Encore une fois mise en échec en Afghanistan, la pensée unique européenne reste imperméable aux réalités de la guerre moderne
23 décembre 2001
es experts en stratégie annonçaient l'enlisement d'un outil militaire inadapté en Afghanistan. Aujourd'hui, ils invoquent la chance pour expliquer leurs errements, mais annoncent déjà les échecs futurs des USA. Sans le moins du monde comprendre les ressorts de la guerre contre le terrorisme – et les limites de leur pensée unique.
L'affaire était entendue en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire: les Etats-Unis et leurs Forces armées allaient au-devant d'un cuisant échec en Afghanistan. Au lendemain déjà du 11 septembre, tout – ou presque – ce que l'Europe compte de consultants en stratégie, d'enseignants universitaires en relations internationales et de journalistes plus ou moins spécialisés se sont prononcés négativement sur la réponse militaire aux attentats.
«... Ces experts si loquaces, auto-proclamés ou auto-acclamés par cette élite intellectuelle qui alimente et dirige nos médias, se sont complètement trompés. »
«... Ces experts si loquaces, auto-proclamés ou auto-acclamés par cette élite intellectuelle qui alimente et dirige nos médias, se sont complètement trompés. »
On a d'abord parlé d'un ennemi insaisissable, sans visage, sans lien visible, sans moyens fixes – c'est-à-dire sans centre de gravité. On a longuement glosé sur l'inadaptation de l'outil militaire américain, et par la bande des Forces armées traditionnelles en général, face aux conflits modernes et à leurs ramifications politiques, économiques ou culturelles. Puis, après le déclenchement concret de l'opération "ENDURING FREEDOM" le 7 octobre, on s'est répandu en prédictions catastrophiques de toute nature: les dommages collatéraux des bombardements devaient jeter la population afghane dans les bras des Taliban, l'attaque d'un pays musulman devait renverser les régimes alliés aux USA, alors que l'usage de la force devait multiplier les candidats aux attentats-suicides dans tout le monde islamique.
Dans ce contexte, il n'aura fallu que 2 semaines pour que les premiers médias, de part et d'autre de l'Atlantique, parlent ouvertement de "bourbier" en ressuscitant le spectre du Vietnam. A cette époque, les bombardements étaient inefficaces sur les redoutables combattants taliban, l'Alliance du Nord n'était qu'un ramassis de chefs de guerre ineptes et désorganisés, les Etats-Unis étaient incapables de trouver des alliés pashtouns ou de protéger les rares candidats, les membres de leurs Forces spéciales étaient tout sauf en mesure de se camoufler en territoire afghan, et le mois sacré du Ramadan ou l'arrivée de l'hiver allaient entraver les opérations au point de les stopper. Aux USA, on commençait déjà dans certains cercles à invoquer le remplacement du général Tommy Franks, commandant du Central Command et responsable de l'opération. Puis vint Mazar-i-Sharif, la déroute des Taliban et la fuite des combattants arabes d'Al-Qeida, jusqu'à la prestation de serment, hier, du nouveau gouvernement afghan.
Echec au conservatisme intellectuel
On le sait aujourd'hui: ces experts si loquaces, auto-proclamés ou auto-acclamés par cette élite intellectuelle qui alimente et dirige nos médias, se sont complètement trompés. Cela n'a d'ailleurs rien de nouveau. Ils se sont déjà trompés en annonçant l'apocalypse et des dizaines de milliers morts dans le Golfe, au lever de l'opération "DESERT STORM", et n'ont depuis jamais pardonné aux Forces armées américaines d'avoir appuyé leurs dires en commettant, toutes proportions gardées, la même erreur d'appréciation. Ils se sont aussi trompés en annonçant la vanité de la puissance aérienne alliée au Kosovo, durant l'opération "ALLIED FORCE", et n'ont depuis jamais reconnu que la retenue et la précision extraordinaire des bombardements a puissamment contribué à laisser à la population serbe les ressources morales nécessaires au renversement de Milosevic. Mais cela ne les empêche pas, aujourd'hui, d'invoquer la chance pour expliquer le succès des USA en Afghanistan, d'évaluer gravement les futures cibles de leur guerre contre le terrorisme, et déjà d'annoncer les prochains échecs de leur stratégie présumée.
