L'ennemi de l'intérieur, entretien avec Moshe Ya'alon, chef d'état-major de Tsahal
21 décembre 2002
elon le chef d'état-major israélien Moshe Ya'alon, le conflit avec les Palestiniens constitue la principale menace stratégique contre l'Etat d'Israël, aux côtés de la nucléarisation du Proche-Orient. Un long entretien publié par le quotidien Haaretz fournit ainsi un aperçu saisissant des réflexions stratégiques au sein des Forces de défense israéliennes.
- Lieutenant-général Ya'alon, de toutes les menaces qui cernent l'Etat d'Israël, laquelle vous inquiète le plus? Certaines de ces menaces mettent-elles en danger son existence?
- Quand je regarde la situation globale, ce qui m'inquiète particulièrement, c'est la menace palestinienne et la possibilité qu'un Etat hostile acquière une capacité nucléaire. Ce sont les points focaux les plus inquiétants, parce que l'un et l'autre représentent une menace potentielle pour l'existence d'Israël. Nous avons des réponses adéquates pour toutes les autres menaces. Nous en avons une pour ce que le Hezbollah peut faire et pour ce que les Syriens peuvent faire. Nous en avons une également pour ce que les Irakiens sont capables de faire.
«... ce qui m'inquiète particulièrement, c'est la menace palestinienne et la possibilité qu'un Etat hostile acquière une capacité nucléaire. »
- Il y a quelque chose de surprenant dans le fait que vous voyiez la menace palestinienne comme une menace existentielle.
- Les caractéristiques de cette menace sont invisibles, comme le cancer. Quand vous êtes attaqué de l'extérieur, vous voyez l'attaque, vous êtes blessé. Le cancer, par contre, est quelque chose d'interne. Je le trouve par conséquent plus inquiétant, parce qu'ici le diagnostic est décisif. S'il est erroné et que ce n'est pas cancer mais un mal de tête, alors la réponse ne sera pas pertinente. Mais je maintiens que c'est un cancer. Mon diagnostic professionnel est qu'il y a là un phénomène qui constitue une menace existentielle.
Un cancer nécessite une chimiothérapie
- Cela signifie-t-il que ce que vous faites actuellement, en tant que chef d'état-major, en Judée-Samarie et dans la Bande de Gaza, est une chimiothérapie?
- Il y a toutes sortes de solutions aux manifestations cancéreuses. Certains diront qu'il est nécessaire d'amputer des organes. Mais à l'heure actuelle, oui, j'applique la chimiothérapie.
- Décrivez-moi la confrontation actuelle entre les Palestiniens et nous. Qui est contre qui, et pour quoi, dans cette campagne?
- La bataille est entre deux sociétés qui s'affrontent pour un territoire et, à un certain degré, pour exister. Je ne pense pas que la société palestinienne soit confrontée à une menace existentielle. Par contre, c'est le cas pour nous. En d'autres termes, il y a là une asymétrie, mais elle est inversée. Tout le monde pense que nous sommes Goliath et qu'ils sont David, mais je maintiens que c'est le contraire.
- Affirmez-vous que, malgré ce qui semble être une guerre de l'opprimé contre les oppresseurs, de l'occupé contre les occupants, les Palestiniens ont réellement un sentiment de force et de puissance?
- Naturellement. Ils sentent qu'ils ont le soutien d'un quart de milliard d'Arabes, ils croient que le temps joue en leur faveur et que, en combinant terrorisme et démographie, ils nous épuiseront et nous auront à l'usure. Là également, il y a une asymétrie inversée de plus. Nous n'avons pas l'intention de les annihiler et nous avons même dit que nous étions prêts à leur accorder un Etat, alors qu'eux n'acceptent pas de reconnaître notre droit à exister ici en tant qu'Etat juif.
- Ne considérez-vous pas la guerre des Palestiniens contre nous comme une campagne pour en finir avec l'occupation?
