Terrorisme: le déchirement du monde
21 octobre 2001
e terrorisme n'est pas un phénomène nouveau, mais une réalité multiséculaire, protéiforme, traversant sociétés et espaces, s'adaptant sans cesse. Et les guerres de demain seront essentiellement des guerres asymétriques, terroristes et déformées, ne connaissant pas la forme idéale que prône l'Occident. Perspectives.
En matière de Relations Internationales, il semble exister trois grands types de situations : stabilité, chaos, et frontière entre stabilité et chaos. Chaos ne signifie pas hasard, mais plus justement un état de désordre d'apparence aléatoire provenant de multiples interactions de forces en présence. C'est entre la stabilité et le chaos, à la « frontière » que des changements majeurs, des transformations radicales se font au travers de l'histoire. Le système international est devenu à la fois le plus instable et le plus « maîtrisé » de tous les systèmes politiques.
Certes, les systèmes internationaux ont une vie précaire. L'ordre né de la paix de Westphalie dura cent cinquante ans ; celui du congrès de Vienne, cent ans ; celui de Yalta et de la guerre froide, à peine quarante ans. Combien durera le suivant qui ne sera que le reflet d'un temps ?
«... C'est la fin du monde et de l'univers Clausewitzien fondé uniquement sur les rapports entre les Etats et les Révolutions - et donc aussi la fin des concepts de guerre s'y appliquant. »
«... C'est la fin du monde et de l'univers Clausewitzien fondé uniquement sur les rapports entre les Etats et les Révolutions - et donc aussi la fin des concepts de guerre s'y appliquant. »
Chaque modification de l'ordre international entraîne une période de troubles. La guerre de Trente ans résulte du passage de sociétés féodales au système d'Etats, les guerres de la Révolution Française assurèrent la transition vers l'Etat-nation, et le Congrès de Vienne qui marqua leur fin donna naissance à des relations entre nations, d'où la véritable naissance à cette époque des relations internationales, dont l'ordre fut à nouveau bouleversé en 1945 par l'ordre de Yalta puis l'ordre bipolaire qui disparaît en 1989/1991. C'est en quelque sorte la fin du monde et de l'univers Clausewitzien fondé uniquement sur les rapports entre les Etats et les Révolutions. C'est donc aussi la fin des concepts de guerre s'y appliquant.
Dans la théorie comme dans la pratique de l'action, l'ordre international ne se concevait qu'au travers de l'intervention des Etats. Les grands équilibres étaient préservés par eux, la guerre étant le mode d'expression et de régulation conflictuel (ordre issu de la paix de Westphalie). La théorie classique des relations internationales repose donc sur l'hypothèse d'un mode uniforme d'articulation et de régulation de l'ordre politique interne et externe, l'Etat étant un acteur assimilable à une entité simple, unique. Or, cette hypothèse omet plusieurs critères, particulièrement le critère culturel comme la situation dans l'espace et dans le temps du fait Etat, mais aussi la très grande diversité des ordres politiques internes, et la multiplication d'acteurs, ou d'actants non-étatiques, sous-étatiques, voire trans-étatiques. La violence revêt alors des habits de légitimité ethnique, idéologique, économique, religieuse ou nationaliste, mais ne provient pas d'un projet politique. Il apparaît que se juxtapose à la multiplicité des conflits localisés, l'hétérogénéité de leurs motivations. « L'intelligence du monde » est donc rendue plus complexe, face aux « turbulences », dans un monde et un ordre post-westphalien.
Les instruments de la fin de la guerre froide sont les instruments du vainqueur, ils trouvent désormais leurs limites. Un nombre croissant de pays « pauvres » nous poseront problème, car ils viendront chercher dans des conflits déformés le moyen d'exister. Guerres moins nombreuses alors ? Peut-être. Plus importantes ? Très certainement. La dépréciation stratégique de la guerre devrait conduire, non au marasme des actes de guerre, mais au contraire à leur explosion, en nombre et en horreur face à l'idéal occidental de la non-guerre et de la guerre propre. De même que nous assistons à une déterritorialisation de l'Etat, de l'économie, du pouvoir, nous assistons à une déterritorialisation de la violence armée (délocalisation de la violence) et ce, autant pour des raisons techniques et matérielles, que liées au développement des communications. La régulation stratégique n'existe plus.
