Attaquer l'Irak, ou une guerre du Golfe bis pour l'argent et le pouvoir
23 août 2002
xpert militaire et éditeur du site américain G2mil, Carlton Meyer est opposé au projet d'invasion de l'Irak. Loin d'une opposition idéologique à l'usage de la force, son argumentation est fondée par les risques et le coût d'une opération militaire unilatérale, ainsi que par une méfiance toute isolationniste envers la tentation impérialiste des Etats-Unis. Traduit de l'anglais.
Les Forces armées américaines peuvent vaincre l'Irak, mais avec quelle facilité ? Les Etats-Unis dépensent chaque année 100 fois plus pour leurs armées que l'Irak, et les têtes devraient rouler au Pentagone s'il s'avérait impossible de battre un pays du Tiers-Monde ayant la population du New Jersey. Cependant, l'US Army souffre de plusieurs faiblesses qui pourraient rendre la chose chaotique. Il ne s'agit pas d'un manque d'effectifs ou de finances, comme le sous-entendent de nombreux généraux, mais d'un manque d'effectifs projetables. Presque la moitié de l'armée d'active n'est pas déployable pour diverses raisons, principalement parce que les soldats ne s'engagent pas pour combattre et apprennent vite comment éviter les déploiements. En conséquence, la plupart des divisions de l'US Army ne peuvent seulement déployer qu'une brigade complète, à moins de consacrer plusieurs semaines à intégrer des réservistes.
« Si la force US épuise son ravitaillement ou manque de l'infanterie nécessaire pour prendre Bagdad, le monde se moquera de la superpuissance impotente. »
« Si la force US épuise son ravitaillement ou manque de l'infanterie nécessaire pour prendre Bagdad, le monde se moquera de la superpuissance impotente. »
L'Army a néanmoins de nombreuses unités combattantes pour vaincre l'Irak. Toutefois, envahir ce pays générerait une situation complètement différente de 1991, lorsque des conscrits irakiens avaient été mobilisés et plantés dans le désert avec peu de nourriture et beaucoup de bombardements. On leur demandait alors de défendre des champs pétrolifères contre le monde entier, y compris leurs frères arabes. Saddam Hussein avait accepté toutes les demandes de l'ONU et ordonné à ses troupes de se retirer avec le début de la guerre terrestre; le président Bush ignora cette ruse et avança de deux jours l'offensive afin de cerner les formations en retraite. Les généraux irakiens et la Garde républicaine prirent alors la fuite en abandonnant les malheureux conscrits.
Onze années plus tard, la situation est toute autre. Bagdad est cinq fois plus éloigné du Koweït que Koweït City l'était de la frontière saoudienne. Les soldats irakiens défendront l'Irak, et parfois leurs foyers, contre une force d'invasion étrangère qui les bombarde depuis des années. L'Irak est dix fois plus large que le Koweït et renferme dix fois plus de civils à contrôler, rendant l'occupation dix fois plus difficile. A la différence des Koweïtiens, de nombreux civils irakiens seront hostiles. Le fait d'assembler une armée au Koweït sera une tâche gigantesque, et la déplacer sur des centaines de kilomètres sera un défi plus grand encore. Durant le dernier conflit, des milliers de camions saoudiens et de conducteurs étrangers contribuèrent à transporter le ravitaillement. Si les USA envahissent l'Irak, il est peu probable que les Saoudiens fournissent la moindre aide, et même le Koweït a refusé de soutenir ouvertement ce projet. Attaquer à partir de la Turquie est impossible pour des raisons logistiques et politiques.
Dans l'idéal, la campagne pourrait être gagnée rapidement en envoyant 50'000 hommes utilisant le Koweït comme base de départ aérienne et maritime. Ils pourraient cependant s'enliser si les Irakiens se battent dans les villes et minent les routes. Dans chaque opération militaire, une centaine d'éléments peuvent mal tourner, et il faut être un génie pour en anticiper ne serait-ce que la moitié. Si la force américaine épuise son ravitaillement ou manque de l'infanterie nécessaire pour prendre Bagdad en combat urbain, le monde se moquera de la superpuissance impotente. Les Arabes dans la région deviendront audacieux et essaieront peut-être de fermer les bases aériennes américaines. D'un autre côté, envoyer 200'000 hommes pour assurer la victoire entraîne six mois de montée en puissance, qui seront coûteux et susciteront l'hostilité arabe.
Une autre possibilité serait que Hussein utilise des armes chimiques. Certains estiment que Bush renonça à marcher sur Bagdad, en 1991, parce qu'il craignait des attaques chimiques. Lors d'une déclaration télévisée, le 12 juin 2000, Saddam Hussein a déclaré ceci : "Si le monde nous dit d'abandonner toutes nos armes et de ne garder que des épées, nous le ferons… Mais s'ils gardent un fusil et qu'ils me disent de ne posséder qu'une épée, alors nous refuserons". Hussein ne se référait pas seulement aux USA, mais au large arsenal nucléaire et chimique d'Israël. Tous les Etats arabes voient en Israël une menace majeure et détestent le fait que les USA ne reconnaissent même pas le secret éventé des armes de destruction massive qu'Israël produit en violation des lois internationales.