- Si tant est que le terme 'occupation' ait eu quelque pertinence, de mon point de vue, il l'a perdue en 2000, lorsque l'Etat d'Israël a mis sur la table une certaine proposition qui était censée résoudre le problème. Cette proposition devait avoir pour résultat que nous n'ayons plus les Palestiniens sur le dos ; mais au lieu de cela, ils se sont mis à nous poignarder. Ils sont toujours sur notre dos, s'y accrochent et nous poignardent. Telle est la réalité. Par conséquent, sans entrer dans une discussion politique sur ce que devrait être la solution, je maintiens que ce qui est en cause, ce n'est pas l'occupation. Ce dont il s'agit, c'est de la non-reconnaissance du droit de l'Etat d'Israël à exister comme Etat juif.
«... Ils sentent qu'ils ont le soutien d'un quart de milliard d'Arabes, ils croient que le temps joue en leur faveur et que, en combinant terrorisme et démographie, ils nous épuiseront. »
- Affirmez-vous sans équivoque que la lutte palestinienne ne vise pas à libérer les territoires qui ont été conquis en 1967?
- Bien sûr que non. Bien sûr que non. Les Palestiniens ont trois versions des faits. Leur version en arabe est celle d'une mobilisation pour une guerre de jihad et de non-reconnaissance du droit d'Israël à exister. Cette version nie tout lien entre le peuple juif et la terre d'Israël, et elle mobilise les Palestiniens pour une guerre dont le but est de provoquer l'effondrement d'Israël. En anglais, la version est différente: occupation, colonialisme, ségrégation. Ce sont des termes totalement inadéquats, qui ont pour but de fournir au monde occidental une terminologie familière, qui montre clairement qui sont les bons et qui sont les mauvais.
En hébreu, ils ont une troisième version: la paix des braves. Mais j'en connais les détails et j'affirme que [le Président de l'Autorité Palestinienne, Yasser] Arafat invoque faussement le nom de Yitzhak Rabin, de mémoire bénie. Il a considéré Oslo comme un Cheval de Troie qui permettrait aux Palestiniens d'entrer en Israël, et il a considéré septembre 2000 comme le moment opportun de sortir du ventre du cheval. Aujourd'hui encore, l'idéologie du Fatah est de provoquer la désintégration d'Israël du dedans. Ce qu'ils cherchent, ce n'est pas à parvenir à la fin du conflit, mais à transformer Israël en Etat palestinien.
- En d'autres termes, le but d'Arafat et du Fatah est de liquider Israël par étapes?
- Bien sûr. Ne pas conclure un accord et ne pas mettre un terme à leurs revendications, afin de maintenir le conflit et laisser le temps aller son cours selon la théorie des phases.
- Dans ce cas, diriez-vous que l'accord d'Oslo était une erreur?
- On ne peut pas parler en termes d'erreur ou de non-erreur. Si vous me questionnez, à titre personnel, sur la rectitude de notre conduite, je trouve la situation plus aisée aujourd'hui. Quand, finalement, je vais combattre contre ce que les Palestiniens sont en train de créer, je pense qu'après ce que nous avons passé, ces neuf dernières années, j'ai peu de points d'interrogation et davantage de points d'exclamation. Pour moi, la clarté morale s'est faite à ce propos.
La théorie de la toile d'araignée
- Voyez-vous Arafat lui-même comme une menace stratégique pour l'Etat d'Israël?
- Aujourd'hui il est considérablement affaibli. Il a perdu beaucoup de sa force et de sa légitimité. Mais la réponse est oui. Arafat ne reconnaît pas le droit d'Israël à l'existence en tant qu'Etat juif, et la règle de son jeu est de provoquer la désintégration d'Israël en combinant stratégie et démographie. Même aujourd'hui, si affaibli qu'il soit, il croit à la théorie de la toile d'araignée. C'est pourquoi il persiste à utiliser le terrorisme.
- Qu'est donc la théorie de la toile d'araignée?