Naturellement, il est particulièrement saisissant de constater à quel point en Europe continentale, et à la différence notable des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, on parle désormais d'opérations militaires sans militaire de métier, de démarches diplomatiques sans diplomate de carrière, et de stratégie politique sans dirigeant de haut niveau. L'expertise semble délaisser l'expérience. Mais elle trahit surtout l'émergence d'un conservatisme intellectuel surprenant, d'une pensée unique dont les tenants, souvent moulés par l'ultime décennie de la guerre froide, se refusent à reconnaître l'inadéquation aux réalités du monde contemporain. Et partant de ses guerres.
Pour la plupart, les experts qui – pêle-mêle – critiquent vertement l'action militaire dans le cadre de la lutte contre le terrorisme fondamentaliste, l'abandon des traités internationaux sur les systèmes antimissiles et les armes bactériologiques, ou encore la restriction des libertés et droits individuels au profit de la sécurité collective, croient vivre dans un monde qui n'existe plus: celui de l'équilibre défini et garanti par les Etats-nations entre eux. Et c'est exactement cette illusion qui empêche une analyse objective des conflits modernes.
Que l'on s'imagine, en effet, la différence entre les Etats agraires du Traité de Westphalie, avec leur presque monopole politique, judiciaire, économique, culturel, cognitif et sécuritaire, et les Etats occidentaux de l'ère post-industrielle. Aujourd'hui, les Etats contemporains doivent accorder leurs décisions politiques à celles d'organisations supranationales et tenir compte des pressions qu'exercent lobbies, ONG et entreprises, alors que leurs lois doivent être conformes au droit international; en matière économique, ils doivent également s'unir pour tenter de réguler un marché dont les récessions les pénalisent lourdement, aux côtés de multinationales surpuissantes aux intérêts divergents, alors que la culture et les valeurs qui la sous-tendent ne sont devenues, somme toute, que des produits commerciaux coutumiers.
«... Il est d'autant plus dommageable d'ignorer la forme moderne d'une guerre que la dynamique de l'opposition, et non chaque belligérant, détermine celle-ci. »
«... Il est d'autant plus dommageable d'ignorer la forme moderne d'une guerre que la dynamique de l'opposition, et non chaque belligérant, détermine celle-ci. »
En terme de connaissance, malgré la prédominance des institutions publiques dans l'éducation des jeunes adultes, les moyens nettement supérieurs de la recherche privée et la circulation planétaire de l'information ont largement réduit l'influence des Etats sur l'évolution des sciences, humaines ou appliquées, et sur le développement des idées. Mais le monopole dont la perte est la plus sensible – et la plus récente – aux yeux des citoyens n'est autre que celui de la sécurité. La montée en puissance de la petite criminalité dans les sociétés tolérantes, l'accession du crime organisé à des armes de guerre et l'utilisation d'armes de destruction massive par des organisations terroristes ont entraîné, tout à la fois, l'essor des entreprises de sécurité privées, l'usure morale des corps de police et l'engagement croissant des Forces armées dans le maintien de l'ordre.
Il va de soi que la fin du monopole étatique en matière de violence armée grave signifie immanquablement une transformation de la guerre, et une confusion croissante entre crime et guerre, civil et militaire, ou encore combattant et non-combattant. Comme l'a montré Martin Van Creveld en 1993 déjà, le modèle trinitaire défini par Clausewitz – la séparation entre gouvernement, armée et population – est une exception historique rendue obsolète par l'évolution de notre monde. Or c'est ce modèle qui a fondé la définition classique des conflits armés et le droit international qui en découle – définition que nos experts récitent aujourd'hui sans même s'en rendre compte.
Tout sauf le mot "guerre" !
A dire vrai, ceux-ci poussent parfois la contradiction jusqu'à critiquer – non sans raison – l'effort principal des armées occidentales sur la préparation au combat symétrique classique, tout en refusant de donner leur véritable nom aux guerres modernes. Ainsi, on ne parle pas de guerre au sujet du Proche-Orient, quand bien même elle est déclarée depuis 15 mois – et permanente depuis plus de 50 ans. On ne parle pas de guerre à propos des Philippines, même lorsque des citoyens occidentaux sont à leur tour victimes de l'irrédentisme islamiste qui bat en brèche l'autorité de Manille. On ne parle pas de guerre pour l'Indonésie, la Somalie, la Colombie, ou encore Seattle et le Pays Basque. On préfère utiliser des termes tels que heurts, affrontements, combats, émeutes, violences ou terrorismes. Tout sauf la guerre. Comme si ne pas prononcer un mot suffisait à conjurer ce qu'il représente!