«... L'inégalité des armements conduira à l'apparition de formes de violences nouvelles, dégradées, primitives et exclusives. »
«... L'inégalité des armements conduira à l'apparition de formes de violences nouvelles, dégradées, primitives et exclusives. »
Le fossé technologique qui s'élargit entre pays riches et pays pauvres (les guerres s'écoulent « historiquement » des pays pauvres vers les pays riches) sera sans doute lourd de conséquences, contraignant les Etats pauvres à utiliser des formes dégradées de violence, souvent primitives, et échappant quasi-totalement au champ d'application des armes modernes, technologiques des pays riches. L'inégalité des armements conduira à l'apparition de formes de violences nouvelles, dégradées, primitives et exclusives ; bref des guerres asymétriques, des guerres terroristes, des guerres déformées par rapport à l'idéal occidental. Cette volonté des Etats riches de se protéger des guerres classiques par la haute technologie, et par l'absence de chance, d'espoir qu'elle laisse à l'adversaire, bloque la possibilité de confrontation directe dans les rapports entre Etats et augmente donc les risques d'affrontements indirects (parfois irrationnels) sous des formes diverses : terrorisme, attaques de terreur, manipulation, etc …
Aujourd'hui, nombres de mouvements de contestations divers, nationaux, religieux, idéologiques, se trouvent « bloqués » politiquement face à un Etat frustrant et désespérant, ce qui aboutira logiquement à une déflagration de violence armée disséminée. L'écart technologique entre les Etats-Unis et nombres de pays, engendrera une recherche d'armes de compensation , dont les armes de terreur et l'arme nucléaire. Pour les pays « pauvres », démunis de tout, dans l'impossibilité d'affronter les puissances guerrières « riches » sur le champ de bataille classique, seule la guerre terroriste, révolutionnaire, sera accessible et/ou à l'extrême opposé, une guerre virtuelle, médiatique, une guerre hautement psychologique. Les guerres de demain seront le fait de groupes guerriers, et de moins en moins d'armées régulières, ils s'appuieront sur une aura charismatique et non une institution.
En ce début de troisième millénaire, le terrorisme n'est pas un phénomène nouveau, apparu subitement, sans explication ni fondement, mais semble être une réalité multiséculaire, protéiforme, traversant sociétés et espaces, s'adaptant sans cesse. Nous faut-il alors parler de terrorisme, d'actes de guerre, de « guerre terroriste », de guérilla, d'actions subversives, de guerre indirecte, asymétriques ? Le terrorisme paraît n'être qu'une expression d'une somme singulière de particularismes déjà mis en évidence. Loin en effet que les sujets humains, quels qu'ils soient, forment consciemment la structure de la lutte dans laquelle ils se retrouvent ; celle-ci de fait, insidieusement façonne leur conscience propre. La forme particulière de leur lutte violente n'est donc pas modelée uniquement à partir du souhait de ses membres, dicté par leur appartenance à un particularisme idéologique, économique, culturel, ou autre. L'arbitraire de la mémoire/conscience humaine nous le fait bien souvent omettre ; ce n'est pas l'histoire qui est ou doit être raisonnable, mais plus justement, la raison qui est historique. Le terrorisme contemporain est avant tout un phénomène, un processus inscrit dans l'histoire. Il évolue, il mute, mais il reste. Il vient du passé, il participera au futur.