- C'est une théorie attribuée au [Secrétaire général du Hezbollah], Hassan Nasrallah, qui soutient qu'Israël est une puissance militaire, mais que sa société civile est une société de consommation gâtée, qui ne veut plus combattre ni lutter. L'armée israélienne est forte, Israël a la supériorité technologique et est considéré comme doté d'un potentiel stratégique, mais ses citoyens ne sont plus prêts à sacrifier leur vie pour défendre leurs intérêts et leurs buts nationaux. Par conséquent, Israël est une société-toile d'araignée: Il semble fort de l'extérieur, mais, si vous y touchez, il tombera en morceaux.
Yasser Arafat maintient que c'est lui et non Nasrallah, qui est à l'origine de cette perception d'Israël. Il a raison. C'est pourquoi il ne veut pas mettre un terme à la pression terroriste. Même lorsqu'il est au plus bas, il demeure constamment à l'affût des fissures dans le mur israélien. À maintes reprises, il a promis à son peuple que la société israélienne était sur le point de se désintégrer.
- Se prend-il vraiment pour Saladin?
- Oui. Mais sa stratégie est complexe : c'est une stratégie d'embrouillement. Il croit que plus il complique la situation, plus on aura besoin de lui. Il s'efforce d'être à la fois le problème et celui qui peut résoudre le problème: le pyromane et le sapeur-pompier, celui qui allume le feu et celui qui le combat. Même maintenant, Arafat essaye de provoquer l'escalade. Bien qu'il puisse mettre un terme à la confrontation, il ne le fait pas.
- Le considérez-vous comme un dirigeant illégitime?
- Le discours du [Président des Etats-Unis, Georges] Bush [à propos du Moyen-Orient, le 24 juin] a été décisif sur le plan stratégique et décisif sur le plan normatif. Il a défini les choses de manière très claire. Quiconque est infecté par le terrorisme n'est pas légitime. Par conséquent, Arafat ne peut plus être le décideur, du côté palestinien. Avec lui, on n'arrive nulle part. Les Américains ont clairement indiqué qu'ils ne le liquideraient pas, mais que si les Palestiniens veulent voir le bout du tunnel, ils devront le neutraliser eux-mêmes. C'est une déclaration claire: Arafat ne sera pas le décideur. Il ne le sera pas.
«... La direction palestinienne alternative doit être élue démocratiquement, au modèle de l'Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. »
- Que se passera-t-il s'il est réélu au cours d'élections démocratiques?
- La direction palestinienne alternative doit être élue démocratiquement, au modèle de l'Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quiconque avait été membre du parti nazi n'était pas autorisé à être candidat à ces élections-là ; de même, quiconque est infecté par le terrorisme ne peut être candidat à ces élections-ci.
- Estimez-vous qu'Israël approche de la victoire dans sa lutte contre les Palestiniens?
- Depuis l'opération "Bouclier Défensif", et particulièrement depuis les deux mois écoulés, des fissures sont apparues du côté palestinien. La situation est complètement différente de ce qu'elle était en mars. Mais il faut rester attentif. C'est comme au judo: parfois, vous croyez que vous éjectez votre adversaire, mais finalement, c'est vous qui êtes éjecté. Et avec l'homme de la Muqata [quartier-général d'Arafat, à Ramallah], une plus grande attention est nécessaire. On l'a loué et loué durant toute sa vie, et il renaît [de ses cendres] comme le Phoenix.
Le point capital, ici, c'est la force de résistance de la société israélienne. C'est le facteur le plus important qui est mis à l'épreuve actuellement et qui continuera à l'être dans un proche avenir. C'est l'objet de la campagne. Quand les Palestiniens ont lancé la confrontation, ils tablaient sur le fait qu'Israël serait incapable de supporter ne fût-ce que quelques dizaines de victimes. Ils ont été surpris. L'opération Rempart de Défense leur a montré qu'ils n'avaient pas affaire à une toile d'araignée, mais à un tigre. Toutefois, s'ils aperçoivent des fissures et une chance de désintégration [d'Israël], une perspective de capitulation israélienne, cette réussite sera effacée.
Une menace existentielle
- Avez-vous une définition de la victoire? Le but d'Israël, dans cette guerre, est-il clair pour vous?
