Le cauchemar d'un monde multipolaire et nucléaire se matérialise
24 novembre 2002
e régime de non-prolifération nucléaire datant de la guerre froide est aujourd'hui mourant, et les technologies atomiques et balistiques s'échangent de plus en plus librement entre la Corée du Nord, le Pakistan, l'Iran, la Lybie et l'Irak. Le chantage nucléaire sera-t-il demain la règle ?
Pendant que Washington insiste pour l'arrêt complet et inconditionnel du programme nucléaire nord-coréen avant le début de toute nouvelle négociation, les deux Corées ont publié une déclaration commune selon laquelle ils vont résoudre par le dialogue tous leurs problèmes, y compris la question nucléaire. Le Japon est le seul pays au monde à avoir été frappé par des bombes nucléaires, et la Corée du Sud a été ravagée par les armées nord-coréennes lors de l'invasion de 1950. Ces nations sont donc hautement sensibles au chantage nucléaire, et Pyongyang l'a parfaitement compris.
«...Le Japon et la Corée du Sud sont hautement sensibles au chantage nucléaire,
et Pyongyang l'a parfaitement compris. »
En 1985, sous la forte pression exercée par le Kremlin, Pyongyang avait signé un traité de non-prolifération des armes nucléaires en échange d'un programme de coopération atomique étendu. L'Union Soviétique avait alors promis de construire une centrale nucléaire en Corée, équipée de 4 réacteurs WER-440 à eau légère. Aujourd'hui, la Russie nie légitimement toute fourniture de savoir-faire nucléaire ou missilier à Pyongyang. Mais c'est bien l'URSS qui a vendu en 1965 à la Corée du Nord deux réacteurs de recherche IRT-2000 de 2 mégawatts et qui a formé des spécialistes nucléaires, donnant ainsi le départ du programme atomique local.
Les Nord-Coréens ont utilisé les connaissances reçues pour multiplier par quatre la capacité des réacteurs IRT-2000 et construire une installation pour l'enrichissement du carburant nucléaire à base d'uranium. En 1986, ils sont parvenus à mettre en fonction leur propre réacteur de 25 mégawatts, capable de produire du plutonium de qualité militaire.
Huit ans plus tard, un cadre de travail a été négocié pour mettre sur pied un programme par lequel les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud et l'Union européenne devaient fournir du pétrole et verser les 4,6 milliards de dollars nécessaires à la construction de 2 réacteurs nucléaires à eau légère de 1000 mégawatts en Corée du Nord. En échange, celle-ci avait promis de mettre fin à la production de plutonium ; mais certains experts américains pensent que les Nord-Coréens étaient déjà parvenus à extraire quelque 15 kg de plutonium et les avaient cachés quelque part.
Depuis 1994, la Corée du Nord a reçu gratuitement 500'000 tonnes de pétrole par an. Mais la construction des centrales nucléaires n'a pas commencé : Washington avait demandé que Pyongyang ouvre en premier le pays aux inspecteurs internationaux en armes et en énergie atomique, et que cesse la prolifération de technologie missilière à des Etats "voyous". Apparemment, la Corée du Nord a délibérément dissimulé ses tentatives de produire de l'uranium de qualité militaire pour briser l'impasse et contraindre les nations donatrices à payer plus rapidement.
Le programme de missiles balistiques nord-coréen a également été lancé par Moscou. Au début des années 80, l'Union Soviétique a fourni des missiles R-11 Scud à la Corée du Nord. D'une portée de 300 km, le Scud avait été développé dans les années 50 et était alors considéré comme une arme obsolète. Les Nord-Coréens ont tout d'abord réussi à copier le Scud, et ont ensuite commencé à le modifier pour accroître sa portée. En utilisant des ressources et des capacités très limitées, leurs spécialistes sont ingénieusement parvenus à assembler plusieurs moteurs Scud de conception soviétique pour concevoir un missile primitif d'une allonge presque intercontinentale.
La facilité relative avec laquelle un pays pauvre et isolé comme la Corée du Nord est parvenu si près d'acquérir des capacités ICBM et nucléaires est alarmante. Mais plus alarmante encore est la modalité des échanges de technologies sensibles entre les Etats dits inquiétants. Le Pentagone estime ainsi que Pyongyang a pu obtenir des technologies de purification d'uranium en échange de son savoir-faire balistique.
Dans les années 40, les Etats-Unis ont volontairement transmis la technologie nucléaire à la Grande-Bretagne – et involontairement à l'Union Soviétique, dont les espions en ont dérobé les secrets. La France a fourni la technologie nucléaire à Israël, l'Union Soviétique a aidé la Chine et la Corée du Nord, et la Chine à son tour a aidé le Pakistan. Le processus semble à présent hors de tout contrôle, avec la Corée du Nord, le Pakistan, l'Iran, la Lybie et l'Irak s'échangeant leurs connaissances nucléaires et balistiques.
Les Etats-Unis semblent prêts à occuper l'Irak pour être sûr qu'il ne soit plus une menace pour ses voisins. Mais il n'est pas question d'occuper la Corée du Nord, ou même Israël. Le régime de non-prolifération initié durant la guerre froide est aujourd'hui mourant. La nouvelle doctrine américaine de non-prolifération préventive doit encore démontrer son efficacité, mais le cauchemar d'un monde nucléaire multipolaire se matérialise.
Texte original: Pavel Felgenhauer, "Multipolar Nuke Nightmare", The Moscow Times, 24.10.02
Traduction et réécriture: Cap Ludovic Monnerat
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