Car c'est bien une guerre qui a éclaté, voici non pas 3 mois mais bien 8 ans, entre le fondamentalisme islamique et l'Occident. Il est d'autant plus dommageable d'ignorer la forme moderne d'une guerre que la dynamique de l'opposition, et non chaque belligérant, détermine celle-ci. Les Etats-Unis l'ont appris à leurs dépens après des années d'aveuglement qui, aujourd'hui, paraissent à tous comme le summum de l'inconscience.
Il se trouve toutefois que ces dépens, dans notre monde globalisé, sont également les nôtres. Et que nous ne sommes pas davantage conscients aujourd'hui des risques en matière de sécurité que les Américains ne l'étaient avant le 11 septembre.
«... On préfère les apparences sécuritaires à l'étude de la guerre moderne, la poursuite d'un âge d'or révolu à l'acceptation d'un siècle incertain, et l'inaction contrite à l'action préemptive. »
«... On préfère les apparences sécuritaires à l'étude de la guerre moderne, la poursuite d'un âge d'or révolu à l'acceptation d'un siècle incertain, et l'inaction contrite à l'action préemptive. »
Peu nombreux sont ceux qui, en Europe, ont reconsidéré leur manière de voir le monde à la suite des attentats du WTC et du Pentagone; au contraire, les tenants de la pensée unique, du "politiquement correct" dans son acception la plus péjorative, en ont rapidement conclu que c'était aux USA et à eux seuls de procéder à pareille remise en question. Ainsi, on croit toujours dur comme fer aux traités internationaux de contrôle des armements, alors même que les menaces contemporaines majeures sont le fait de structures non-étatiques qui par définition n'y sont pas liées, ou d'"Etats-voyous" déjà mis au ban des nations. On considère toujours la guerre comme la poursuite délibérée d'une politique sous une autre forme, soumise au droit international, alors qu'elle est plus que jamais un processus irrationnel, sans règle et capable de s'auto-alimenter. On tente toujours d'expliquer les actes hyperviolents d'un quarteron de fanatiques par des causes socio-économiques qui leur échappent complètement. On préfère les apparences sécuritaires à l'étude de la guerre moderne, la poursuite d'un âge d'or révolu à l'acceptation d'un siècle incertain, et, perclus d'inquiétudes, l'inaction contrite à l'action préemptive.
La plus grande faillite des élites européennes que prisent nos médias, et la meilleure preuve de leur conservatisme intellectuel, résident dans leur incapacité à cerner les tenants et aboutissants des conflits armés contemporains – et donc la possibilité d'y mettre fin. Malgré le célèbre aphorisme de Clemenceau qu'ils se font rarement prier pour citer, nos experts ne parviennent pas à développer une grille de compréhension globale de la guerre, et ont systématiquement tendance à surestimer des facteurs traditionnels comme les ressources naturelles ou la religion. Le succès actuel d'un modèle aussi biaisé que la théorie du "choc des civilisations" de Huntington le montre.
Compréhension des conflits
Il faut en fait consulter des auteurs militaires – comme le lieutenant-colonel Ralph Peters – pour savoir à quel point le déferlement de la culture populaire occidentale dans le monde entier, avec ses valeurs démocratiques et égalitaires, constitue un facteur déstabilisant, à proprement parler offensif. Et c'est également par des militaires qu'a été conceptualisée, sous le terme de guerre de 4e génération, la forme actuelle des conflits contemporains, avec la prédominance qu'ils accordent aux facteurs immatériels.
La meilleure grille de compréhension que l'on puisse actuellement fournir, pour les espaces d'engagements qui ont remplacé les champs de bataille habituels, montre que toutes les actions pouvant être accomplies au niveau stratégique, opératif ou tactique s'inscrivent simultanément dans trois dimensions :
- Une dimension physique, régie par les interactions matérielles, et qui détermine la capacité d'action. Sa priorité prend la forme de l'attrition, c'est-à-dire une lutte du fort au fort ;
- Une dimension psychologique, régie par les événements sensoriels et par l'irrationnel de l'être humain, et qui détermine la volonté d'action. Sa priorité prend la forme de la manoeuvre, c'est-à-dire une lutte du fort au faible ;
- Une dimension éthique, régie par les valeurs morales dominantes et par le rationnel de l'être humain, et qui détermine l'inhibition de l'action. Sa priorité prend la forme de la proportionnalité, c'est-à-dire une lutte où les moyens engagés sont d'ampleur comparables.