- Je l'ai défini dès le début de la confrontation: il faut que les Palestiniens acquièrent la certitude intérieure que le terrorisme et la violence ne viendront pas à bout de nous, ne nous feront pas plier. Si cette certitude intérieure n'est pas acquise au terme de la confrontation, nous aurons un problème stratégique, doublé d'une menace existentielle pour Israël. Si cette [leçon] n'est pas gravée dans la conscience palestinienne et arabe, il n'y aura aucune limite à leurs exigences à notre égard. Malgré notre puissance militaire, nous serons perçus comme plus faibles encore dans la région. Cela aura un impact non seulement sur ceux qui sont engagés dans la lutte violente, mais également sur ceux qui ont signé des accords avec nous, et sur des extrémistes au sein de la population arabe d'Israël. C'est pourquoi cette confrontation est si importante. Il n'y a pas eu de confrontation plus importante depuis la guerre d'indépendance.
- Oui. Je ne doute pas un instant que, lorsque cette période sera examinée avec recul historique, la conclusion sera que la guerre de l'indépendance a été l'événement le plus important dans notre histoire, et que cette guerre a été le second.
- Plus important même que la Guerre des Six Jours, ou la Guerre de Kippour?
- Evidemment. Evidemment. Parce que nous parlons d'une menace existentielle. Il y a eu une tentative israélienne de mettre fin au conflit israélo-palestinien par le biais d'un compromis territorial, et la réponse palestinienne a été la guerre. Aussi, cela nous ramène à la confrontation de la période pré-étatique, du plan de partage et de la guerre d'Indépendance. Les faits qui vont se décider dans cette confrontation – à savoir ce qui va se graver dans la conscience palestinienne - sont cruciaux. Si nous achevons la confrontation d'une manière qui montrera clairement à chaque Palestinien que le terrorisme ne mène pas à des accords, cela améliorera notre position stratégique. Par contre, si à la fin de la confrontation leur sentiment est qu'ils peuvent nous vaincre au moyen du terrorisme, notre situation deviendra de plus en plus difficile. Par conséquent, je dis que nous ne devons pas rendre floue la signification importante de cette confrontation. Quand vous en saisissez l'essence, ce que vous devez faire est clair. Vous devez combattre pour sauver votre vie.
- Cela signifie-il que toute démarche impliquant un retrait unilatéral, avant que la confrontation soit résolue et avant la fin de la violence, soit dangereuse?
- Bien sûr. Cela encouragerait à la lutte contre nous. Même si, sur le plan tactique, il semble bon de se retirer d'ici ou de là, sur le plan stratégique, c'est différent. C'était mon argument quand la question s'est posée de se retirer du tombeau de Joseph [à Naplouse]. A mes yeux, il était clair que quitter le tombeau serait un encouragement pour les Palestiniens, alors que d'autres pensaient qu'en quittant le site cela supprimerait une cause de friction. Mais ceux qui ont pensé en ces termes pensaient en Israéliens, pas en Palestiniens.
«... Si nous achevons la confrontation en montrant clairement à chaque Palestinien que le terrorisme ne mène pas à des accords, cela améliorera notre position stratégique. »
- Donc cela signifie que, dans la situation actuelle, quitter les implantations serait une erreur, qui aurait des implications potentiellement catastrophiques?
- Naturellement. Je ne parle pas de la solution politique. Je ne dis pas ce qui sera bon et ce qui ne sera pas bon après la fin de la violence. Ce n'est pas mon affaire. Quand on me le demandera, me donnerai ma recommandation de sécurité. Mais aujourd'hui, un tel départ, sous la pression terroriste et la violence, ne fera que renforcer la voie du terrorisme et de la violence. Il nous mettra en danger.
- En d'autres termes, comme chef d'état-major, vous dites que même si vous avez besoin d'un bataillon pour tenir une implantation isolée, si nous l'abandonnons, nous aurons besoin de beaucoup plus?
Nucléarisation du Moyen-Orient
- Vous avez dit que la deuxième menace existentielle pour Israël était la 'nucléarisation' du Moyen-Orient.