Il existe dans l'Histoire de nombreux exemples célèbres de mouvements et d'actes terroristes. Les Zélotes, nommés plus tard les sicarii (les hommes au poignard) par les romains, et surtout, l'exemple le plus célèbre exemple : le mouvement des Fidâ'î. Connus aussi sous le nom des Assassins ou Haschischins ; le mot arabe d'origine est Hachîchîyyîn ; les Fidâ'î forment une secte qui propose une activité et une fidélité politique et religieuse. Le mouvement politico-religieux d'où sont issus les « assassins » est la Chî'iâ, à l'origine le parti d'Ali gendre de Mahomet. Les Fidâ'î (fidâ'iyyùn : celui qui se dévoue ou les Dâ'î, celui qui convoque) visent à frapper par la terreur les opposants à leurs idées et conceptions religieuses et politiques, les adversaires des doctrines ismaéliennes.
«... Le terrorisme contemporain est un processus inscrit dans l'histoire. Il évolue, il mute, mais il reste. Il vient du passé, il participera au futur. »
«... Le terrorisme contemporain est un processus inscrit dans l'histoire. Il évolue, il mute, mais il reste. Il vient du passé, il participera au futur. »
Le maître et fondateur de cette secte est connu sous le nom de Hasan Ibn As-Sabbah (ou Hasan-i-sabbâh). Précurseur d'une véritable guerre de terreur aux opposants à ses conceptions politico-religieuses, par l'intermédiaire d'assassinats au poignard ; les assassins, véritables « élus » de leur secte, utilisant un poignard particulier lors de l'accomplissement de leurs missions salvatrices. Pour les victimes, les assassins étaient des fanatiques engagés dans une conspiration meurtrière contre la religion et la société. Pour les ismaéliens, ils formaient un corps d'élite dans la guerre contre les ennemis de l'Islam...(...) En frappant les oppresseurs et les usurpateurs, ils donnaient l'ultime preuve de leur foi et de leur loyauté, et se gagnaient une félicité éternelle immédiate ».
L'analogie des Fidâ'î avec le Djihad et avec différentes mouvances et organisations paraît évidente. Elle coïncide avec l'utilisation d'une violence politico-religieuse visant des personnes établies et précises hier, mais particulièrement aveugle de nos jours car visant essentiellement de grandes concentrations de personnes. Analogie toujours, par l'usage d'une violence fanatique et paradoxalement désenchantée, n'ayant d'autre recours immédiat possible que celui de la « félicité éternelle », et ce, par le sacrifice. De plus, il nous faut noter, que dans le cas des Fidâ'î, tout comme dans celui du Djihad islamique et de la mouvance du parti de Dieu, il s'agit non seulement d'une violence interne au groupe politico-religieux concerné mais aussi et surtout, de la démonstration externe d'une ambition politique et religieuse d'intervention, d'ingérence, jadis régionale, mondiale de nos jours, l'aspect déstabilisateur de cette politique n'en étant pas le moindre signe.
Mais le plus important est que le terrorisme se fantasme, se rêve, se projette comme un double parfait de ce qu'il veut détruire, il devient, il est, un Etat, légaliste et légitime, certes dans l'absurde mais aussi dans l'absolu; il juge, emprisonne, condamne et exécute ses verdicts, contre la société, devant l'Histoire. Tout terroriste est dès lors, légitimiste : il ne peut transgresser la loi, puisqu'il agit pour une plus grande loi, celle qu'il reconnaît comme sienne. Il n'assassine jamais, il exécute une sentence ; ainsi, lorsque suite à l'attentat dont il à fait l'objet le 12 octobre 1809, Napoléon interroge Friedrich Staps, celui-là même qui vient de tenter de le poignarder, il s'entend répondre: « vous tuer n'est pas un crime, c'est un devoir ».
Dès lors, les guerres terroristes de demain ne peuvent être perçues de façon isolée, mais comprises comme éléments d'une stratégie globale. Les modèles du XIXème siècle et du XXème siècle, dans lesquels le terrorisme était cloisonné, sont balayés. Les référents nationaux conduisant aux conflits terroristes frontaliers peuvent apparaître vidés de leur substance, mais ils n'en demeurent pas moins ancrés dans les esprits amenant d'étonnantes résurgences. Le plan horizontal disparaît au profit d'une nouvelle dimension, celle du relief, de l'instantanéité, de l'ubiquité, de la profondeur. Le passage de la stratégie des échecs, frontale, pyramidale, hiérarchique, à celle du jeu de go, induisant une large volatilité dans l'espace, renforce le caractère déstabilisant de ce phénomène.
