L'impuissance contradictoire de l'Europe
est une source majeure d'incertitudes
9 mars 2003
ur le continent, l'opposition populaire à toute guerre en Irak se double d'un sentiment anti-américain nourri par l'incapacité à influer sur les projets de la Maison Blanche. Pourtant, l'étiolement délibéré de ses capacités militaires renforce la dépendance stratégique de l'Europe à l'endroit de Washington. Une contradiction qui préfigure un avenir incertain.
La nouvelle stratégie américaine consistant à mener des actions préemptives contre l'engagement d'armes de destruction massive fait presque l'unanimité contre elle. Les préparatifs de guerre dans le Golfe ont suscité en Europe des manifestations véhémentes dans leur opposition, quoique bien silencieuses sur les substituts préconisés. Les gouvernements oscillent entre le rejet de toute coercition armée et son usage en dernier recours, réaffirmant leur confiance en des inspections que pourtant seule la pression militaire permet de mener. Tous ou presque exigent d'ailleurs une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU pour envisager l'engagement de leurs armées, comme si un compromis politique trouvé au début de la guerre froide devait sans autre nous guider pendant ce siècle.
«... Le drame intellectuel de l'Europe occidentale, c'est d'avoir été pendant 40 ans le champ de bataille idéologique de la guerre froide. »
Cependant, les exemples récents du Kosovo, du Timor ou de la Sierra Leone montrent qu'une intervention militaire sans décision de l'ONU peut parfois mettre fin à un conflit et empêcher des atrocités généralisées. Les quelque 3000 soldats français déployés actuellement en Côte d'Ivoire ont combattu et tué des dizaines de rebelles, sans aucune résolution du Conseil de sécurité et pour défendre avant tout des intérêts nationaux, mais cette violence contrôlée est sans doute la meilleure chose qui aurait pu arriver à une population ivoirienne au bord de la guerre civile. Comment dès lors se fait-il que la coercition armée reste pareillement déconsidérée, alors même qu'elle permet d'éviter des maux bien pires ? Comment est-il possible que l'usage de la force soit assimilé à une barbarie lorsque l'inaction est complice de génocides ?
Le bon vouloir de Washington
Le drame intellectuel de l'Europe occidentale, superposé au drame humain de deux conflits mondiaux, c'est d'avoir été pendant 40 ans le champ de bataille idéologique de la guerre froide. Le confort et l'insouciance procurés par le bouclier américain et par la subversion soviétique, à peine troublés durant le printemps de Prague ou les campagnes terroristes d'extrême-gauche, ont entraîné une véritable vassalisation stratégique. Incapables de maîtriser leur destin depuis l'affaire de Suez, les Européens ont été encouragés à ne considérer la violence armée que comme un ultima ratio hypothétique et un mal rarement nécessaire. Aujourd'hui encore, la chose militaire n'est guère étudiée dans les milieux académiques, ne fait pas l'objet de rubriques spécifiques dans les médias, et inspire plutôt un complexe de supériorité à la plupart des commentateurs.
De plus, les armées sont les premières à faire les frais des problèmes pécuniaires que connaissent les Etats européens, assommés par l'explosion des budgets sociaux et soumis aux aléas d'une économie en pleine mutation. En France, après 15 ans de baisse des crédits à la défense par rapport au PNB, la Loi de programmation 2003-2008 et la décision de construire un second porte-avions ne sont qu'une déclaration d'intention. Les incessantes coupes budgétaires allemandes mettent en péril le pilier de la projection aérienne européenne, l'avion de transport A400M. La Grande-Bretagne – shocking ! – est incapable de conserver ses avions embarqués Sea Harrier et n'aura aucune vraie aéronavale entre 2006 et 2015. Les satellites de positionnement Galileo resteront dans les limbes jusqu'en 2008 au moins.
Il est particulièrement frappant de constater que l'Europe, dont les populations souhaitent une politique étrangère à la fois commune et distincte, est en train d'accroître sa dépendance à l'égard des Etats-Unis par l'étiolement de ses capacités militaires et de son industrie d'armement. Pas moins de 5 pays européens ont déjà annoncé leur intention d'acquérir le plus récent chasseur-bombardier américain, le F-35 Joint Strike Fighter, au lieu de ses 3 concurrents continentaux. La force de réaction rapide européenne en cours de constitution ne sera pour l'essentiel qu'un outil de maintien de la paix nécessitant l'appui logistique de l'OTAN. La protection antimissile de l'Europe devrait être assurée dès 2010 par un système de défense opératif conçu et mis en œuvre dans le cadre de l'OTAN. Tout ou presque sera soumis au bon vouloir de Washington.