- Si un état hostile acquiert des armes nucléaires, cela aura trois implications. D'abord, il pourra les employer contre Israël. En second lieu, il pourra se servir des armes biologiques et chimiques sans crainte, dans les domaines où nous avons jusqu'ici mis en place une dissuasion. Troisièmement, à l'abri d'un parapluie nucléaire, un Etat hostile osera certainement agir aussi dans d'autres secteurs conventionnels. L'apparition d'armes nucléaires hostiles violera également l'équilibre qui existe aujourd'hui, dans la région, entre modérés et radicaux.
- Est-il dans l'intérêt absolu d'Israël d'empêcher la 'nucléarisation' hostile par tous les moyens?
- Oui. Sans équivoque. Tous les efforts doivent être faits pour qu'aucun Etat hostile n'ait de capacité nucléaire.
- N'êtes-vous pas préoccupés par la possibilité qu'en cas d'attaque américaine sur l'Irak, Saddam Hussein attaque Israël avec des armes non conventionnelles?
- Si l'Irak estime que sa survie est menacée, il peut certainement vouloir montrer sa force contre Israël, dans le style : 'Que je meure avec les Philistins !' [Allusion à l'exclamation de Samson. cf. Livre des Juges 16, 25-30]. Cependant, les capacités [militaires] de l'Irak sont minimes, comparées à ce qu'elles étaient elles lors de la guerre du Golfe. Ce ne sont pas des capacités qui me donnent des insomnies.
- L'Irak ne constitue pas, aujourd'hui, une menace existentielle pour Israël?
- Non. Évidemment, nous devons nous préparer à la possibilité qu'ils lanceront un missile ou un avion. Mais nous avons de bonnes réponses à cette menace, et la menace elle-même est limitée. Elle pourrait être désagréable, mais non terrible.
- La menace du nord est-elle plus sérieuse, ou moins sérieuse qu'elle ne l'était avant le retrait du Liban-sud?
- Le potentiel qui existe aujourd'hui au Liban est beaucoup plus grave que celui de l'époque où nous étions dans la zone de sécurité [une bande de territoire sous contrôle israélien, du côté libanais de la frontière]. Le Hezbollah - en collaboration avec les Syriens et les Iraniens - a créé une menace stratégique au nord du pays, qui consiste en une combinaison de missiles menaçant les centres israéliens de population dans le nord.
«... Les capacités de l'Irak sont minimes, comparées à ce qu'elles étaient elles lors de la guerre du Golfe. Ce ne sont pas des capacités qui me donnent des insomnies.»
- Jusqu'à quel point cette menace est-elle réelle?
- Si le potentiel du Hezbollah est utilisé contre nous et que nous y répliquons de manière appropriée, il est possible qu'en fait, cette réplique ait pour effet de renforcer les capacités préventives d'Israël. Si notre réponse à cette agression n'est pas suffisante, elle nous causera des dommages. Aussi, si la menace se matérialise, nous devrons faire payer un prix plus lourd à ceux qui sont responsables de sa mise en oeuvre.
- Tout d'abord de la Syrie, puis du Liban, du Hezbollah et des Iraniens qui sont au Liban.
- Ce que vous dites donc, c'est que, s' il y a une attaque significative de missiles et de roquettes Katyusha à partir du Liban, nous devrons réagir contre tous ces partenaires?
- Nous devons leur faire savoir que le prix qu'ils devront payer rendra inutile la mise en œuvre de leur potentiel: le leur et celui de quiconque envisage d'utiliser des armes semblables contre Israël, à l'avenir.
- Mais dans ce cas, une réaction de cette nature ne risque-t-elle pas de provoquer une détérioration générale dans le nord?
- Qu'est-ce qu'une détérioration générale? Il y aura une certaine période - pas très longue - durant laquelle nous devrons apprendre à encaisser, mais immédiatement il y aura un prix qui leur fera comprendre que cela n'en vaut pas la peine. En fin de compte, nous disposons d'une riposte écrasante pour le Hezbollah. Et si les Syriens essayent de se mesurer à nous sur le champ de bataille, armée contre armée, nous disposons d'une riposte écrasante à cela également - ils le savent et c'est ce qui les dissuade. Par conséquent, je ne pense pas qu'une confrontation dans le nord soit inévitable. Mais s'ils choisissent l'escalade, nous serons contraint de faire payer un prix très lourd à tous les éléments que j'ai mentionnés.