Par ailleurs, le coût de cette campagne serait bien supérieur, puisque le carburant et l'eau saoudiens gratuits ne seraient pas fournis ; or le liquide constitue 70% du tonnage logistique d'une armée moderne. De plus, les alliés des USA avaient versé des milliards de dollars en liquide lors de la Guerre du Golfe. Le Koweït sera bien sûr heureux de vendre eau et pétrole aux visiteurs américains. La plupart des citoyens américains seraient scandalisés d'apprendre que les impôts fédéraux servent à construire des installations militaires au Koweït, afin de protéger cette nation richissime. Le Koweït fait même payer le carburant et engrange des millions de dollars chaque mois grâce à la présence militaire américaine. L'US Army fait actuellement tourner ses unités afin de garder une brigade en permanence au Koweït. Les équipements prépositionnés dans la région permettent la montée en puissance rapide de 50'000 hommes au Koweït, mais ravitailler cette force au combat est un défi majeur, surtout avec la plupart des avions de transport US occupés à soutenir les forces en Afghanistan.
« Comment pourront-ils justifier une dépense de 100 milliards de dollars par an pour garder 30'000 soldats US dans le Golfe persique lorsque l'épouvantail sera parti ? »
« Comment pourront-ils justifier une dépense de 100 milliards de dollars par an pour garder 30'000 soldats US dans le Golfe persique lorsque l'épouvantail sera parti ? »
Certains commentateurs pensent que la victoire sera aisée, puisque les USA n'ont utilisé que 10% d'armes intelligentes dans le Golfe et possèdent maintenant des bombes JDAM peu coûteuses. Ils prétendent de manière ridicule que si nous larguons 90% de bombes guidées comme en Afghanistan, les Irakiens ne se battront pas. Premièrement, cela suppose que les bombes traditionnelles manquent toujours leurs cibles. En fait, les pilotes de la Navy en Afghanistan ont souvent largué leurs bombes JDAM manuellement, puisque c'est plus rapide et tout aussi précis, sans avoir à entrer les coordonnées GPS et les revérifier trois fois. Deuxièmement, cela suppose qu'un objectif précis est connu. En 1991, l'armée irakienne a été principalement détruite par des tapis de bombes que les B-52 larguaient sur les portions de la carte où des unités irakiennes avaient été repérées. Enfin, peu d'objectifs peuvent être bombardés. L'armée irakienne est dispersée en milieu urbain à travers tout le pays et leurs chars sont dissimulés dans des immeubles. Si le combat doit cesser en un mois, il serait insensé de détruire les usines électriques, les ponts, les installations de purification d'eau et les raffineries pour devoir les reconstruire plus tard. Une campagne de bombardement dirigée contre l'infrastructure irakienne n'aurait aucun effet dans une guerre courte.
D'autres commentateurs ont suggéré que la prise des champs pétrolifères irakiens entraînerait une rébellion majeure contre Hussein. Cela pourrait être le cas après une année, mais pas en quelques mois, car les fournitures locales assureraient un fonctionnement normal. "Libérer" l'Irak devrait signifier mettre fin à l'embargo pétrolier. Comme l'Irak possède des réserves qui sont les deuxièmes plus vastes au monde, permettre une reprise de la production totale ferait chuter les cours du brut. Cela plairait à 95% des Américains, mais pas à ceux qui contrôlent l'Amérique puisque les profits du pétrole s'effondreraient. Les ventes d'armes américaines aux dictateurs arabes amis cesseraient, puisque ceux-ci seraient à cours d'argent. Les Etats-Unis ne peuvent espérer que l'ONU ou ses alliés fournissent des troupes d'occupation et de maintien de la paix, puisqu'ils s'opposent à l'invasion. Par conséquent, les USA devront emprunter 100 milliards de dollars pour payer l'occupation de l'Irak plusieurs années durant, afin d'empêcher les groupes ethniques irakiens de déclencher une guerre civile. Ils devront également trouver des prétextes pour limiter les exportations de pétrole irakiennes, et sélectionner un dictateur anglophone "intérimaire", comme le consultant de Conoco choisi pour diriger l'Afghanistan.
Toutefois, le principal problème lié au renversement de "Saddam" reste que les impérialistes américains perdraient leur sale type préféré. Comment pourront-ils justifier une dépense de 100 milliards de dollars par an pour garder 30'000 soldats US dans le Golfe persique lorsque l'épouvantail sera parti ? Bush a récemment désigné l'Iran pour remplir ce rôle dans son discours sur "l'axe du mal", mais un nouveau méchant sera plus difficile à vendre à la population américaine. Peu de gens se rappellent que les USA n'avaient aucune base majeure dans le Golfe avant 1990, et que la production de pétrole n'en était que rarement affectée. Mais la réalité n'a jamais dissuadé les impérialistes américains de poursuivre leur rêve de conquête globale, en envoyant des forces militaires US dans chaque nation sur terre.
Saddam Hussein continue à se dresser, comme le vieux Fidel Castro, défiant et impuissant face aux Américains. Ses voisins ne le considèrent pas comme une menace, puisqu'ils se sont récemment opposés à toute invasion de l'Irak. Hussein est un salaud, comme le sont la moitié des dictateurs. La meilleure solution consiste à accepter son offre de laisser revenir les inspecteur de l'ONU si l'embargo commercial est levé. Cependant, Bush veut faire de Hussein un exemple pour illustrer la domination américaine sur le monde. Il aimerait attaquer bientôt pour conserver l'élan des dépenses militaires au Congrès, mais va probablement attendre le printemps 2004. Bush se souvient que son père avait une énorme popularité après la Guerre du Golfe, mais qu'elle s'est évaporée en quelques années. Une invasion de l'Irak en 2004 ne sera pas fondée par la liberté, la démocratie ou la sécurité ; juste par l'argent et le pouvoir.
Texte original: Carlton Meyer, Editorial, G2mil, May 2002
Traduction & rewriting : Cap Ludovic Monnerat