«... Le passage de la stratégie des échecs, frontale, pyramidale, hiérarchique, à celle du jeu de go renforce le caractère déstabilisant de ce phénomène. »
«... Le passage de la stratégie des échecs, frontale, pyramidale, hiérarchique, à celle du jeu de go renforce le caractère déstabilisant de ce phénomène. »
Les futures guerres terroristes seront donc des systèmes d'exploitation de la violence à des fins politiques, tant nationales qu'internationales. L'acte guerrier terroriste, définissant de façon absolue le terroriste, doit influencer le cours de l'Histoire au profit d'une cause largement argumentée. Pour cela, le recours à des démonstrations violentes médiatisées doit être effectué. Fait guerrier par essence et par histoire, il tend à devenir, un moyen, simple d'emploi, peu coûteux, démonstratif, un fait d'arme pur derrière ses apparences, outil de « communication », d'échange, et un moyen de rééquilibrage pour les états faibles, pauvres, vis-à-vis d'états forts, riches, s'inscrivant pleinement dans une dialectique de guerre de révolution, se voulant le signe d'une nouvelle époque, d'une nouvelle ère, tout au moins de son Annonciation. De là son comportement médiatique cherchant toujours plus d'aura et d'oracles.
Il ne faut pas se leurrer, des guerres terroristes existeront demain, véritable « petite guerre » au sens ou Clausewitz l'entend. Usant de sa faculté de décolonisation et de son caractère « épidémique » et « épidermique », le terrorisme utilise à la fois tout ce que les hommes, les arts et les sciences mettent à sa disposition. Il ne connaît alors aucune limite dans son action, car la force utilisée n'est pas le moyen de son expression mais son agent catalyseur propre. Il apparaît donc illusoire de croire à un principe de modération humanitaire en son sein. Le guerrier terroriste recherche lui, dans cette frénésie de la violence déployée, l'intensité et le soutien qu'il sent perdu. En se sentant perdu, il développe une politique du « toujours plus ». Son combat lui procure une existence même. La formule de Menachem Begin : « Nous combattons, donc nous sommes » prend ici toute sa valeur, car pour lui, il s'agit bel et bien d'exister et de le prouver, de ne plus voir son existence contestée ou niée, mais de rompre son isolement et de se faire entendre, l'acte étant d'abord communication, car il n'y aura pas demain de guerres terroristes, de guerres déformées, sans « spectacle » et « spectateur ». En fait, il fait confiance à la violence et à son développement, comme instrument d'une certitude, la sienne, mais fausse ou faussée. Cette violence, cette « monstrueuse affirmation de la certitude qui rend fou » selon les mots de Nietszsche, se développe d'elle-même par la suite, s'auto-reproduit et s'autogére.
Les guerres de demain seront essentiellement des guerres asymétriques, des guerres terroristes, des guerres déformées, ne connaissant pas la forme idéale que prône l'Occident, c'est-à-dire une guerre de professionnel, une guerre propre, une guerre technologique. Bien au contraire, les guerres de demain seront des guerres brutales, des guerres « lâches », des guerres d'enfants et de kamikazes, des guerres d'actions sommaires, meurtrières, répétitives, fugaces et sans limites. Et, dans ces guerres de demain, aucune ne se soldera par une conclusion politique stable et durable. Nous l'avons montré, la guerre n'est plus le fait exclusif des Etats, mais le fait d'entités pour qui elle est « naturelle », à l'instar de l'organisation responsable des attentats du 11 septembre 2001. Or, en gommant ces légitimités étatiques, il est fort probable que nous ne puissions à travers le monde empêcher la multiplication des guerres dans lesquelles nous aurons à intervenir. La métamorphose est là : nous sommes tous au Front !
Ludovic Woets
woets.ludovic@wanadoo.fr