- Cela signifie-t-il que la Syrie va vers une confrontation avec Israël?
- La Syrie s'oriente vers le soutien du terrorisme. Elle n'est absolument pas intéressée à une confrontation militaire. Une part de la différence entre Bashar Assad et son père est due au fait que l'expérience de Bashar ne s'est pas forgée par les défaites militaires de 1967 et de 1973, que son père avait éprouvées personnellement. L'expérience formatrice de Bashar est le retrait israélien du Liban, qui s'est produit peu de temps après il ait accédé au pouvoir. Il en a tiré la conclusion que le terrorisme avait gagné.
Bashar Assad comprend notre avantage militaire par rapport à son armée, mais il voit une possibilité de vaincre Israël au moyen du terrorisme et de la guérilla. En conséquence, il ose faire ce que son père n'a jamais osé: il arme le Hezbollah et soutient directement les organisations terroristes palestiniennes. Ces derniers temps, du fait de l'opération Rempart de Défense et des conséquences de [l'attentat] du 11 septembre [aux USA], il montre des signes de restreinte, mais l'élément de risque qu'il incarne est bien plus grand que ce n'était le cas avec Hafez Assad.
Un Talon d'Achille stratégique
- Pensez-vous que le retrait du Liban fut une erreur?
- Quitter le Liban était une affaire de temps. La question était quand et comment partir. Il faut vérifier [un certain nombre de points] : le moment choisi pour le retrait était-il correct, alors que nous savions que le processus [de négociation] avec les Palestiniens serait achevé en septembre 2000, ou devions-nous attendre encore une autre demie année? Il convient également de se demander s'il y avait une manière d'opérer le retrait de telle sorte qu'il ne renforce pas le Hezbollah ni les Iraniens. Aujourd'hui, le retrait du Liban est perçu dans la région comme le succès majeur de l'exportation de la révolution islamique. C'est pourquoi il a un prix stratégique. Il a eu des implications dans le camp palestinien et, en fin de compte, il a également des implications en ce qui concerne les Syriens. Il corrobore considérablement la théorie de la toile d'araignée.
- Pourquoi attribuez-vous un poids si décisif à cette perception?
- Après la Guerre des Six Jours, nous avons réussi à graver dans la conscience régionale le fait qu'il est impossible de détruire Israël par la voie militaire. Notre capacité de résister aux dure conditions du déclenchement de la guerre de Kippour n'a fait que renforcer cette perception régionale. Ce fut l'origine de la disposition à conclure des accords avec Israël - la paix avec l'Egypte et la paix avec la Jordanie.
Toutefois, depuis nos premiers retraits du Liban, après l'opération Paix en Galilée [dénomination officielle de la guerre du Liban, en 1982], cet acquis s'est de plus en plus érodé. Durant près de 20 ans, le sentiment s'est développé, au Moyen-Orient, que, quoique l'armée israélienne soit puissante, la réticence de la société israélienne à consentir des sacrifices constitue son talon d'Achille stratégique.
Cette perception a affecté tout le processus d'armement ainsi que la conception militaire et terroriste dans la région. La conclusion fut que puisqu'il était impossible de se mesurer aux forces de Tsahal, il fallait trouver des moyens de contourner sa force afin de frapper directement la société israélienne, qui est incapable de supporter des pertes. D'où le recours aux missiles sol-sol et au terrorisme. L'hypothèse était qu'une attaque directe contre la société israélienne ferait bouger les choses. Et cela a fonctionné.