«... Etre le plus fort et le plus décidé ne suffit plus pour vaincre, il faut également être le plus juste. La pleine conceptualisation de cette prise de conscience tarde à être atteinte. »
«... Etre le plus fort et le plus décidé ne suffit plus pour vaincre, il faut également être le plus juste. La pleine conceptualisation de cette prise de conscience tarde à être atteinte. »
Cette articulation montre que la guerre moderne, avant tout par la circulation instantanée de l'information audiovisuelle propre aux démocraties libérales, a superposé les facteurs éthiques aux ressorts traditionnels des conflits. Elle indique aussi, sans entrer dans le détail, que chaque guerre est nécessairement multidimensionnelle et implique des flux – et donc des actions – aussi bien politiques, diplomatiques, économiques, culturelles et légales que purement militaires. Etre le plus fort et le plus décidé ne suffit plus pour vaincre, il faut également être le plus juste. On le sait depuis le Vietnam, mais la pleine conceptualisation de cette prise de conscience tarde à être atteinte – et pas seulement dans les rangs des Forces armées.
Il est exact qu'une bonne part des militaires ne doit pas être contrainte pour céder à l'immobilisme. Nous tirons de nos lointaines origines chevaleresques, en Occident, une regrettable propension à qualifier la surprise et les actions asymétriques de déloyales; du coup, avec la force de l'habitude, la sentimentalité de la tradition ou encore l'institutionnalisation de solutions tactiques et techniques périssables, nous avons tendance à rejeter spontanément la nouveauté en raison des incertitudes qu'elle suscite. Et nous consacrons une énergie considérable à défendre des intérêts sectoriels – ceux des armes – au lieu d'adapter l'outil militaire aux besoins généraux en matière de sécurité.
Le drame de l'Europe, c'est que rares sont les penseurs non militaires qui tentent d'adopter une approche globale des conflits: géopoliticiens, diplomates, économistes et humanitaires pensent presque tous détenir en leur sein la solution miracle de la contre-guerre et s'emploient à minimiser les autres moyens – en ne s'accordant bien souvent que pour dédaigner les moyens militaires. Avec pour conséquence que les gouvernements tendent à n'engager ceux-ci qu'en dernier recours, lorsque tout le reste a échoué. Comme si la complémentarité de tous les moyens ne plaidait pas pour leur engagement simultané!
Un 11 septembre en Europe
Marqués par cette guerre du Vietnam qui a donné un sens à leur jeunesse, les experts et leurs commentateurs se méfient ouvertement, aujourd'hui, de l'action militaire. Même contredits par les faits, ils n'en continuent pas moins à proférer leurs poncifs – et le feront pour les années à venir. Ils n'ont aucune solution à proposer aux problèmes de sécurité actuels, aucun faisceau d'options pouvant déterminer une suite de décisions. Tout au plus sont-ils à même d'apprécier les actes des gouvernements vaccinés contre l'immobilisme, spectateurs attentifs d'une guerre qu'ils refusent de faire nôtre – même quand le sort de notre économie et de notre culture y est lié. Il faudra un 11 septembre en Europe pour que l'apparence de leur crédibilité se déchire.
Dans l'immédiat, c'est donc aux Forces armées d'agir, de poursuivre activement leur transformation afin de pouvoir fournir, en toute circonstance, des options politiques à leurs gouvernements. Pour ce faire, on ne pourra plus se contenter des vagues orientations stratégiques issues du consensus, ou des lignes directrices fondées sur l'appréciation des risques – au détriment des opportunités. Il faudra se décider à systématiser la réflexion prospective et imaginer les futurs possibles, aussi bien pour s'y préparer que pour tenter de les influencer.
Si les Etats-Unis d'Amérique, seule superpuissance restante de la guerre froide, ont pu en 11 semaines renverser avec mesure et précision un régime sanguinaire et solidement établi à 12'000 km de leur pays, c'est avant tout parce qu'un jeune président a décidé, voici 40 ans, de créer des formations militaires non conventionnelles capables de fournir des options stratégiques multiples, et qu'un processus intellectuel permanent a permis le développement de leur doctrine et l'adaptation de leurs structures et de leurs moyens. Mais avoir 40 ans d'avance avec des experts incapables de voir au-delà de quelques semaines est aussi réaliste que vouloir atteindre la Lune avec un trampoline. Autant dire qu'il est temps de faire face à la guerre moderne.
Cap Ludovic Monnerat