Après une décennie de démantèlement et de vieillissement fondés sur des convictions optimistes aujourd'hui démenties, les armées européennes ne sont donc pas en mesure de fournir des options stratégiques indépendantes à leurs dirigeants ; ceux-ci commencent pourtant à mesurer le découplage transatlantique consécutif au 11 septembre, les nouveaux défis posés par le terrorisme transnational et la nécessité de défendre leurs intérêts au lieu de suivre bon gré mal gré la politique définie à la Maison Blanche. Une telle prise de conscience a certes toujours existé en France et en Grande-Bretagne, où la perspective globale issue des empires coloniaux a été conservée, mais elle commence seulement à apparaître sur le reste du continent. L'influence stratégique de l'Europe n'est que l'ombre de son poids économique.
«... Le porte-avions nucléaire Charles de Gaulle, fleuron de l'industrie de défense française, a 4 fois moins de capacités offensives air-sol qu'un seul des 12 porte-avions américains. »
Davantage concernée que les USA par le Moyen-Orient, en raison de sa dépendance pétrolière supérieure et des flux migratoires qu'elles connaît, l'Europe n'a ainsi aucune influence significative sur les projets d'offensive américains. Même en déployant l'essentiel de leur arme blindée, les Britanniques ne totalisent jamais qu'un sixième des formations lourdes que le Pentagone compte engager dans le Golfe. Le porte-avions nucléaire Charles de Gaulle, fleuron de l'industrie de défense française, a quatre fois moins de capacités offensives air-sol qu'un seul des douze porte-avions américains. A l'exception de quelques rares unités d'élite et de systèmes spécifiques plus rares encore, comme le 22e régiment de SAS ou le radar terrestre héliporté Horizon, les Américains surpassent en quantité et en qualité tout ce que dont les Européens disposent.
L'impuissance européenne est d'ailleurs reconnue sur le continent. Récemment admise dans l'UE, la Pologne n'en a pas moins décidé d'acquérir des chasseurs-bombardiers F-16 américains, et non leurs concurrents français et suédois, pour garantir son rang au sein de l'OTAN. Dans l'esprit de nombreux Européens de l'Est, le développement économique passe par Bruxelles, mais la sécurité stratégique est garantie par Washington. Avec l'élargissement de l'Union à des pays majoritairement pro-américains, mais aussi le monopole US sur les armements de pointe à prix abordable, c'est d'ailleurs toute l'allégeance à la Maison Blanche qui sera renforcée. Pendant au moins une génération, l'Europe n'aura d'autre choix qu'accepter l'hégémonie américaine sur son propre sol ou tolérer une insécurité stratégique ruinant son équilibre politique et économique.
Le culte de l'impuissance
Il est dès lors paradoxal de constater, sous nos latitudes, que les responsables politiques les plus critiques à l'endroit des Etats-Unis sont également ceux qui exigent la réduction des budgets militaires nationaux. Les appels répétés du Secrétaire général de l'OTAN à l'augmentation de ces budgets ne suscitent d'ailleurs que silences courroucés et haussements d'épaule. En fait, la plupart des citoyens ne se rendent pas compte que l'Europe a mené pendant 40 ans une vie artificielle, une existence infantilisante où la prospérité et la sécurité ont été largement garanties par les impôts et les soldats de l'Oncle Sam. Ceux qui ne voulaient pas mourir pour les Sudètes ou Danzig ont été protégés par une multitude de GI's prêts à mourir pour eux. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la lâcheté, l'égoïsme et l'aveuglement symbolisés par Munich se soient transformés au fil du temps en un culte de l'impuissance.
Lorsque des penseurs comme Emmanuel Todd affirment que les Etats-Unis tentent de dissimuler leur déclin économique par la gesticulation militaire, ils sont surtout obnubilés par leur préjugé négatif au sujet de la force armée, alors que celle-ci est la meilleure source de confiance dont puisse bénéficier Washington – et constitue un atout maître dans ses échanges économiques. Longtemps tétanisée par les divisions soviétiques tapies derrière le Rideau de Fer et par une décolonisation souvent douloureuse, l'Europe a oublié que la protection des intérêts et des populations à l'étranger exige une capacité de projection offensive pour ses armées. Dans un monde globalisé où les biens et les personnes ne cessent de circuler davantage, le refus de la puissance est également celui de la responsabilité.
La grande question concernant l'avenir du continent consiste à savoir si l'Europe est le vieil homme malade de ce siècle, engoncé dans une spirale de renoncements successifs, ou un adolescent approchant enfin l'âge adulte. Il faudra de toute évidence des années pour que les séquelles intellectuelles de la guerre froide se résorbent, et pour que les dépenses militaires redeviennent une contribution décisive à l'influence stratégique des nations européennes. Pour la Suisse, qui a longtemps consenti aux sacrifices financiers nécessaires à sa neutralité armée, la réponse à cette question va largement déterminer la valeur de sa nouvelle politique de sécurité axée sur la coopération. Espérer que l'Europe remédie à nos lacunes en matière de défense, alors qu'elle-même attend des Etats-Unis qu'ils jouent ce rôle à son niveau, ne serait en effet qu'une folle inconséquence.
Maj EMG Ludovic Monnerat