C'est ce qui s'est produit, d'abord en 1983-1984 ; puis avec la négociation Jibril [l'échange, en mai 1985 - après des négociations avec le Commandement général du Front pour la Libération de la Palestine d'Ahmed Jibril - de trois Israéliens faits prisonniers lors de la guerre du Liban, contre 1.150 terroristes emprisonnés en Israël] ; puis avec ce qui a été interprété comme un fléchissement d'Israël face aux pierres et au terrorisme de l'Intifada. Cela a continué après Oslo et le sud-Liban, quand il apparut qu'Israël était incapable de supporter une situation de 20 à 30 décès [de militaires] par an.
Par conséquent, en que tant responsable censé assurer la sécurité, je puis dire qu'alors que, dans le domaine de la confrontation militaire conventionnelle et non conventionnelle, nous avons créé une dissuasion efficace, nous n'avons pas réussi à créer cette dissuasion face aux missiles sol-sol, ou au terrorisme. Beaucoup dans la région estiment que, si la société israélienne est prise pour cible, cela pourrait provoquer le capitulation d'Israël.
- Estimez-vous qu'en Israël, au cours de la décennie passée, les gens soient enfermés dans une compréhension analogue à celle qui prévalait à la veille de la guerre de Kippour, il y a 29 ans?
- Je pense que le problème de la compréhension est bien plus grave aujourd'hui. Il y a là un problème psychologique profond: comme il est difficile au gens d'appréhender une réalité qu'ils ne contrôlent pas, il est plus commode d'accuser la partie israélienne. Ou l'armée. Ou le chef d'état-major. Ou quiconque affirme que la réalité ne se présente pas exactement comme ils voudraient qu'elle soit. En outre, il y a des gens dont la compréhension est devenue l'unique préoccupation, ils s'accrochent à la leur et refusent d'en changer.
Je dois dire que je suis préoccupé par le rôle des médias dans la création de cette compréhension. Avant la guerre de Kippour, les médias étaient moins investigateurs et plus engagés. Aujourd'hui, les médias apparaissent comme investigateurs, ouverts et défenseurs de la démocratie, pourtant ils sont eux-mêmes une part de la compréhension. Quoiqu'ils ne soient apparemment pas engagés, les médias ont eu une part majeure dans l'établissement de la compréhension. Ils ont dirigé le processus.
«... le sentiment s'est développé, au Moyen-Orient, que la réticence de la société israélienne à consentir des sacrifices constitue son talon d'Achille stratégique. »
- Y a-t-il eu des années où vous vous êtes senti seul, du fait de la distance entre votre perception de la réalité et celle des médias, de l'échelon politique et d'une grande partie du public en Israël?
- Je ne veux pas me vanter à l'excès. J'ai seulement souligné les intentions d'Arafat d'un point d'exclamation, après la conférence de Sharm el-Sheikh - un mois après l'éclatement de la confrontation actuelle. Avant cela, depuis août 1995, je pensais seulement en termes de points d'interrogation. Mais je me rappelle que, quand je suis apparu devant la Commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset, début d'octobre 2000, les gens m'ont demandé si l'apogée de la confrontation était déjà derrière nous. J'ai soudain compris le fossé qui sépare le monde dans lequel je vis et celui où ils vivent. Parce que, depuis novembre 1999, j'ai vu la confrontation prendre consistance, et j'ai essayé de m'y préparer.
Je me souviens également d'une rencontre avec un groupe de chercheurs américains, en juillet 2000, au cours de laquelle j'ai dit que nous allions vers la guerre, et j'ai compris, à leur regard, que mes interlocuteurs pensaient que j'avais perdu la tête. Ils m'ont regardé et écouté en pensant j'étais un général belliciste qui ne sait pas de quoi il parle. Mais il n'y a pas que le problème d'être seul. Parfois c'est pire. Vous tenez bon et tentez de contenir [l'adversaire palestinien], mais il tire sur vous de toutes les directions, et ce sont les vôtres qui viennent vous affaiblir. Réellement, vous affaiblir. C'est frustrant. Très frustrant. Parfois cela me rend fou.
- Pouvez-vous me donner un exemple d'une chose précise qui vous rend fou?
