-combattants. Toutefois, l'usage prioritaire de la puissance aérienne et la précision accrue des munitions ne seront plus les seuls facteurs déterminants dans le cadre d'une opération terrestre qui verra très probablement des combats en milieu urbain. Pour réduire au maximum les dommages collatéraux, les formations US devront en permanence contrôler l'usage de la force qu'elles déclencheront, assurer l'information et l'évacuation des populations civiles, tout en préservant la protection de leurs propres troupes. Cette équation à plusieurs inconnues ressemble certes à la quadrature du cercle, mais accuser aujourd'hui déjà les Etats-Unis de provoquer un massacre et une catastrophe humanitaire omet tout bonnement un point de vue essentiel : celui de la population irakienne elle-même.
Mythe n° 4 : il est impossible d'imposer par la force armée un régime démocratique
En réalité, presque aucune démocratie moderne n'a pu être instaurée sans une phase initiale de violence. Relevant des contre-vérités pacifistes traditionnelles ("on ne fait pas la paix avec des bombes", "la violence ne mène qu'à davantage de violence"), cette conviction trompeuse est scandée comme une antienne par des idéologues qui ignorent tout de l'histoire contemporaine. En Europe, l'Italie, la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Allemagne et l'Autriche ont retrouvé grâce aux armes – avant tout anglo-américaines – un régime démocratique sur les décombres du nazisme et du fascisme, au besoin après une parenthèse d'occupation militaire. On peut rétorquer que ces pays avaient déjà une tradition démocratique, ce qui est partiellement exact, mais un exemple plus frappant encore dément cette argumentation : le Japon. Rompant avec des siècles de militarisme fanatique, le Japon de l'après-guerre a vécu sous la houlette du général Douglas MacArthur une transition accélérée vers la démocratie à laquelle rien ne le préparait, mais qui fonde aujourd'hui sa modernité et sa prospérité.
Au sujet de la démocratie, la vérité est toute simple : les personnes qui en ont éprouvé les bienfaits, dont la liberté d'expression et le suffrage universel sont peut-être les principaux, n'ont plus que très rarement la volonté d'y renoncer. Il n'y a guère de construction politique qui soit plus proche des aspirations légitimes de chaque individu, même si la démocratie directe représente sans doute sa forme la plus achevée. Au contraire, les régimes tyranniques supposent explicitement la spoliation des personnes de la plupart de leurs droits, et ils ne survivent qu'en maintenant un double monopole sur la violence et sur l'information. C'est la raison pour laquelle l'instauration de toute démocratie passe nécessairement par une phase de lutte armée : briser les chaînes d'une dictature qui s'appuie sur les forces de sécurité pour maintenir son pouvoir ne peut se faire sans violence, fut-elle minime. Et c'est également pourquoi les dictatures sont si vulnérables aux opérations militaires visant directement leurs centres de gravité.
«... les régimes tyranniques supposent la spoliation des personnes de la plupart de leurs droits, et ils ne survivent que par un double monopole sur la violence et sur l'information. »
Dans le cas de l'Irak, il est évident que les Etats-Unis prennent pour cibles les piliers du régime de Saddam Hussein. Depuis des mois, son monopole de l'information est activement combattu par des millions de tracts largués dans tout le pays, par des heures d'émissions radio et TV émises par des avions spécialisés, et même par une campagne subversive par courrier électronique dont l'effet reste encore inconnu. Nul aujourd'hui en Irak ne peut ignorer que les jours du parti Ba'as subissent le décompte de la Maison Blanche. Par ailleurs, le monopole de la violence armée est lui aussi menacé, non seulement par la supériorité militaire des forces alliées concentrées dans le Golfe, mais également par les contacts personnels établis avec les officiers généraux de l'armée régulière irakienne. Cela ne suffira probablement pas à faire s'effondrer la dictature baasiste comme un château de cartes à la première bombe guidée, mais cela contribue sans aucun doute à isoler plus encore ses tenants.
Bien entendu, renverser une dictature ne suffit pas à amener une démocratie – ce n'est qu'une condition de base ; des efforts considérables doivent ensuite être déployés pour restaurer ou instaurer la légitimité de l'Etat, assurer le fonctionnement de ses services et garantir une représentation équitable de ses différentes composantes sociales. Un Irak débarrassé de Saddam Hussein représentera ainsi pour les Etats-Unis un défi plus complexe que l'opération militaire aujourd'hui prête à être déclenchée, en raison principalement des fractures ethniques, religieuses et tribales qui grèvent ce pays tracé de manière largement arbitraire à l'époque du protectorat britannique. Mais cela ne signifie pas qu'il sera impossible d'y imposer une démocratie à laquelle la population irakienne, globalement plus instruite et cultivée que dans le reste du Moyen-Orient, s'attachera sans doute rapidement : il sera simplement délicat de la faire fonctionner dans le cadre des frontières actuelles.
Maj EMG Ludovic Monnerat