- L'incident de Salah Shehadeh fut un événement tragique, en ce qu'il a fait du mal à des gens innocents [allusion à la mort de 15 civils, dont un bon nombre étaient des enfants, quand une bombe d' une tonne a été lâchée sur un immeuble de Gaza pour tuer Shehadeh, un important activiste du Hamas]. C'est indiscutable. Il y a eu là un accroc, un accroc sérieux, et c'est une chose dont nous ne devons pas permettre qu'elle nous arrive. Mais venir dire que l'attaque sur Shehadeh a torpillé un cessez-le-feu censé entrer en vigueur, c'est se servir de demi-vérités pour en tirer une relation mensongère. Tout à fait mensongère.
Il y a eu une discussion au sujet d'un cessez-le-feu, je ne le nie pas. Mais le Hamas a opté pour le refus, le 15 juillet, une semaine avant le bombardement. Le Tanzim palestinien a opté pour le refus, quatre jours avant le bombardement. La décision des Palestiniens était de ne pas s'engager dans un cessez-le-feu, parce qu'ils avaient compris qu'Arafat ne le voulait pas. Dans ce cas précis, on a monté de toutes pièces la version selon laquelle l'armée avait torpillé le cessez-le-feu, et ceux qui ont inventé l'histoire n'étaient pas des Palestiniens. Ce sont des Israéliens qui ont conçu l'idée de nous accuser de 'torpiller' le cessez-le-feu. C'est une idée israélienne, dont les Palestiniens se sont emparés ensuite.
- Expliquez-moi ce qui s'est passé.
- Nous sommes allés attaquer quelqu'un d'unique en son genre, du fait qu'il était le commandant de la branche terroriste du Hamas à Gaza et en Judée-Samarie. C'est un individu qui est responsable du massacre de centaines de personnes. Il s'est systématiquement mêlé à la population civile parce qu'il avait compris notre sensibilité. Dans un certain nombre de cas, nous avons évité de l'attaquer parce que son épouse était avec lui, ou ses filles. Shehadeh avait six filles. Plus récemment, nous nous sommes facilité les choses et avons fait savoir que, même si son épouse était avec lui, nous l'attaquerions. Qui plus est, l'option de l'attaquer, même si ses filles étaient avec lui, a été envisagée. Mais nous avons pris une décision négative. Nous avons résolu de ne pas faire de mal à ses filles.
Le samedi soir avant l'attaque, nous avons eu une discussion. Il était clair pour nous que, pour provoquer l'effondrement de l'immeuble, nous aurions besoin d'une tonne [d'explosifs], et la question était de décider si nous emploierions une bombe d'une tonne, ou deux d'une demi-tonne. Nous avons l'expérience d'avoir lâché 160 bombes dans le secteur palestinien sans qu'un seul civil innocent ait été tué, mais notre souci était que deux bombes impliquaient le risque statistique de manquer la cible.
Aussi, j'envoyai l'Armée de l'Air pour faire une inspection, et ils sont revenus avec la réponse qu'une bombe d'une tonne était plus sûre. L'évaluation était que le résultat serait la destruction de la maison de Shehadeh et des dommages à l'immeuble vide voisin, et des fenêtres brisées dans le secteur et des morceaux de métal qui voleraient des baraques de tôle avoisinantes. Il y aurait des blessés, mais pas de morts. Cependant, a posteriori, il s'est avéré que la maison voisine n'était pas vide. L'exécution de la mission par l'Armée de l'Air avait été parfaite, mais la lacune dans le renseignement concernant la maison voisine a causé un problème. Six enfants ont été tués dans cette maison.
- Et qu'avez-vous ressenti?
- Je n'en suis pas à mes débuts en ce domaine. Je suis dans le métier depuis 34 ans - non par choix, mais par nécessité. Je travaille constamment avec la finesse d'un scalpel de chirurgien pour ne pas blesser des personnes innocentes. Aussi, que pensez-vous que je ressente? J'ai le sentiment que quelque chose de très lourd m'est tombé sur la tête. Ce n'est pas facile. C'est extrêmement pénible.
Texte original: Ari Shavit, "The enemy within", Haaretz, 29.08.02
Traduction et réécriture: Menahem Macina, www.reinfo-israel.com
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